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Hôtel des coeurs brisés, une aventure de Marie Machiavelli (2)

 

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

II

 

 

 

Ici, il faut que je présente Pierre-François Clair, mon avocat. J’ai fait sa connaissance un matin à deux heures dans une boîte de nuit, et ça dit pas mal de choses. Ça ne dit cependant pas tout, car on pourrait penser qu’un type qu’on rencontre dans de telles circonstances est un plaisantin, pas trop sérieux question boulot, et on se tromperait.

Le soir où je l’ai rencontré, j’avais un problème légal à résoudre, et ce qui m’était resté (peu) de mes propres études de droit ne suffisait pas. Il me fallait un avocat. Un vrai. Je sirotais un whisky, l’œil fixe, en me demandant comment faire, quand l’orchestre s’est mis à jouer. On a vu sortir des coulisses un serpent superbe, moulé dans une robe en lamé et coiffé d’une perruque vert pomme. Il a longuement et lascivement dansé, tenté quelques Adams et quelques Èves, fait rire tout le monde sauf moi. Vers la fin de son numéro, il est venu s’asseoir près de moi et m’a demandé ce qui n’allait pas.

«J’ai un petit problème. Rien de grave.»

«C’est quoi, ce problème?»

«Dans la mesure où vous n’êtes pas un expert en droit fiscal, aucun intérêt pour moi de vous en parler, et aucun intérêt pour vous que je vous en parle.»

«Vous avez une chance de pendu, ma belle. Je suis avocat.»

Et il s’est remis à virevolter entre les tables.

À trois heures du matin il me donnait une consultation au coin du bar, le lendemain à l’aube j’étais chez mon client et en deux heures mon problème était résolu.

Là-dessus je n’ai pas hésité, j’ai confié mes affaires à Pierre-François. Pas d’erreur: il a beau danser dans les boîtes de nuit ou travailler avec les forains pendant ses loisirs, c’est un expert redoutable en droit pénal. Le droit fiscal n’est qu’un à-côté.

Pour ce qui est des forains, d’ailleurs, il se considère à juste titre comme un des leurs: sa mère était issue d’une longue lignée de propriétaires de carrousels (de «métiers», comme les appellent les forains suisses), les Girot. Elle était morte lorsque Pierre-François était encore relativement jeune, et il avait été élevé par un oncle et une tante, forains, eux aussi. Lucie et Jacky ont un fils, Daniel, qui est à la fois un de mes amis, et un auxiliaire précieux. Ce cousin de Pierre-François, qui rêvait d’être Maigret, a finalement été contraint, étant fils unique, à être forain, et se prépare à prendre la succession de son père. Mais depuis que je le connais il m’aide chaque fois que je le lui demande. Il n’a pas son pareil pour filer quelqu’un sans être remarqué, par exemple. Bref, les Girot sont devenus pour moi une sorte de famille.

Mais revenons à ce soir-là.

Lorsque je suis arrivée au Carlton, Pierre-François était accoudé au bar, en complet-veston foncé, c’est tout juste si le nœud de sa cravate rose était descendu de trois centimètres. Pierre-François a beau faire: sa longue silhouette filiforme d’aristocrate lui donne un air de nonchalance qui ne se dément que lorsqu’il fixe sur vous ses yeux gris. Du coup, son regard devient presque intimidant. Il vous transperce, et vous vous rendez compte alors que rien ne lui échappe. Il a par ailleurs une mémoire phénoménale, il se souvient des conversations au mot près, et je le soupçonne de retenir tout aussi parfaitement ses lectures.

«Alors, chère amie, comment vont les affaires?»

«Calmement, très calmement même. Depuis des semaines, personne ne nous sollicite, si l’on excepte le drôle d’oiseau de ce matin.»

Je lui ai raconté mon échange avec Benoît Walser et, comme je m’y attendais, il était aussi surpris que moi.

«C’est tout de même incroyable, tu avoueras, d’engager une détective privée pour découvrir les faits et gestes d’une ville.»

«Pas “ d’une ville ”, monsieur. De Florence. La ville de Machiavelli. Suivez mon regard.»

«Oui, bien sûr. Mais c’est tout de même curieux.»

«Je n’avais non plus jamais envisagé que je pourchasserais des assassins, n’est-ce pas? Ma spécialité, ce sont les fraudeurs, fisc et compagnie. J’ai pourtant une brochette de tueurs à mon tableau de chasse. Pourquoi pas un personnage littéraire?»

