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D’Or et d’oublis, chapitre 5

 

 

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Chapitre précédent: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

V


 

 

 

 

 

 

 

 

J’ai quitté le bureau à cinq heures moins un quart, sachant que Stéphanie s’en allait à cinq heures. Les arbres avaient pris les couleurs de l’automne et les trottoirs étaient jonchés de feuilles mortes. Je l’ai attendue, plus ou moins camouflée derrière une voiture, sur le trottoir d’en face.

Lorsqu’elle est sortie, je l’ai laissée s’éloigner de quelques pas, puis je l’ai rattrapée. Lorsqu’elle m’a vue, elle a essayé de s’éloigner. Mais je ne l’ai pas lâchée, je suis restée à deux pas derrière elle. Elle a fini par s’arrêter net et se retourner, furieuse.

«Qu’est-ce que vous avez à me courir après, comme ça?»

«Je voulais que vous m’expliquiez pourquoi vous ne m’a­viez pas dit que vous étiez l’amie de Bertrand Perrier.»

«Ça vous regarde?»

«Stéphanie, je sens que quelque chose cloche, mais je ne sais pas quoi. Depuis que ces Blumenstein sont apparus, il y a de la nervosité dans l’air.»

Elle s’est remise en marche sans rien dire. Cette fois, j’ai suivi à sa hauteur. Elle a fini par se décider. Il y avait des larmes dans sa voix.

«Ça ne sert à rien. Dans quelques jours vous remettrez le dossier Blumenstein entre les mains de Maître Albert Tissot. Le cas est réglé. Et si j’étais vous, je ne m’en occuperais plus.»

«À votre ton, on dirait une menace.»

«C’en est une, mais ce n’est pas moi qui menace.»

«Stéphanie, ou vous m’en avez trop dit, ou pas assez.»

Elle a accéléré sa marche. Heureusement que je fais du jogging, on n’était pas loin du pas de course, en dépit de ses chaussures à plateau et à très haut talon.

«Allez, Stéphanie, dites-moi ce que vous avez sur le cœur.»

Elle s’est arrêtée net, a regardé autour d’elle pour s’assurer que personne n’écoutait. D’une voix très basse, elle a scandé, comme on fait la leçon à un enfant.

«Si vous voulez le savoir, j’ai toujours pensé que l’accident de Bertrand a été arrangé. Il faisait du planeur depuis l’âge de seize ans, c’était un maniaque de sécurité. Son planeur s’est cassé. Son parachute ne s’est pas ouvert. La mégaguigne. Personne ne comprenait. Mais moi, si.»

Elle a repris son pas de course, j’ai suivi.

«Stéphanie, êtes-vous en train de me dire que si je me mêle de trop près des affaires de Tissot, moi aussi, je suis menacée? Que je risque ma vie?»

Elle n’a pas répondu.

«Vous ne croyez pas que vous dramatisez un tantinet?»

Elle a encore donné un de ces coups de frein auxquels je commençais à m’habituer, a mis les deux mains sur les hanches et a dit d’une voix agressive:

«Je vais vous dire ce que disait Bertrand. Il disait: regarde-les tous courir après les banques. Et les banques répètent jusqu’à plus soif qu’elles n’ont plus rien. Je suis persuadé que leurs archives existent. La loi ne les oblige pas à les montrer, elles ne les sortent pas. Il disait ça, Maître Martin. Et l’affaire Meili lui a donné raison. Meili a trouvé des archives des années vingt et trente, alors que cette banque-là avait juré ne rien avoir de plus ancien que dix ans. Soi-disant que la loi ne les y obligeait pas. Depuis, contraints et forcés, ils ont même retrouvé le carnet d’épargne de Lénine!»

«D’accord, je vois bien, mais…»

Elle était lancée, cette fois.

«Attendez, parce que l’essentiel de ce qu’il disait, ce n’était pas ça. Il disait: le problème de toute cette affaire, c’est que les survivants et descendants de l'Holocauste ne cherchent pas aux bons endroits. Dans les assurances, dans les fiduciaires. Chez les avocats. C’est par là qu’il a passé, le gros pactole en déshérence.»

«Surtout si ces avocats étaient des amis… Oui, je vois.»

Il y avait de nouveau des larmes dans la voix de Stéphanie.

«Vous feriez mieux de ne rien voir du tout. Pour votre bien.»

