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Âme de bronze, chapitre 10

Ame de bronze

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

X

 

 

Madame Léon ne nous a pas tués, au contraire. Une fois que j’ai expliqué les choses, elle a même incité son mari à m’accompagner à la prison. Lorsque je suis descendue de ma voiture, Léon était déjà là. Il faisait les cent pas.

Avant de le rejoindre, j’avais pris mes précautions. J’étais passée par le bureau, avais appelé Sophie et je lui avais, à elle, tout raconté. J’avais ainsi une double assurance-vie.

Puis j’avais appelé Rosalinde Schmidt. Il fallait que je sois sûre.

«Dites-moi, Rosalinde, le prof de français de Jacques, lorsqu’il est revenu de sa secte et qu’il est retourné au lycée, était-ce Madame Vannery?»

«Oui, pourquoi?»

«Vous aviez parlé avec elle des problèmes de Jacques?»

«Bien sûr. Elle était l’enseignante responsable de leur classe. Nous avons longuement discuté des mesures à prendre, avec elle et avec le proviseur. Mais pourquoi me demandez-vous cela?»

«Rosalinde, un de ces jours j’espère pouvoir vous expliquer la raison de toutes ces questions incongrues. Pour l’instant, je n’en suis qu’aux vérifications.»

«Bon, je vous fais confiance. En tout cas, je peux vous dire que Madame Vannery est une excellente pédagogue. C’est en partie grâce à elle que Jacques s’en est si bien sorti, après sa casse. Elle avait déjà été le professeur de mon aîné, elle arrive à faire de ses élèves de véritables lettrés, des amoureux des livres.»

«Oui, j’ai beaucoup entendu dire cela. Elle a été un idéal pour des générations d’adolescents à ce qu’il paraît. Vous avez gardé une liste des enseignants du lycée, par hasard?»

«Attendez… Oui, elle est là.»

«Donnez-moi deux ou trois noms.»

Elle m’a indiqué quelques personnes, parmi lesquelles un professeur d’histoire que je connaissais.

Je l’ai appelé. Un homme serviable et affable qui m’a donné le renseignement que je cherchais. Tout s’enchaînait logiquement, désormais. Je suis restée assise à mon bureau cinq bonnes minutes, pour ajuster ma vision à ce que je venais de comprendre.

Puis je suis allée à la prison, où Léon m’attendait pour que je puisse entrer sans problème, et aussi parce que j’allais y parler d’une affaire qui était tout de même la sienne. Ce n’était pas encore tout à fait l’heure de la visite, mais de petits groupes attendaient déjà. Une population aux accoutrements parfois étranges où prédominaient les femmes, autant (bien qu’indirectement) victimes des condamnés qu’elles allaient voir que leurs victimes effectives.

«Vous avez eu des nouvelles de Mohammed ben Salem, depuis qu’il a été condamné?» ai-je demandé à Léon.

«Une fois. Il étudie, et il a demandé la permission de passer ses examens.»

«Il en a encore pour longtemps?»

«Il a été condamné à quatre ans et demi, le maximum pour viol. S’il continue à étudier nuit et jour et s’il ne fait pas de bêtise, on le libère au bout de trois ans. Il lui reste… Combien de temps cela fait-il? Il en a pour un an et des poussières.»

En entrant dans la pièce que la prison avait mise à notre disposition, le jeune homme nous a lancé un regard hostile, après quoi il a fixé le sol, obstinément, et, une fois assis, la table.

«Mohammed ben Salem», ai-je dit au bout d’un long silence, «pourquoi ne nous avez-vous pas dit que ce n’est pas vous qui avez violé Iris Moretti?»

Tout son corps s’est redressé, et il m’a regardée, cette fois, droit dans les yeux.

«Vous n’allez pas me dire que vous avez soudain décidé de me croire?»

«Pourquoi n’avoir rien dit?»

«Mais je vous l’ai dit cent fois.»