«C’est vrai, finalement», a-t-il acquiescé, sépulcral, et nous y sommes allés tous les deux d’un grand fou rire.

«Le droit d’auteur n’est pas ma spécialité, il faut que je consulte quelques textes de loi pour voir. À mon avis, si tu vends ton travail sans en réclamer la maternité, il est vendu. J’imagine qu’il va te faire signer un contrat selon lequel tout ce que tu découvres est sa propriété exclusive. À toi de voir.»

«Il n’est pas question que je signe un tel contrat. C’est lui qui accepte mes conditions, sinon il peut aller se faire voir.»

«C’est aussi ce que j’aurais tendance à te conseiller. Mais attendons que j’aie lu quelques pages de lois et de jurisprudence, on verra bien.»

Pour quelqu’un qui avait besoin de consulter la jurisprudence, il était tout de même assez informé. Pendant quelques minutes, il a déversé sur moi des détails de procédure dont je n’ai retenu que des bribes.

C’était le printemps et, derrière la vitre fumée du Carlton, on voyait le lac, qu’on devinait rosé juste avant la tombée du jour. Je ne sais pourquoi, j’ai soudain été prise d’un coup de blues. Je me sentais seule. Il y avait longtemps que je n’avais plus eu cette sensation d’abandon. Depuis que je m’étais mise avec Rico, je dirais. Même lorsque, comme maintenant, il n’était pas là, j’étais «avec lui». Pourtant, depuis quelques jours, quelques semaines, je ne sais plus, c’était comme s’il avait disparu. Mais il rentrait régulièrement, et nos rapports étaient aussi harmonieux que de coutume. C’était vraiment bizarre.

«Qu’est-ce qu’il y a, Marie, tu as du chagrin?»

Rien n’échappe à Pierre-François.

«Non. Rico me manque, mais il rentre dans quelques jours, et j’étais en train de me trouver idiote.»

Même avec un ami comme Pierre-François, je préférais ne pas entrer dans les détails.

Il m’a pris par l’épaule.

«Viens donc, je t’invite à dîner, ça chassera ton cafard.»

J’ai bu d’innombrables pots avec Pierre-François, mais il est rare qu’il m’invite à dîner juste pour le plaisir. J’ai été d’autant plus touchée par sa proposition.

Il m’a emmenée au Flon, un quartier où se trouvaient autrefois les dépôts de beaucoup de grands et petits commerces de la ville. Il a frôlé plusieurs fois la démolition et la reconstruction selon des plans régulièrement qualifiés de géniaux par les édiles et repoussés dans la consternation par les citoyens qui, dieu merci, ont obtenu gain de cause parce que les crédits nécessaires étaient si importants qu’ils étaient soumis au vote populaire. Même moi, qui suis à l’opposé d’un militant politique (pour ces choses-là je n’ai pas la persévérance dont je peux faire preuve face à une comptabilité qui sent le roussi), j’ai milité avec acharnement contre des crédits destinés à transformer la vallée du Flon en cité futuriste qui ne correspondait en rien à ce que sont les Lausannois.

Une fois le danger écarté, les jeunes, les artistes, les marginaux culturels, ont investi les dépôts qui se vidaient progressivement en vue de l’hypothétique reconstruction. Et finalement le jour est venu où il a été entendu que le Flon futuriste ne serait pas. On a alors commencé à voir le quartier tel qu’il était, avec ses immenses espaces dans des bâtiments utilitaires dont l’architecture vieillotte et sans prétention dégageait un charme certain. De fil en aiguille, le Flon a fini par remplacer le centre historique autour de la place de la Palud, hyperactif jour et nuit lorsque j’étais petite fille, et mort après la fermeture des magasins depuis. Il s’est recréé au Flon une vie nocturne qui avait, pendant une vingtaine d’années, largement disparu, du moins en apparence.

Le restaurant dans lequel nous sommes allés manger est chic, cher et très couru, sans doute en partie par certains de ces mêmes jeunes qui ont autrefois investi le quartier, puis ont grandi, gagnent bien leur vie, peuvent se l’offrir et se sentent à juste titre chez eux à l’ombre du Grand-Pont.