J’avais rendez-vous avec Rico, mais je ne pouvais pas l’abandonner comme ça. Je lui ai proposé d’aller boire un pot, elle s’est laissé faire.

«Je sais bien qu’on assassine dans les meilleures fa­milles», ai-je dit une fois que nous avons été servies, «mais Jean-Bernard Tissot en assassin…»

«Pas Jean-Bernard Tissot.»

J’allais porter mon verre à la bouche. Je l’ai reposé. Nous nous sommes regardées en silence pendant un instant.

«Mais Stéphanie», ai-je fini par articuler, «c’est un vieillard de quatre-vingt-dix ans passés. Pourquoi…»

La douce Stéphanie s’est faite violente.

«C’est un tyran. Il était un petit avocat doué mais sans le sou. Il a fini par être un grand homme du barreau. Richissime. Il est fier de ce qu’il est. Il serait sur son lit de mort que jamais il n’avouerait que sa belle fortune est due à une malhonnêteté. Ou à plusieurs.»

«Et il tuerait pour cela?»

«Il joue le tout pour le tout. Que peut-on lui faire à son âge, si on le découvre? Et puis il est toujours aussi malin. Jusqu’ici, on ne l’a pas découvert.»

«Mais vous, vous le savez?»

«J’ai lu le doute dans les yeux de l’inspecteur de la Sûreté vaudoise, lorsqu’ils ont retrouvé Bertrand. J’ai entendu ce qu’il murmurait dans son talkie-walkie: sabotage pas exclu.»

«Parce que vous étiez

«Oui, j’étais là. Nous sortions ensemble. Et je peux même vous dire que le père Tissot avait passé une bonne partie de la matinée à l’aérodrome, lui aussi.»

Devant mes yeux a surgi l’image d’Albert Tissot, jovial dans son salon.

«Le planeur, c’est extraordinaire. Savez-vous qu’on peut aller jusqu’au fin fond de l’Alsace, de la Forêt-Noire, et même de la Provence par vent favorable?»

Qu’on ne me dise pas que j’avais été sur le point d'arriver toute seule à la conclusion que le vieux Tissot était un meurtrier. À son âge pourquoi assassinerait-il, il n’a plus rien à perdre, voilà la pensée qui m’avait retenue. Mais j’imagine que l’âge, c’est quelque chose de subjectif, au-dedans de soi-même la plupart d’entre nous restons jeunes à jamais. Nous avons par conséquent quelque chose à perdre, éternellement.

Mon regard a croisé celui de Stéphanie, qui en dépit de toute sa sophistication avait soudain l’air de la très jeune femme qu’elle était.

«Je vois que vous commencez à me croire.»

«Pourquoi n’avoir rien dit?»

«Vous avez vu le rapport qu’il a avec son père, Maître Jean-Bernard Tissot? Il ne m’aurait pas crue, par principe. J’espérais tomber un jour sur une preuve irréfutable et lui coller le nez dedans. Et puis les quatre études d’avocats me paient très bien, c’est un job assez marrant, j’ai pas besoin de me crever. Vous devez me… tr–trouver lâche…»

Cette fois, sans plus penser à son maquillage, elle a éclaté en sanglots. Je me suis levée et l’ai entourée de mes bras. Impossible de sortir un mot.

Deux heures plus tard, lorsque j’ai ouvert la porte de mon appartement, j’ai été accueillie par le visage anxieux de Rico, mon compagnon, sorti de la cuisine en même temps qu’une bouffée d’odeurs appétissantes. Lorsque Rico s’y met, sa cuisine est superlative. Du moins je trouve.

«J’allais me faire du souci, tu avais dit que tu serais là à six heures…»

Je comprenais ça. Nos rendez-vous exacts sont rares, à cause de nos professions respectives. Mais lorsque nous en prenons un, il est tacitement entendu que nous serons ponctuels. J’avoue avoir été tellement bouleversée par ma conversation avec Stéphanie que je n’avais même pas pensé, en passant devant la rangée de cabines de la gare de Genève, à appeler. Lorsque l’idée m’en était venue j’étais dans le train. Et je n’ai pas de téléphone cellulaire.

«Excuse-moi. Je viens de provoquer une sorte d’accouchement. Ça m’a pris la tête, et j’ai tout oublié.»