«Non. Dans la mesure où vous ne nous avez pas donné le nom du violeur, vos dénégations n’avaient aucune valeur. La plupart des violeurs nient, une fois pris. Vous devez avoir compris cela, non?»

Son regard est retourné à la table. Il a fallu que je sois plus directe.

«De quoi vous a-t-il menacé, pour que vous le couvriez?»

Cette fois il s’est levé, il s’est appuyé à la table sur les mains, et son visage s’est rapproché du mien. Léon a fait un mouvement, mais je l’ai arrêté d’un geste.

«Allez, courage. Qu’est-ce qu’il vous a dit?»

Il a ouvert la bouche, l’a refermée, s’est rassis, mais n’a pas baissé le regard.

«Je ne vois pas de quoi il est question.»

«Vous voyez très bien. Et votre loyauté vous honore. Ou alors vous avez peur parce qu’il vous a intimidé. Mais je vais vous apprendre une nouvelle: Thomas Carlyle est mort.»

Son regard est resté fixé à mon visage.

«C’est un piège.»

«Non, ce n’est pas un piège. J’ai fait une supposition. Mais basée sur tant de faits que c’est pour moi une quasi-certitude. Je vais vous dire comment je pense que cela s’est passé. Vous avez rencontré Thomas Carlyle, et il s’est vanté d’être votre compatriote, ce qui est en partie vrai. Il parlait sans doute votre langue. Vous avez passé quelques soirées ensemble. Il vous a fait boire, il vous a peut-être filé un peu de coke à sniffer, et puis il vous a poussé à vous éclater. C’est ainsi que vous avez fini par molester une ou deux femmes dans la rue. Juste ou faux?»

Un long silence.

«Vous êtes sûre qu’il est mort?»

«Mort, assassiné et autopsié. L’inspecteur Léon m’est témoin.»

«Allez-y, mon vieux», a renchéri Léon. «Ça vaudra mieux pour tout le monde. Sans compter que maintenant qu’on a l’ADN de Carlyle, on a déjà vu que les similitudes avec celui du violeur – même s’il était lacunaire – sont frappantes.» Là, il improvisait: il n’avait pas eu le temps d’aller vérifier. Mais ç’a été efficace.

Mohammed s’est mis à table.

«Un jour, il a sonné chez moi. Son père avait connu mon père. Il était sympa, c’était un ami de la famille – enfin c’est comme cela que je l’ai vu. Il voulait toujours que je sorte avec lui, mais je n’avais pas le temps. Je faisais de petits boulots pour nouer les deux bouts, parce que nous sommes trois fils aux études et que mon père n’est pas riche. Thomas m’a dit: laisse tomber ces boulots, concentre-toi sur tes études et amuse-toi un peu. Je t’aiderai, tu peux bien accepter cela d’un ami. Je ne sais pas comment vous expliquer, il m’a envoûté. Au début, on ne parlait que de physique nucléaire, mes études l’intéressaient, il posait des questions intelligentes, je ne me suis pas méfié du tout. Et puis peu à peu il a été question de femmes – et puis…»

Sa voix s’est éteinte, et c’est Léon qui a enchaîné.

«… et puis il a créé une atmosphère d’érotisme malsain, et un beau jour il vous a donné de la coke, et il vous a excité jusqu’à ce que vous vous mettiez à courir après les femmes comme un lapin.»

«Comment savez-vous tout cela?»

«Vous n’êtes ni le premier ni le seul avec qui il a joué ce jeu-là. J’en ai ramassé une petite collection, depuis qu’il a eu la bonne idée de se faire charcuter.»

À mon tour de lui lancer un regard étonné. Il m’avait donc vraiment fait des cachotteries.

«Vous étiez avec lui, lorsqu’il a violé Madame Moretti?» ai-je demandé, comptant sur une réaction. Carlyle lui faisait encore peur. S’il avait été vivant, Mohammed n’aurait jamais rien dit. Même ainsi, il hésitait.

«Alors, vous étiez avec lui?»