Bien entendu, le quartier du Flon est une aberration urbanistique en soi. Le Grand-Pont, qui a relié la colline de la Cité à celle de Saint-François, a été l’œuvre d’un visionnaire à une époque où Lausanne n’allait pas au-delà de la Cité, où les pentes abruptes descendaient par paliers (densément construits au cours des siècles), jusqu’au Flon justement, qui coulait alors à ciel ouvert sous ce qui est aujourd’hui la rue Centrale. Il paraît que plus on approchait du fond, plus c’était insalubre, et que quelque chose devait être entrepris pour empêcher les petites gens qui se serraient sur ces pentes de mourir de toutes sortes de maladies, quand ce n’était pas noyées par les crues intempestives de cette petite rivière à l’air par ailleurs inoffensif. Mais entre ça et le projet finalement adopté, il y aurait eu toutes sortes de possibilités intermédiaires, et la solution choisie – recouvrir le Flon et construire par-dessus une route qui coupe la ville comme une plaie – me semble la pire de toutes. Traverser la rue Centrale, cela tient, par endroits, du parcours du combattant, alors que c’est censé être une rue marchande qui devrait relier une partie de la ville à l’autre. Mais, hélas, des milliers de voitures par jour sillonnent les quatre pistes mises à leur disposition par les urbanistes des générations précédentes et jamais corrigées par ceux de la nôtre. J’en sais quelque chose: les fenêtres de mon bureau donnaient sur cette espèce d’autoroute qui ne dit pas son nom, et il n’est pas rare que, en contemplant le spectacle, je me sois laissée aller à imaginer un riant vallon avec arbres, oiseaux, rivière canalisée, marécages asséchés, certes, mais enfin encore vert, et non gris et morne dans la lueur des phares et des néons. Je me dis parfois que les architectes du xxe siècle responsables de ce que la ville est devenue ont dû aimer leurs affaires plus que le sang et la chair (si je peux dire) de leur cité, pour la défigurer pareillement.

Il faut que j’arrête, quand je me lance sur l’urbanisme de Lausanne, j’ai de la peine à me contrôler.

Lorsque nous sommes sortis du bistrot, il était dix heures.

«Il est tôt», a remarqué, typiquement, Pierre-François.

C’est un homme dont je me demande parfois quand il dort, en tout cas il n’est jamais couché avant deux heures du matin et, à sept heures, il est généralement à son bureau. Dix heures du soir, pour lui, ce doit être le milieu de l’après-midi.

«Je vais tenir la caisse chez les forains», a-t-il poursuivi, «viens avec moi.»

Nous avons marché jusqu’au garage de Pierre-François et il a sorti sa Jaguar. Il m’avait dit une fois qu’il aurait préféré vivre dans un clapier plutôt que de renoncer à cette voiture-là. J’avais mis cela sur le compte de son héritage forain, ce sont des gens qui affectionnent d’autant plus les grosses bagnoles qu’ils vivent pratiquement dedans. Pierre-François avait traduit cela dans ses propres termes.

Les forains de sa famille étaient à Morges, et bien entendu Pierre-François le savait, il sait toujours où ils sont, car une de ses occupations préférées le soir, avant la tournée des boîtes de nuit où il est tantôt client, tantôt «artiste», c’est d’aller tenir la caisse chez son oncle.

L’idée de faire quelques tours sur la grande roue des Girot me remettait d’aplomb, et Pierre-François le savait. J’ai toujours eu un faible pour les champs de foire et les forains, même à l’époque où je ne les fréquentais pas personnellement.

Lucie et Jacky Girot, l’oncle et la tante de Pierre-François, nous ont reçus dans leur roulotte, nous ont offert le traditionnel coup de blanc et se sont enquis de mes occupations.

«Pas grand-chose, en ce moment.»

Je ne pouvais pas leur parler de Walser, je lui avais promis le secret.

«C’est Daniel qui va être déçu. Pas plus tard qu’hier, il se demandait quand tu allais lui proposer d’entreprendre une filature.»

Une fois mon verre vidé, je suis partie direction la grande roue. Daniel était à la caisse, il m’a accueillie avec un sourire fendu jusqu’aux oreilles.

«Ah! ma détective préférée!»

«Mesure tes paroles, mon cher limier favori, je suis à peine une enquêteuse de province.»

«Un tour sur la grande roue?»

«Oui, donne-moi un abonnement de cinq, pendant que tu y es.»