Je me suis jetée dans ses bras. Il a dû sentir mon trouble, car il s’est contenté de me caresser les cheveux.

«Viens à la cuisine», a-t-il fini par dire, «j’ai un plat sur le feu.»

Lorsqu’on lit ses reportages, on pourrait penser que Rico est un grand jeune homme mince et sportif à la pointe des modes et des événements. On aurait raison côté événements. Question minceur, par contre, on serait loin du compte: Rico est un quadragénaire volumineux, il mesure un mètre quatre-vingt-quatorze (d’après son passeport), et il doit peser cent kilos. C’est un bon vivant avec des allures de bon vivant, le teint mat, le cheveu noir d’encre et la moustache assortie. Avec lui on mange bien, on boit sec, mais sans excès: il s’agit de toujours être prêt au coup de fil d’une des rédactions qui l’emploient. À part ça, ce type-là n’ignore rien de l’actualité, que ce soit politique ou judiciaire, artistique ou économique – seuls des domaines très spécialisés comme la médecine ou la mode semblent quelque peu lui échapper, encore qu’il ait une manière bien à lui de vous lancer: «Je n’y connais rien, mais enfin n’a-t-on pas découvert un médicament xyz pour soigner telle maladie il y a quatre ou cinq ans?» Généralement, il ne se trompe pas. J’étais d’autant plus pressée de tout lui raconter ce soir (depuis que les Blumenstein avaient fait leur apparition, c’était la première fois que nous nous rencontrions, il rentrait de Rome) que les biens en déshérence et les comptes vacants avaient peu de secrets pour lui. J’espérais qu’il aurait une idée.

Pendant qu’il touillait ses casseroles, je nous ai servi à boire – il est de toute façon exclu d’aider Rico lorsqu’il prépare un repas, il va jusqu’à vouloir mettre lui-même le couvert.

Mais la cuisine ne l’empêche pas d’écouter. Je lui ai donc raconté mon histoire par le menu.

«Voilà», ai-je conclu. «J’ai toujours beaucoup de peine à voir le vieux Tissot en assassin, mais les circonstances… Enfin, je ne sais plus que penser.»

«Combien as-tu dit que ça faisait, une somme de 1938, avec les intérêts?» a demandé Rico.

«À cinq pour cent, ce qui est une honnête moyenne, ça fait pas mal de millions, même en déduisant l’impôt à la source.»

«Si on avait confié, mettons, trois millions à l’étude Tissot entre 1936 et 1939, ça ferait peut-être cinquante millions aujourd’hui. Je doute que les Tissot disposent d’une telle somme. Il faut bien qu’ils nient. Le vieux Tissot est un idiot. Il aurait dû admettre tout de suite et proposer un arrangement. Ce serait déjà réglé.»

«Les banques aussi auraient pu admettre tout de suite. Ce n’est pas le genre de la maison, que veux-tu.»

«Qu’est-ce que tu vas faire?»

«Demain je vais voir les résultats du labo pour le document de 1937. Cela dit, j’ai de vagues soupçons, Stéphanie a de vagues soupçons, Jean-Marc Léon de la Sûreté vaudoise a de vagues soupçons. Mais des preuves, personne n’en a. Tant et si bien que, à Genève, ils ont classé l’affaire. Je vais voir ce que je peux dégoter inofficiellement dans les banques, et si j’arrive à apprendre quelque chose de plus concret sur cet accident de planeur. Ça va dépendre de Jean-Marc Léon.»

«Il ne va tout de même pas te faire des cachotteries après t’avoir mise sur l’affaire!»

Un silence. Rico et moi nous nous sommes regardés.

«Comment dis-tu à un type que son père est peut-être un assassin?» ai-je fini par soupirer.

Il a haussé ses vastes épaules.

«Qu’est-ce qu’il y a?»

«Ton vieux Tissot est trop vieux. Je ne sais pas si j’y crois.»

«Il n’est pas trop vieux pour faire pression sur la police genevoise, pour qu’elle classe l’affaire… C’est un avocat estimé. Tu vois, nous réagissons tous de la même manière: un petit vieux, il ne ferait pas ça, il est inoffensif. N’empêche: il a fait détruire ses archives. Comme par hasard c’est Perrier qui était chargé de surveiller la destruction. Et maintenant voilà les Blumenstein qui arrivent, et ils ne sont même pas les premiers, il y a quelques mois il y a déjà eu les Cohen. Ça fait tout de même un peu désordre, tu admettras.»