«Bien sûr que non. J’étais si bourré que je n’aurais pu violer personne. On avait pas mal bu, et il m’avait donné de la coke à sniffer, c’est vrai. C’était la première fois, je ne m’attendais pas à ce que cela fasse cet effet-là. On s’est déchaînés. Enfin, moi, en tout cas. Je ne pourrais pas vous dire ce qu’il ressentait, lui.»

Il m’a lancé un regard contrit.

«Faisons les fous, qu’il a dit, et sur le moment, cela paraissait si innocent… Et puis j’ai perdu Thomas. Il m’avait parlé d’une femme qui l’envoûtait complètement, qui faisait de lui ce qu’elle voulait. Cela ne lui était jamais arrivé auparavant, disait-il, et il n’aurait pour rien au monde manqué une nuit avec elle. J’ai supposé qu’il était allé la voir. J’ai erré. À mon procès, j’ai vu la femme que j’aurais menacée dans la rue, ce soir-là. Je ne m’en souvenais que très vaguement, mais vu l’état dans lequel j’étais, je veux bien la croire. Pourtant, je n’avais pas l’intention de la menacer, de lui faire de mal. J’étais dans un état d’exaltation poétique. Et puis j’étais bourré, d’accord, mais pas au point de tout oublier: j’étais, je suis sûr d’être resté dehors, de n’être entré nulle part. Le lendemain, Thomas m’a dit: c’est vraiment curieux, ce qui m’est arrivé hier soir. Inattendu. Rien d’autre. Et deux ou trois jours plus tard, nous avons recommencé, on s’est remis dans le même état, et je me souviens qu’à un certain moment il m’a dit: dommage que pour certaines choses, la première fois soit aussi la dernière, comme si j’avais dû savoir de quoi il s’agissait. Et puis on est partis en chasse, pour s’amuser. Et puis vous m’avez arrêté, moi. Lui, vous l’avez manqué.»

«Pourquoi n’avez-vous rien dit?»

«Mettez-vous à ma place. Je n’ai violé personne, et même ces femmes dans la rue, j’étais dans un tel état que je n’ai pas réalisé que je les effrayais. Dans mon état normal je respecte les femmes, et jamais je ne serais incorrect avec l’une de vous. Pendant les deux premiers jours en prison, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. J’ai jugé plus prudent d’en dire le moins possible et d’attendre.»

«Et puis?»

«Et puis Carlyle m’a envoyé un avocat. Je ne sais même pas de quel appartement on me parle, que je lui ai dit. Mon pauvre, vous étiez donc si bourré? Non, pas suffisamment bourré pour oublier d’avoir couché avec une femme, ai-je répliqué. Et là, tout à coup, je me suis dit: mais Thomas, lui, pourquoi ne dit-il pas qu’il était avec moi? Et j’ai commencé à penser que c’était peut-être lui qui… Et puis mon avocat m’a lu la déposition de Madame Moretti, je me suis remémoré les propos de Thomas. Je lui ai envoyé une lettre par l’avocat. Je trouvais absurde qu’il paie cet avocat et qu’il se taise. Ou si ce n’était pas absurde, il n’y avait qu’une conclusion possible.»

«Et de quoi vous a-t-il menacé, alors?»

«Comment savez-vous qu’il m’a menacé?»

«Je suis comme l’inspecteur, j’ai ma petite collection d’histoires.»

«Il m’a dit qu’il ruinerait mon père si je disais un mot à son propos. Dans notre ville, il a des oncles très puissants. Il a dit qu’il avait le bras long, et j’étais prêt à le croire. Il m’a détaillé ce qu’il ferait. Il décrivait les mesures qu’il prendrait avec un sourire sadique aux lèvres, je vous assure que je n’avais aucune envie de le mettre au défi. Toute ma famille aurait été anéantie. Par contre si je faisais mes trois ans sans rechigner, il veillerait à ce que je finisse mes études et à ce que je fasse une belle carrière de physicien nucléaire. Je ferai de toi le plus grand physicien du Maghreb, qu’il me disait.»

«Vous l’avez cru?»