Je paie toujours mes tours en carrousel, je sais à quel point la vie des forains est dure, et je ne connais que trop leurs constants problèmes financiers.

Une fois entre terre et ciel, j’ai essayé de me défaire de la vague angoisse qui ne me lâchait pas depuis l’après-midi, et je dois dire que la vue, même en pleine nuit, a toujours de quoi vous remonter le moral. On apercevait en face les lumières clignotantes d’Évian, de sous mes pieds arrivait Elvis Presley, dont j’écoutais la chanson d’une oreille distraite:

Since my baby left me, found a new place to dwell,

Down at the end of Lonely Street, at Heartbreak Hotel.

I get so lonely, baby, I get so lonely I could die.

Après avoir épuisé mon abonnement, je suis partie à la recherche de Pierre-François. Il tenait la caisse au grand huit: j’ai pris congé de lui et je suis partie direction gare. Une fois à Lausanne, j’ai hésité: boire un verre quelque part ou rentrer? J’ai fini par rentrer. À minuit, j’étais au lit.

Le lendemain j’ai, pour une fois, fait plaisir à Sophie, et j’ai poussé la porte de notre bureau à neuf heures tapantes.

Ce que j’appelle notre bureau était situé dans ce qui a longtemps été une ruine célèbre du quartier, le Rôtillon, où personne sauf des gens comme nous ne voulait plus vivre car la baraque était promise à la démolition; nous n’avons jamais eu de bail pour nos locaux et aurions pu être expulsés du jour au lendemain. J’avais pris le risque. Rico aussi. Nous nous étions connus lorsqu’il avait emménagé à l’étage en dessous, des années après moi. Les événements nous avaient donné raison. Nous étions toujours là. Mais notre précarité avait fait récemment un grand bond en avant: le bruit courait que la démolition était imminente. Mon espoir était le céramiste du premier étage, qui était là depuis quarante ans et qui, de démarche administrative en démarche administrative, avait réussi à garder son bail. La Commune de Lausanne (à qui appartenait le pâté de maisons presque en entier) le lui avait-elle définitivement résilié? Tant qu’on ne l’inquiétait pas, elle ne nous chicanerait probablement pas non plus.

Lorsque je suis entrée, Sophie suspendait son manteau. Elle a ouvert la bouche pour me faire une remarque, mais a dû se dire qu’elle ne pouvait pas me couvrir de sarcasmes à la fois lorsque j’arrivais «en retard» et lorsque j’étais «à l’heure» (les guillemets sont ici de rigueur).

D’ailleurs, même si elle avait voulu lancer une de ces remarques acerbes dont, le matin, elle a le secret, elle en aurait été empêchée par le téléphone, qui s’est mis à sonner avec insistance.

«Agence Machiavelli?… Ah, bonjour, mon­sieur!… Je ne sais pas, je vais voir. Un instant, s’il vous plaît.» Elle a coupé le micro. «C’est M. Barraud.»

«M. Barraud?»

«Mais oui, votre ami le cycliste.»

«Ah, vous voulez dire Marcel? Oui, oui, passez-le moi. Pour une fois que j’ai le temps de bavarder avec un copain…»

Je suis allée m’asseoir derrière ma table.

«Salut, Marcel!»

«Salut, Marie. Tu as cinq minutes?»

«J’ai toutes les minutes que tu veux, profites-en, parce que ce n’est pas fréquent.»

«Ah, tant mieux alors, parce que j’ai un service à te demander. Contre paiement, évidemment.»

Qu’est-ce que Marcel pouvait bien vouloir me proposer?

«Vas-y, je t’écoute.»

Avant de vous rapporter ce qu’il m’a dit, il faut que je présente Marcel. Lui et moi, on se connaît depuis notre enfance, ou plutôt depuis la sienne, car il doit avoir huit ou dix ans de moins que moi.

Notre rencontre date du temps où mon père, un grand fan de vélo, vivait encore.

Nous habitions tous, en ce temps-là, le quartier du Tunnel, à Lausanne, ainsi appelé parce qu’un court tunnel, construit au siècle dernier, permet de passer sous une colline (appelée «La Barre») qui coupait le lieu en deux. Le quartier est resté populaire jusqu’aujourd’hui, en dépit des ravages de l’architecture moderne.