«Il va falloir des preuves en béton. On n’arrête pas un Albert Tissot comme ça.»

«Tu as une idée? Après tout, les fonds en déshérence, c’est ta spécialité.»

Un long silence.

«J’avoue ne pas avoir de réponse toute prête», a-t-il fini par avouer. «En attendant, on va passer à table.»

Le repas était, comme d’habitude, au-dessus de tout commentaire.

Le lendemain matin à huit heures j’étais au Café de l’Évêché, un lieu où les flics donnaient leurs rendez-vous, autrefois, lorsque leurs bureaux étaient encore à la Cité. Depuis, ils ont déménagé en rase campagne. Ce doit être aussi horrible pour eux que cela l’a été pour les étudiants lorsqu’ils ont dû passer du grouillement vivant du centre-ville aux calmes étendues de Dorigny, un village devenu banlieue où la vénérable institution a déménagé après des siècles passés à l’ombre de la cathédrale. J’en sais quelque chose, je fais partie d’une des volées qui ont commencé leurs études au centre-ville et les ont terminées à la campagne. D’une certaine manière, ce déménagement, décidé en toute hâte après 1968 – il s’agissait d’enfermer les étudiants dans un ghetto pour mieux les surveiller, je suppose –, a un peu tué Lausanne, les bistrots ont fermé en cascade, il a fallu au moins une génération pour que le soir les rues de la ville retrouvent un semblant de vie. Et ça reste relatif, dans la mesure où cela se passe davantage dans des lieux un peu à part, tel le quartier du Flon anciennement voué aux commerces et aux dépôts puis à la démolition, qu’au cœur ancien de Lausanne. À se demander si le Flon, dont tant de bien-pensants (et de promoteurs immobiliers) trouvent qu’il fait «désordre», n’est pas en train de devenir ce cœur qui devrait, historiquement, être ailleurs. Je ne compte évidemment pas les actions culturelles de prestige, qui touchent davantage une population aisée que le tout-venant de la jeunesse. Le déménagement de la police allait-il avoir un effet sur la vie urbaine, lui aussi? Trop tôt pour le dire.

«Voilà vos documents. On n’a pas pu tout faire, le temps a manqué», a dit Léon d’entrée, en poussant vers moi une grande enveloppe jaune. «Mais le papier photo est authentique, la chimie colle, l’encre correspond, et le papier de la lettre de Tissot concorde avec une sorte vendue par la Papeterie Brachard à Genève de 1931 à 1944. Le moulin était hollandais, et il a été détruit pendant la guerre. Bien sûr il suffit qu’une feuille ait survécu, mais enfin… Le timbre est authentique, lui aussi. Si vos Blumenstein me laissaient cette lettre pendant huit jours on pourrait la restaurer et pousser les analyses plus loin, ce serait dans leur intérêt. Je ne pense pas que ce soient des imposteurs, mais s’ils veulent récupérer leur argent, il va falloir qu’ils rament. Le vieux persistera forcément et continuera à prétendre qu’il ne les connaît pas. Il ne va pas changer son histoire maintenant. Autant avoir des preuves solides.»

«Je vais les consulter, attendez un instant.»

Depuis la cabine du bistrot, j’ai appelé leur hôtel, et je leur ai expliqué. Maintenant qu’ils avaient une copie authentifiée, ils étaient plus calmes, et j’ai achevé de les convaincre en leur promettant un reçu. J’ai conclu en les invitant à déjeuner.

«Vous savez bien que je fais tout ça officieusement», a protesté Léon en entendant mes explications. «Je ne peux pas demander un reçu en bonne et due forme.»

«Un mot de vous sur papier à en-tête suffira, envoyez-le aujourd’hui encore à leur hôtel, ils l’auront demain et ils seront tranquilles.»

Nous avons bu en silence, et je m’apprêtais à prendre congé lorsque Léon a repris.

«À propos de votre Stéphanie. Il paraît qu’elle a rompu avec un autre, pour Bertrand Perrier. Son ex-jules est revenu à la charge, ils se sont engueulés comme des chiffonniers, tous les trois, quelques jours avant “ l’accident ”, et cela s’est passé à l’aérodrome, en plus. J’ai au moins trois témoins.»