«Une partie de ma tête me soufflait que, en fait de belle carrière, il s’arrangerait pour me tenir à sa merci toute ma vie. Mais il était très persuasif, aussi. J’étais en prison, de toute façon, c’était ma parole contre la sienne. J’ai continué à dire que ce n’était pas moi le violeur. Il voulait que j’avoue, d’abord, mais là je n’étais pas d’accord, je ne me chargerais pas de quelque chose d’aussi vil. Pourtant, je ne l’ai pas mêlé à l’affaire.»

Un silence.

«Vous me croyez? Vous allez me libérer?»

«Ce ne sera pas facile», a dit Léon. «Son ADN sera plus ressemblant que le vôtre, mais la comparaison ne pourra jamais être parfaite, et à part cela nous n’avons aucune preuve matérielle. Et si on vous libère et qu’on vous expulse, cela n’arrangera pas vos études. Il faut qu’on vous réhabilite. Je verrai ce que je peux faire.»

Lorsque nous l’avons quitté, Mohammed soupirait beaucoup, mais son visage était serein, presque ouvert.

 

Léon et moi sommes montés chacun dans sa voiture et sommes rentrés à Lausanne. Il ne voulait pas abuser de la patience de sa femme. Et j’avais encore une démarche à entreprendre pour laquelle je ne voulais surtout pas qu’il soit là.

J’ai arrêté mon moteur devant chez Olga et je suis montée. J’ai poussé la porte de son appartement (elle n’était bien entendu pas fermée à clef) et suis entrée sans sonner. Du living sortait une musique feutrée.

Elle était assise dans un fauteuil, les jambes repliées sous elle, en peignoir de soie noire. Ses draps aussi étaient noirs, je les avais aperçus en passant. Elle tenait une tasse et fixait sans le voir le lac qui se dessinait dans le lointain.

«Bonjour, Olga.»

Elle a tourné la tête. Son visage, toujours beau, avait pris dix ans. Elle était d’une pâleur extrême, et maintenant que je la voyais en pleine lumière, il me semblait qu’en quelques semaines elle avait littéralement fondu. Elle avait toujours été menue, mais là, elle était quasi squelettique.

«Salut, Marie.»

Rien de plus. Comme si elle m’avait attendue. Sa voix avait pris un siècle.

Je me suis assise en face d’elle, mon sac sur les genoux.

«Qu’est-ce que tu veux?»

«Je t’ai vue hier soir, au bar du Palace. Je me suis dit que tu n’allais pas fort.»

«Ça te regarde?»

«Un peu. Au fond, je ne le savais pas, mais c’est toi que je cherchais tout du long. C’est idiot, mais je n’ai compris qu’hier soir. Je ne savais pas, avant, que tu étais la maîtresse de Thomas Carlyle. Personne n’a jamais compris que ce violeur n’aurait pas du tout été un violeur, pour toi. Tu me l’as même dit, mais j’étais si loin de me douter… Et lorsque tu as vu que je ne comprenais pas ton allusion, tu as pensé tant pis pour elle, ou quelque chose dans le genre.»

Son simple regard était un acquiescement. Elle a tiré sur sa cigarette jusqu’à ce qu’elle soit finie. Elle a avancé le buste pour écraser le mégot – le dixième, le vingtième – dans le cendrier.

«Tu fais erreur», a-t-elle fini par dire. «Je ne savais pas que c’était lui. Je savais que l’accusé était un de ses amis, bien sûr, et j’ai souvent souhaité qu’il se soit trompé de chambre, ce soir-là, qu’il soit venu dans la mienne. Avec moi, il n’y aurait pas eu de viol, mais un jeu. Moi, je traite les hommes de telle sorte qu’à la fin ils sont à genoux devant moi. Ils en veulent encore. On ne peut pas me violer, moi.»

«En somme, Thomas Carlyle et toi formiez un couple idéal.»

L’ironie dans ma voix a été perdue pour elle.