Marcel habitait deux maisons plus loin. Il venait souvent voir mon père. Le sien était mort alors qu’il était tout petit, et sa mère travaillait dur. C’était un passionné de vélo. À seize ans, il avait entamé un apprentissage dont j’oublie la nature exacte, et je l’avais un peu perdu de vue. Toutes ses heures libres, il les passait à vélo.

On a commencé à parler de lui. Il remportait de petites courses, puis est venu un championnat régional, suivi d’un Tour de Romandie. Il n’avait rien gagné, mais enfin c’était déjà exceptionnel d’en être là avant ses vingt ans, mon père me l’assurait.

J’avoue que, si j’adore faire du vélo, en tant que sport de compétition la bicyclette ne m’intéresse pas, et que je n’aurais jamais remarqué les exploits de Marcel sans mon père, qui suivait avec passion, saison après saison, toutes les grandes compétitions: Tour de Suisse, Tour de France, Tour d’Italie, Tour d’Espagne, et ainsi de suite.

Un beau jour, alors que la carrière de Marcel semblait être très prometteuse, il avait été bouleversé par une soudaine révélation, et était venu nous voir à l’agence de mon père, rue de la Mercerie, où je travaillais comme stagiaire à ce moment-là.

«Le médecin de l’équipe m’a dit que ce que je faisais était très bien, mais que ce n’était pas suffisant. “ On a vu que tu as des potentialités formidables, et on voudrait te pousser en tête de peloton. Mais il faut que tu te développes, tu es trop léger. ” Là, je comprenais plus rien. J’avais cru, moi, que moins je pesais, plus j’avais de chances. À part ça, je mange comme quatre et je ne prends pas un gramme, c’est ma nature. Je le lui ai dit. Il a eu un sourire de Frankenstein, c’est là que j’ai commencé à avoir peur. “ Oh, mais il ne s’agit pas de nourriture ”, qu’il me fait. “ Je vais te prescrire quelques fortifiants, tu les trouveras en pharmacie. ” “ Je prends déjà des vitamines, je fais du régime. ” “ Tout ça, ce sont des trucs d’amateur. Maintenant il s’agit de choses sérieuses. Si tu veux réussir, il faut me faire confiance. ” J’ai dit OK! Et il m’a donné une ordonnance.»

Au début, tout s’était bien passé. Il avait suivi docilement les ordres.

«L’entraîneur m’a ordonné d’arrêter une partie des fortifiants. J’ai obéi, tu ne discutes pas avec ton entraîneur. Il m’en a fait prendre d’autres. Pour finir, je ne savais plus où j’en étais et, au lieu d’aller mieux, j’allais de mal en pis. Toute l’énergie que j’avais autrefois du matin au soir, comme ça, sans que je doive rien faire de particulier, avait disparu. Elle ne revenait que lorsque je prenais ces fameux fortifiants, et il m’en fallait toujours plus. J’avais une forme du tonnerre lorsque je roulais, mais après… J’avais des moments de déprime horrible, et ça ne passait qu’avec le fortifiant suivant. J’en ai parlé à un copain, et il m’a dit que pour lui c’était pareil, sauf qu’il s’en fout, il veut des résultats, qu’il dit.»

Marcel, lui, voulait surtout réussir sa vie, il lui semblait s’être trompé de chemin – il a donc abandonné le vélo professionnel, a repris des études et a fini par être maître de sports. Il participe encore à des compétitions en amateur. Mais, m’a-t-il expliqué une fois où nous nous sommes croisés dans la rue, il n’a pas perdu le contact; souvent les cyclistes viennent lui raconter leurs problèmes. L’année précédente, il avait même participé au Tour de Suisse comme «consultant», je ne savais trop ce que cela signi­fiait.

Bref, le milieu du vélo ne l’avait pas oublié, et voilà pourquoi il m’appelait.

«Bon, alors, qu’est-ce qui se passe?»

«Damien Savary, ça te dit quelque chose?»

«Ça devrait?»

«Non, pas nécessairement, mais comme il a fait la une de la presse ces derniers temps, j’ai pensé que tu saurais qui c’était, et que cela m’éviterait une explication à tiroirs.»

«Bon, alors, qui c’est?»

«C’est, ou plutôt c’était un cycliste de haut niveau. Il a gagné deux étapes du Tour de Suisse l’an dernier, il était très bien placé à Paris-Nice en mars. Il se préparait à courir Liège-Bastogne-Liège pour la seconde fois, et la première il ne s’en était pas si mal tiré.»