Il s’est interrompu en voyant ma moue sceptique.

«Qu’est-ce qu’il y a?»

«Vous allez me prouver par A plus B que c’est un crime passionnel, je le sens.»

«Si j’y croyais vraiment, je ne vous aurais jamais demandé de l’aide. Mais c’est l’option de la Criminelle genevoise; ils ont toujours le bonhomme à l’œil. Il avait un alibi pour l’après-midi du meurtre, mais bien entendu le planeur a pu être saboté plusieurs heures auparavant.»

«C’est un expert en vol à voile, cet ex-jules?»

«Je n’ai pas dit que moi j’y croyais.»

«Ah bon. Permettez-moi de vous rappeler que le vieux, lui, était un as du planeur, et que c’est sans doute un connaisseur averti de ces petites merveilles.»

Il a cherché quelques mots biens sentis, mais ils ne sont pas venus. Il s’est finalement contenté d’un:

«Nom de dieu, si c’est lui qui a assassiné Perrier, pour le prouver il va falloir du solide.»

«Je sais, je sais. Et je vous assure que je cherche.»

Un silence, je ne savais plus trop que dire. Quant à Léon, il n’était pas encore vraiment convaincu.

«Pourquoi en aurait-il voulu à Perrier au point de le tuer?»

«Je dirais que la question c’est plutôt: comment Perrier le tenait-il, pour qu’il faille le tuer? Allez, j’y retourne.»

Nous nous sommes quittés là-dessus, non sans que Léon m’annonce que dans huit jours il partait en vacances pour un mois. Ça ne m’a pas réjouie.

«Vous choisissez votre moment, vous…»

«Que voulez-vous, je profite, c’est la dernière année. Après mes gosses iront à l’école, et il faudra que je parte comme tout le monde, en pleine canicule.»

«Et Tissot?»

«Écoutez, Mac, il poireaute depuis des mois, il attendra bien encore quelques semaines. Je vous laisse mon numéro de téléphone, et si les choses s’accélèrent de façon décisive, vous m’appelez.»

«C’est ça, et vous courrez à mon secours depuis les Caraïbes, et votre femme vous assassinera au retour.»

«Je lui ai déjà dit que je partais à la condition qu’elle ne m’en veuille pas si notre affaire, plus une autre que j’ai en suspens à Lausanne, me forçaient à rentrer.»

«Et s’il me trouve trop curieuse? S’il lui prend la velléité de m’assassiner?»

«Les archives, c’était la dernière fois, Mac. Ne dramatisez pas. Vous êtes avertie, vous, ce n’est pas comme Perrier. À mon avis, le vieux se sent en sécurité. Et puis si on attendait que tous les criminels soient arrêtés, les policiers ne prendraient jamais de vacances.»

«Et si…»

«Si… Si… J’ai un remplaçant, figurez-vous. L’inspecteur Perrin, prenez note de son nom. S’il arrive quelque chose, vous l’appelez, je vais le mettre au courant. C’est un homme de grande expérience. Il est très capable.»

Il avait réponse à tout.

Lorsque nous nous sommes quittés, j’ai fait un saut jusqu'à mon agence, qui est à deux pas, j’ai rapidement expliqué la situation à Sophie et, sans lui laisser le temps de me dire au revoir, je me suis précipitée à Genève. Je suis arrivée à l’Étude avec près de deux heures de retard.

«Vous ne pourriez pas enclencher le cellulaire de Maître Tissot? Pour une fois que vous en avez un…», a ronchonné Stéphanie en guise d’accueil. Froide comme un glaçon, comme si elle ne m’avait jamais rien dit.

«Qu’est-ce qu’il y a? Une catastrophe?»

«Maître Albert Tissot veut que vous lui montriez des originaux. Il est indigné et cætera.»

«Et son fils?»

«Il a appelé Françoise, il ne s’est pas épanché avec moi.»

«Bon, si le vieux téléphone, dites-lui que les Blumenstein vont aller le voir la semaine prochaine avec leurs originaux.»

«Quoi? Vous croyez vraiment prudent… Après tout ce que je vous ai raconté…?»

«Ne vous en faites pas, Stéphanie, il n’a pas plus envie de voir les Blumenstein que les Blumenstein de le voir. Et la semaine prochaine ils ne sont pas ici de toute façon. Mais dites-lui tout de même ça pour qu’il nous fiche la paix, et puis pour entendre sa réaction, que je vous prie d’écouter avec la plus grande attention.»