«Idéal. Chacun de nous était soumis à son tour. Il a fini par ramper devant moi. Mais moi, je n’ai jamais rampé devant lui.»

Elle a eu un rire méprisant. Hideux.

«Toutes ces mijaurées qui se plaignaient, sa femme légitime qui s’est pratiquement laissé tuer. Très peu pour moi. Moi, je l’ai maté. Il était à moi. Avant, il courait. Hommes, femmes, cela lui était égal, pourvu qu’il puisse dominer. Il a même séduit son oncle.»

«Et c’est comme ça qu’il le faisait chanter?»

«Il avait réussi à prendre des photos de ses propres ébats avec lui. Pour soumettre ses victimes désignées, Thomas Carlyle avait une imagination inépuisable.»

Je me suis souvenue de l’oncle Francis: je l’ai aimé comme un fils, il aurait fait un excellent ambassadeur… culture levantine. Tu parles d’une culture levantine.

Olga continuait à débiter d’une voix monotone.

« … et on nous regardait de travers. Mais à partir du jour où nous nous sommes trouvés, plus personne d’autre n’a existé. Il n’a plus molesté personne, et je n’ai, moi aussi, plus été qu’à lui. Nous ne faisions de mal à personne, nous étions entre adultes consentants.»

«Iris mise à part, bien entendu.»

«Iris, c’était une erreur. Il était ivre, ce qui ne lui arrivait que rarement. Il s’est trompé de chambre. Il n’était guère venu chez moi; le plus souvent c’était moi qui allais à son hôtel. Et ce soir-là, je lui avais dit que je ne le verrais pas, car le lendemain j’avais des examens oraux à faire passer, de sept heures du matin jusqu’à tard dans l’après-midi. Je ne m’attendais absolument pas à ce qu’il vienne.»

«Comment se fait-il qu’Iris ne l’ait pas reconnu?»

«Thomas et elle ne s’étaient jamais rencontrés. Un hasard. Il était mon ami depuis quelques mois seulement, je te l’ai dit, c’était la fin de l’année scolaire, nous étions très occupées, depuis quelques semaines nous vivions sous le même toit, mais nous nous voyions à peine.»

«Et une fois son erreur commise, il ne t’a rien dit.»

«Non, il ne m’a rien dit.» Le ton était à la lèse-majesté.

«Et tu n’as pas imaginé…?»

« … qu’il aurait transgressé? Mais tu rêves, ma parole! Nous étions convenus que si l’un de nous désobéissait, l’autre avait le droit de le tuer.»

J’ai essayé de ne pas avoir l’air effaré.

«Mais tu as fini par lui faire cracher la vérité.»

«Il avait toujours parlé de Ben Salem. Ce salaud de Ben Salem allait payer, Ben Salem avait été ignoble, et cetera, et cetera.»

«Mais au fond de toi, tu savais.»

Tout son corps a été parcouru d’une espèce de courant, d’un spasme, cela m’a fait penser à un serpent qui se dresse.

«Non. Je ne savais pas. Il était à moi, je connaissais les moindres recoins de sa pensée.»

«Mais il a couché avec ta copine. Sous ton nez. Par erreur, sans doute. Mais enfin, voilà quelque chose que tu as longtemps ignoré.»

«Il a tout de même fini par l’admettre.»

«Oui, mais quand? Il y a quelques semaines à peine, je pense.»

Je jouais une partie serrée. Il ne s’agissait pas de me tromper. Elle a eu un de ces gestes hautains, si typiques, pleins de mépris.

«Quelle importance? Il y a quelque temps.»

«Et c’est pour cela que tu l’as tué.»

Elle s’est immobilisée. J’avais réussi à la surprendre, et une fraction de seconde son regard a dit «oui».

«Qu’est-ce que tu racontes?»

«Je raconte que tu as prétexté ton cours sur les monuments de la Suisse au lycée pour entraîner Thomas dans cette bibliothèque qui, comme par hasard, se trouve être une église, et là tu lui as fait expier sa faute. Devant Dieu et devant les hommes. Tu l’as fait mettre à genoux, tu t’es offerte à lui, et pendant que sa tête était appuyée sur ton ventre, tu l’a poignardé. Il était à toi, et tu l’avais prévenu: un écart, et tu le tuerais.»