«Et alors? Il a renoncé?»

«On peut le dire comme ça. Il est mort.»

«Mince! Comment ça?»

«Le plus simplement du monde. Dans son lit, trois ou quatre jours avant la manifestation. Dans la région du lac de Constance, il y était allé avec d’autres faire sa préparation.»

«Et pourquoi me racontes-tu ça?»

«Parce qu’un type qui meurt à vingt-six ans dans son lit alors qu’il prépare une course, tout le monde pense que c’est une mort naturelle, et la police l’a dit. Mais je n’y crois pas. Et ses parents non plus. Ils aimeraient, et j’aimerais, que tu regardes ça de plus près.»

«Mais, Marcel…»

«Ne me dis pas que tu n’es pas compétente, Marie. Je t’aiderai. Mais, s’il te plaît, fais cela pour moi, fais cela pour tous ces jeunes qui ne comprennent pas à quels dangers ils s’exposent. Fais cela pour la mémoire de ton père, pour qui le vélo était plus pur que la religion. Et pour cette pauvre Mme Savary, qui dit qu’elle ne dormira plus tant qu’elle ne saura pas ce qui est vraiment arrivé à son fils.»

Lorsqu’on vous assomme avec de tels arguments, que peut-on faire? J’ai cédé.

«Bon, viens me voir, tu me raconteras tout en détail.»

J’ai raccroché en soupirant. Je cherchais certes du boulot, mais une enquête dans les milieux du cyclisme, ce n’était pas vraiment ce dont j’avais rêvé.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur,

avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff,

Daniela Spring et Julie Weidmann. 

Couverture: photographie de Anne Cuneo

 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

5 commentaires
1)
Saluki
, le 21.06.2009 à 08:51

Mais serait-on en pleine actualité franco-pédalière?

2)
Anne Cuneo
, le 21.06.2009 à 14:58

L’incroyable, c’est que l’enquête qui est derrière le roman, commencée en 1999, bouclée en 2004 et publiée en 2005, révèle son actualité brûlante année après année. c’est à dire que si j’avais écrit certaines choses qui se sont passées depuis dans la réalité, on m’aurait une fois de plus accusée d’exagérer. Un suisse qui a participé à de nombreuses compétitions avant d’abandonner parce qu’il refusait de prendre davantage que des produits qu’il estimait inoffensifs (et donc qui ne gagnait jamais de courses), a qualifié ce livre de pilule multiréalité, comme on dit multivitamines: c’est complet, paraît-il.

3)
Warrik
, le 21.06.2009 à 15:21

C’est cruel, un seul chapitre par semaine :)

Très sympa les ’’points de vue’’ sur l’urbanisme Lausannois, ça me fait découvrir la ville, à moi qui n’en connaît presque rien… Ah, et un soupçon de fête foraine en plus, que du bon (à propos, le terme de ’’métiers’’ est aussi utilisé en France) !

4)
Franck Pastor
, le 21.06.2009 à 20:39

Mais serait-on en pleine actualité franco-pédalière?

Non. Actualité n’est pas le mot qui convient. C’est en fait ainsi depuis que le cyclisme de compétition existe. Pardon, c’est ainsi depuis que la notion même de compétition existe. Tant que la fin importera plus que les moyens, il y aura tentation de dopage, et dopage au moins chez certains, voire l’écrasante majorité des compétiteurs dans les milieux où c’est devenu une véritable culture comme le cyclisme pro.

Et s’il n’y avait que le cyclisme… Lisez donc ça.

5)
Hervé
, le 21.06.2009 à 23:14

Chez les Grecs, lorsqu’un athlète était convaincu de tricherie (et le dopage par des substances interdites était déjà considéré comme une tricherie) aux jeux, il était condamné à faire effectuer une statue d’Héraclès qui était installée dans le couloir d’accès au stade olympique et portait la mention : “Offerte par xxx à Zeus Olympien pour demander le pardon de sa tricherie”. Et bien sûr déchu de son titre, des récompenses reçues (et un vainqueur olympique était considéré comme un demi-dieu dans sa cité) et interdit à tout jamais de compétition. En outre, sa cité était condamnée à verser une “réparation” en monnaie sonnante et trébuchante. Inutile de dire qu’un tricheur était particulièrement apprécié par ses concitoyens !

On pourrait s’inspirer, non ?