«Comptez sur moi.»

Son central téléphonique a clignoté, en répondant elle m’a fait un sourire et un petit geste amical de sa main libre.

«Étude d’avocats?» a-t-elle lancé de sa voix la plus suave.

Décidément, ma cote auprès d’elle était à la montée.

Je suis allée à ma table, et j’ai profité de ce que j’é­tais seule pour appeler Cesco.

«Cesco, il me faut le contenu de ce disque dur.»

«J’ai essayé deux trucs qui n’ont pas marché. Je peux te dire deux choses: ton gars ne voulait à aucun prix qu’on entre dans son ordinateur, et il savait comment s’y prendre. En matière d’informatique, ce n’était pas un amateur.»

«N’empêche, Cesco, je t’ai entendu dire plutôt dix fois qu’une qu’aucun disque n’était imprenable.»

«Je n’ai pas dit que c’était toujours facile. Et cette fois, je te jure que ça ne l’est pas.»

«C’est en train de devenir urgentissime. Je dois à tout prix savoir ce qu’il trafiquait, ce Perrier.»

«Bon, d’accord, je m’y relance pendant le week-end.»

J’étais persuadée que l’ordinateur allait m’apprendre quelque chose de vital.

En attendant, j’ai décidé de dire la vérité aux Blumenstein.

Nous sommes allés déjeuner chez Lipp, et j’ai cherché comment les mettre au courant sans trop les choquer.

«Votre lettre est entre de bonnes mains. Le laboratoire de la police cantonale vaudoise est en train de la restaurer.»

David a paru surpris. Inquiet, même.

«La police cantonale vaudoise? Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans?»

«Euh… Écoutez, moi aussi j’ai une histoire un peu com­pliquée à vous raconter.»

J’ai cherché comment m’y prendre, mais il n’y avait pas trente-six mille manières. Il fallait y aller par la méthode directe.

«Je ne travaille à l’Étude Tissot que provisoirement. En réalité, je suis un peu agent d’affaires, un peu enquêteuse.»

«Enquêteuse? Qu’est-ce que c’est, une enquêteuse? Vous êtes détective?»

«Pas vraiment. La recherche d’argent disparu, c’est ma spécialité. Je ne m’occupe pas particulièrement de biens juifs en déshérence. Le plus souvent, je cours après des escrocs et des faussaires financiers tout à fait ordinaires, des gens d’ici et de maintenant. Je vais vous expliquer.»

Et je leur ai tout raconté, sauf que je soupçonnais Albert Tissot d’être le meurtrier de Bertrand.

«Mais alors… qu’est-ce que vous proposez?» a demandé David lorsque je me suis tue.

«Il faut que je trouve le mécanisme. Que je comprenne comment. Maintenant, grâce à vous, j’ai au moins le nom de la banque par où l’argent a passé. Elle n’existe plus, mais je suis sûre que sa comptabilité est quelque part, même s’ils disent tous qu’il n’y a plus d’archives. Il faut que nous trouvions un argument suffisamment solide pour que le parquet de Genève accepte de reprendre l’affaire.»

«Vous savez», a dit Judith, «j’ai toujours beaucoup ad­miré les Suisses, avant. Maintenant, je ne comprends plus. Ce fils qui laisse la haute main à son père, qui ne pense pas à l’éventualité… Enfin, je ne sais pas comment dire. Il n’est pour rien dans les combines de son père, mais par son attitude il les endosse.»

Elle cherchait ses mots, qu’elle dévidait d’une voix douce, le regard fixe.

«C’est pour ainsi dire symbolique de toute la question de ces malheureux biens disparus. Pourquoi acceptez-vous que les Juifs de par le monde parlent de “ la Suisse ”. La Suisse a triché, disent les uns. Non, la Suisse n’a pas triché, clament les autres.»

J’ai eu un geste, mais elle ne m’a pas laissé le temps de parler.

«Que ce soit vrai ou non, peu importe. Vous devriez exi­ger qu’on dise: “Les banquiers suisses, les dirigeants suisses de l’époque, ont triché. ” Les Suisses, eux, ont fait de très grands sacrifices. Ça n’a pas été aussi terrible pour vous que pour notre peuple, mais on ne va pas se mettre à en vouloir à ceux qui ont échappé à l’horreur, tout de même.»