J’inventais – enfin pas tout à fait, il m’était revenu, soudain, que le jour où nous avions trouvé le corps de Carlyle j’avais remarqué une trace sur son pantalon qui m’avait fait penser, fugitivement, qu’il avait dû s’agenouiller. Je n’y avais guère prêté attention, plus repensé, mais là, tout à coup, j’étais dans un état second, c’était comme si je lisais dans les pensées d’Olga, je suivais ses raisonnements, je voyais les images défiler dans sa tête à mesure qu’elle les produisait. Son visage était dur, ses lèvres avaient comme disparu, ses yeux étaient fixes.

«Il était à moi. S’il avait avoué, le lendemain du jour où il a violé Iris, je l’aurais puni, mais ensuite je lui aurais pardonné. Là, des mois plus tard, ce n’était pas excusable. D’ailleurs, il ne s’est pas excusé. Il a même dit que l’expérience avait été intéressante.»

«Et tu l’as tué.»

Je voulais qu’elle le dise, mais elle ne m’a pas donné cette satisfaction.

«Iris m’a invitée à sa première, à Vienne, et elle m’a envoyé deux billets. J’ai proposé à Thomas de venir avec moi. Il a ri: “Bonne idée, je n’ai plus revu ta copine de près depuis le soir où je l’ai prise pour toi, où je lui ai fait l’amour. Elle n’était pas comme toi, cette imbécile, elle a fait tout un tas d’histoires, après.” “C’est toi qui as violé Iris?” J’en avais les jambes coupées. Pendant tout le procès, il n’avait jamais rien dit, cela avait paru ne pas l’intéresser, même. “Violée, violée, n’emploie pas les grands mots. Pas toi, tout de même.” J’ai vu qu’il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas que nous étions convenus, qu’il avait manqué à sa parole envers moi. Et il comprenait encore moins que des rapports, même violents, entre personnes consentantes, c’est une chose, mais que forcer qui que ce soit c’en est une autre. Je ne peux pas t’expliquer, mais soudain il m’a fait d’autant plus horreur qu’il n’avait même pas l’air de regretter.»

«En n’ayant rien dit, il a réussi à te violer, toi aussi.»

Une pause.

«Comment as-tu su que c’était lui le violeur, Marie?» Sa voix était méconnaissable.

«Tout est venu d’un coup lorsque j’ai appris que tu étais sa maîtresse.»

«Sa Domina. Il était à moi.»

«C’est alors que j’ai compris que c’était toi qui me l’avais envoyé, lorsque j’ai fait sa connaissance. Que c’était toi qui lui avais proposé de se recommander de Rosalinde Schmidt, ce qu’il n’a pas fait personnellement, mais qu’il a suggéré plus tard à Varek. Dans le cercle de mes connaissances, il n’y avait que toi qui étais au courant, pour Jacques Schmidt. J’aurais dû y penser plus tôt, d’ailleurs.»

Elle n’a dit ni oui ni non. Ses yeux, exorbités, fixaient un point dans le vide.

J’étais sur le point de répéter mon affirmation «tu l’as tué» lorsque d’un geste rapide elle a ouvert son peignoir. Elle portait des bas noirs à jarretelle, et de l’élastique elle a extrait un poignard long et effilé. Une vraie petite gouape. Ses yeux avaient la fixité de la folie. Je m’étais préparée à cette mélodramatique éventualité, et je la visais déjà de mon revolver avant qu’elle n’ait eu le temps de lancer. Elle ne paraissait même pas avoir remarqué mon arme.

«Tu t’es mise en travers de ma route, tu vas payer. Elle aussi.»

«Elle qui?»

«Mais sainte Iris, bien sûr.» Sa voix était stridente. «Tu t’es mise en travers de ma route au début, tu m’as bloquée à Vienne, tu viens me provoquer maintenant.»

«À Vienne?»

Attention, Marie, garde ta concentration, c’est une question de vie ou de mort au sens propre, maintenant. J’ai été submergée par une nouvelle vague de perspicacité.

«Tu es allée à Vienne pour la tuer, et si je n’avais pas été là, tu l’aurais fait.» Il a fallu que je rie, douloureusement. «Tu l’aurais punie d’avoir été violée. Charmant.»

«Tu te mets toujours en travers de ma route.»

Elle a levé son poignard. Pendant un quart de seconde, son arme s’est balancée au-dessus de sa tête. J’étais prête. J’ai tiré. Coup de chance, je n’ai vraiment touché que la lame, comme je l’avais voulu. Le couteau lui a sauté de la main et le choc l’a désarçonnée. J’ai bondi et avant qu’elle n’ait retrouvé ses esprits, je visais sa tempe. À cet instant-là, j’ai compris ce que ressent un tueur. Il ne pense pas à la mort de sa victime. Il est dans une autre logique. La rage me rendait dangereuse, mais je n’avais pas le temps de me contrôler.

«Allez, debout.»

Je l’ai tirée par le bras de ma main libre, brutalement. Debout, je la dépassais d’une tête.

«Tue-moi», a-t-elle dit, d’une voix sourde. «Je ne veux pas vivre sans lui, et puis j’ai un cancer du foie, je n’en ai pas pour longtemps. C’est aussi pour cela que je l’ai tué. Il était à moi, et je ne voulais pas qu’il survive.»

«C’est ça, apitoie-moi. Juste ce qu’il faut pour que je te laisse le temps de me descendre.»

«De toute façon, à partir de maintenant, je nie tout, ce sera ta parole contre la mienne, je ne t’ai rien dit.»

«Trop tard, chère petite madame.»

La voix venue du seuil nous a surprises toutes les deux.

Sophie était là, visant Olga au cœur, elle tenait ce que j’ai pris pour le pistolet d’ordonnance de Gilles. Nous ne l’avions pas entendue entrer.

Instinctivement, Olga a porté les mains à ses cuisses.

«Je ne ferais pas ça, à votre place», a dit Sophie d’une voix que je ne lui avais jamais entendue. Douce et dure en même temps. «Madame Machiavelli a eu la bonté de viser la lame de votre poignard. Je n’aurai pas ses scrupules.»

Derrière elle, j’ai été encore plus étonnée de voir poindre la moustache de Rico.

Olga est restée figée un instant, puis s’est écroulée dans une sorte de spasme qui ressemblait à l’idée que je me fais d’une crise d’épilepsie. Ni Sophie ni moi n’avons bougé, nos revolvers sont restés braqués sur elle. Elle salivait, crachait du sang, ses yeux roulaient dans ses orbites, elle criait, nous invectivait entre deux râles. C’était horrible. Je ne la connaissais pas suffisamment pour comprendre si c’était du cinéma.

«Il faut appeler une ambulance», a dit Rico en s’agenouillant près d’elle. Elle ne voyait plus rien ni personne. Ce n’était pas du cinéma.

«Oui, je crois même que c’est urgent.»

J’avais de la peine à reconnaître le son de ma propre voix. Je me suis dirigée vers le téléphone.

Ils sont arrivés très vite. Lorsqu’ils sont entrés, nos armes avaient disparu. D’un coup de pied discret, j’ai fait glisser le poignard sous le sofa. C’était probablement avec lui qu’elle avait tué Carlyle et, même tordu comme il était, un chimiste un peu habile en aurait sans doute tiré des preuves irréfutables.

«Faites attention», a dit Rico aux brancardiers, «c’est une maniaco-dépressive, elle parlait de tuer quelqu’un.»

Ils lui ont fait une piqûre qui l’a calmée presque instantanément.

J’ai murmuré à celui qui paraissait être le chef:

«Elle a dit tout à l’heure qu’elle avait un cancer du foie. Je ne sais pas jusqu’à quel point c’était du délire.»