David a enchaîné.

«On m’a raconté le cas d’un jeune homme d’alors, à Delémont, qui a fait des mois et des mois à la frontière, avec une solde de misère, pendant que sa femme travaillait douze heures par jour dans une usine. Il y en a eu des cen­taines de milliers, comme ça. Ce ne sont pas eux qui ont mis les millions d’Hitler à l’abri, qui ont participé au pillage de notre argent, ce n’est pas à eux que cela a profité.»

Et Judith:

«Aujourd’hui “ les Suisses ”, ce sont les descendants des petites gens qui se sont serré la ceinture. À ceux-là, per­sonne ne reproche rien, ne demande rien. Mais si la classe dirigeante d’aujourd’hui nie que celle de la guerre, que les banquiers du temps de la guerre ont triché et qu’elle n’offre que des déclarations circonspectes au lieu de réparations, et si vous, les petits Suisses, acceptez cela, alors vous devenez leurs complices.»

David devait être d’accord, il n’a cessé d’opiner du bonnet.

Quant à moi, je me suis contentée de soupirer. Judith disait tout haut ce que je pensais déjà tout bas longtemps avant le jour où ces malheureux biens en déshérence ont en­fin atteint la conscience collective suisse. En le voulant, on aurait pu être au courant depuis des décennies.

«Au niveau collectif», ai-je fini par dire, «je suis plutôt de votre avis. Au niveau individuel, tout ce que je peux faire, c’est chercher, et vous aider pour que justice vous soit rendue le plus rapidement possible.»

«C’est plus que nous n’en espérions en venant ici. Nous avions choisi de passer une semaine à Genève dans le vague espoir de trouver quelque chose, bien sûr, mais c’était presque symbolique. C’était pour faire plaisir aux demi-frères Blumenstein, qui vivent très chichement. Nous n'avions jamais envisagé de retrouver l’homme de confiance de notre père. Même s’il nie.»

«Mon travail, ce sera exactement ça: faire en sorte qu’il ne soit plus en position de nier. Aimeriez-vous le rencontrer, ou rencontrer Maître Tissot fils, avant de partir?»

Je savais ce qu’ils allaient répondre, ils l’ont dit en chœur:

«Non.» Et David a poursuivi: «Vous, ça nous suffit.»

Sa femme et lui se sont regardés, et David a fini par ajouter d’une voix hésitante:

«Nous n’avons pas vraiment de quoi vous payer.»

«Écoutez, commençons par faire le travail. C’est là l’essentiel. Acceptez ma participation comme un investissement personnel. Ça vous va?»

Ils auraient bien voulu faire autrement, mais ils n’en avaient pas les moyens. Un silence, quelques regards échangés, ils ont fini par se décider.

«Ça nous va.»

Ils ne pensaient même pas qu’on leur devait des millions. Il n’y avait aucune cupidité dans leur démarche. Seulement une grande dignité et un sens de la justice. C’étaient des humbles, des gens simples habitués à compter. Les tribunaux n’étaient pas leur monde, et s’ils n’avaient pas émigré, pas retrouvé les frères aînés, ils n’auraient jamais pensé à réclamer.

Ils savaient ce que trimer veut dire et, pour eux, payer mon travail c’était important. Sophie aurait sans doute remarqué que c’était important pour nous aussi.

Je n’ai pas revu les Blumenstein avant leur départ, ils s’envolaient le lundi matin tôt, et leur week-end était pris par une excursion dans le Jura à laquelle ils tenaient. Le mien s’est passé à analyser une comptabilité truquée. À cha­cun ses loisirs.

 

 

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’Oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

 

 

 

 

 

4 commentaires
1)
jibu
, le 14.12.2008 à 19:50

on ne commente pas donc :-)

2)
Anne Cuneo
, le 14.12.2008 à 23:37

J’ai pas dit çaaaaaa!!!! ;-))) On peut commenter. Mais je ne mesure pas le succès au nombre de commentaires…

3)
Saluki
, le 15.12.2008 à 09:04

Je l’avais pris pour une instruction formelle… :°)

(Bien content de l’avoir lu ce matin )

4)
jibu
, le 15.12.2008 à 10:21

Je pensais bien que ça réagirait :-)