«J’avertirai le médecin de garde. L’un de vous peut nous accompagner?»

«Je viens volontiers», a dit Rico.

«Nous suivons en voiture», ai-je ajouté.

En partant, Rico a pris le sac à main d’Olga, qui gisait ouvert dans un fauteuil.

Et soudain, après toute cette agitation, Sophie et moi nous sommes retrouvées seules, face à face.

«Je suis vraiment surprise de vous voir faire des heures supplémentaires», ai-je observé juste pour dire quelque chose. «Et encore plus surprise de vous voir surgir armée comme une Minerve.»

«Ben quoi, je suis lieutenant à l’armée.»

«Ah bon? Moi qui vous croyais gauchiste.»

«Je suis plutôt à gauche, c’est vrai, bien que je m’abstienne de toute politique. Selon vous, il faudrait laisser l’armée exclusivement aux gens de droite?»

«Non, non, l’armée est à tout le monde, je suis d’accord. Vous ne m’aviez jamais dit que vous faisiez du service militaire, c’est tout. Et comment se fait-il que vous ayez réussi une entrée en scène digne de Zorro?»

«Vous me téléphonez, vous me racontez votre polar de A à Z et me dites que si vous avez raison, après la prison vous viendrez ici. Je n’étais pas tranquille: tous les livres le disent, c’est le premier meurtre qui est le plus dur. Une fois qu’on a brisé le tabou, on récidive facilement. L’idée que vous veniez dans cet appartement isolé, pour confronter une tueuse, ça me troublait. Et finalement j’ai dit à Gilles que je préférais venir pour rien que rester chez nous à y penser. J’ai appelé Monsieur Kepler pour lui demander son avis. Nous nous sommes dit que mieux valait pousser jusqu’ici.»

«Vous avez entendu son histoire?»

«En grande partie, je dirais. C’est incroyable.»

«Pas si incroyable: un type ivre, deux chambres aux deux bouts du couloir. Il a l’intention de tourner à droite, mais dans le noir il va à gauche et n’est pas assez lucide pour s’en apercevoir. Il a cru que c’était Olga, et ensuite, ça l’a amusé de continuer.»

Une simple erreur. Un jeu. Ça m’angoissait d’y repenser. Autant changer de discours.

«Je me demande si Olga est vraiment malade.»

Sophie est toujours un monument de bon sens.

«Allons à l’hôpital, nous le saurons. Et amenons-lui quelques affaires.»

Elle est partie dans les profondeurs de l’appartement, des tiroirs se sont ouverts et refermés. Pendant ce temps, je me suis mise à quatre pattes, j’ai ressorti le poignard de sous le divan, l’ai enveloppé dans mon mouchoir et l’ai glissé dans mon sac. L’opération était à peine achevée que Sophie est revenue avec un fourre-tout rebondi.

En partant, j’ai retiré la clé de la serrure intérieure, et j’ai fermé l’appartement derrière moi. À double tour. Le geste était gratuit. Iris aurait dit que ça ne la dé-violait pas, mais il m’a fait du bien.

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Daniel Cochet.

 

3 commentaires
1)
zit
, le 26.10.2008 à 10:18

Dès le début, je ne sentais pas bien “le tunisien violeur” sous la plume d’Anne Cuneo, ça avait un côté tellement incongru que j’étais certain de sa non culpabilité.

Quand à Tom et Olga, quel joli couple ! C’est le genre dont on ne souhaiterait même pas qu’ils rencontrent nos pires ennemis (quoique, mes pensées vont à un couple d’ex–voisins avec qui ils se seraient appariés harmonieusement ;o).

z (vivement dimanche prochain, je répêêêêêêêête : comment ça, c’est déjà fini ?!!!)

2)
Saluki
, le 26.10.2008 à 10:19

Ah… Les femmes !

3)
Franck Pastor
, le 28.10.2008 à 10:44

Des gens comme ça, j’aimerais ne pas en croiser, c’est sûr…