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Âme de bronze, chapitre 7

Ame de bronze

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

VII

 

 

 

Le lendemain après-midi j’étais à mon bureau, épluchant attentivement les comptes du mari dont voulait divorcer la copine de Pierre-François, ma superbe soirée à l’Opéra de Vienne presque oubliée. D’autant plus oubliée que, dans les pièces comptables étalées devant moi, je flairais l’entourloupe.

Officiellement, le secret bancaire suisse est quasiment impossible à percer – particulièrement pour une «bagatelle» genre ce divorce, dont l’enjeu en termes financiers était relativement modeste. Pour demander la levée du secret bancaire, il faut être à la recherche d’avoirs comme ceux de Marcos ou de Mobutu. Ou alors il faut qu’on atteigne les sommets du scandale, comme pour les fonds confiés par les juifs aux banques suisses au moment de la Deuxième Guerre mondiale et si mystérieusement «disparus» depuis. Mais officieusement, avec des relations bien placées, il est souvent possible de savoir ce que quelqu’un cache sous les voûtes profondes des banques: ce sont des renseignements dont on ne peut guère faire état. À la rigueur, on peut espérer s’en servir, si le juge est habile. Mais même sans en parler officiellement, le seul fait de connaître le nom de la banque peut être un levier important.

Sophie et moi nous sommes partagé les instituts bancaires et y avons passé l’après-midi. L’impression de Pierre-François que le monsieur cachait des revenus qui auraient dû figurer dans l’évaluation de la pension alimentaire a été largement confirmée. Maintenant, il s’agissait de prouver cela par d’autres moyens que des extraits de compte car, pour ceux-là, nous ne pouvions même pas dire que nous en connaissions l’existence. J’étais ici dans mon élément: l’analyse d’une comptabilité à la recherche d’irrégularités est une activité que j’affectionne. Contrairement à ce qu’on pense souvent, ce n’est pas une tâche aride: cela demande de l’intuition, de l’imagination, et même un brin de psychologie. Pendant quarante-huit heures, elle m’a si entièrement occupée que j’en ai, le plus souvent, oublié Carlyle.

Grâce au savon que m’a passé Jean-Marc Léon parce que je m’étais mêlée de «son» affaire, j’avais appris que Scotland Yard avait pris en main le côté anglais de l’enquête. Scotland Yard, mais pas Jonathan Ryan. C’étaient les Mœurs et les Stups qui s’en occupaient.

«Carlyle était membre d’une série de clubs très spéciaux, où l’on pratiquait le sado-masochisme. On le connaissait aux Mœurs, et on l’avait même discrètement à l’œil depuis la mort scandaleuse d’un de ses amis député à la Chambre des communes.»

«Et les Stups?»

«Il paraît qu’il achetait de l’héroïne en quantités relativement modestes, mais enfin plus qu’il n’en faut pour une seule personne. Et je peux vous assurer qu’il ne consommait pas lui-même. On n’en a trouvé aucune trace à l’autopsie.»

«Qu’est-ce qu’il en faisait, alors?»

Il n’a pas voulu, peut-être pas pu, me donner plus de détails et j’ai préféré ne pas trop insister pour ne pas compromettre nos bons rapports; il s’est contenté de conclure notre entretien téléphonique par un sibyllin:

«Si j’en crois mes collègues anglais et mes premières investigations, le cercle des suspects est large. Je voudrais que quelqu’un me dise quelque chose de positif sur ce Carlyle, juste pour me changer des gens qui le haïssaient.»

«Je vais vous faire plaisir. Côté vêtements, il avait un goût impeccable.»

«C’est déjà ça. Comme quoi l’habit ne fait pas le moine, et maintenant que vous m’avez forcé à sortir une platitude je raccroche avant que vous ne lâchiez un rire méprisant. Au revoir, Machiavelli.»

Il ne m’a effectivement pas laissé le temps de rire.

Le soir même de mon retour de Vienne, entre deux additions, je suis tout de même allée voir Claudia, la gouvernante en chef du Palace. Je l’avais prévenue au début de l’après-midi pour lui laisser le temps de faire parler le personnel et de fouiller ses registres.

«La première fois que Monsieur Carlyle est venu», m’a-t-elle dit, «il était marié et sa femme l’accompagnait. Mario, le portier, qui a une mémoire phénoménale, se souvient d’elle: il paraît qu’elle avait l’air d’un moineau effarouché. D’après Mario, ils ne s’adressaient jamais la parole, cela l’avait frappé.»

«Une femme… Tiens, tiens… Et comment s’appelle-t-elle?»

«Élisabeth Carlyle. Nous n’avons pas d’autre nom.»

«Et à part ça?»

«À part ça, il payait très généreusement, mais traitait tout le monde de haut. Il n’admettait pas la réplique et il était très cassant. En dépit de ses pourboires colossaux, on ne se pressait pas au portillon pour le servir.»

«Et depuis qu’il n’avait plus sa femme avec lui?»

«Il sortait beaucoup, mais ses compagnes ne faisaient que passer.»

«On a enregistré des noms?»

«Non. Aucune n’a habité l’hôtel, que je sache.»

«Tu ne trouves pas surprenant qu’on ne se soit pas pressé pour le servir alors qu’il était très généreux?»

«Vu ma position, je ne peux pas forcer les confidences du personnel, mais il doit s’être très mal conduit, probablement avant que je ne travaille ici. Personne n’en parle, c’est une règle tacite.»

J’avais fait un nœud à mon mouchoir mental. À creuser, éventuellement.

J’ai été arrachée à mes activités ordinaires d’enquêteuse financière par un coup de fil de Rico: du Congo, il avait passé en Afrique du Sud.

«Je crois que d’ici quelques jours j’aurai de quoi écrire deux ou trois papiers, je rentre dans une semaine au plus tard.»

«Je me réjouis de te revoir.»

Je ne disais jamais à Rico qu’il me manquait: je n’avais pas envie de faire pression, même indirectement, sur un homme dont le job était lié à de fréquents déplacements. Mais il n’était pas dupe:

«Tu ne m’en veux pas d’être si longtemps loin de toi?»

«Non, Rico, je ne t’en voudrai jamais.»

«Et toi? Qu’est-ce que tu fais?»

«Figure-toi que j’enquête sur un meurtre. Je te raconterai plus tard.»

«C’est quasiment une promotion, dis donc.»

«Je ne sais trop que te dire. Je m’en passerais bien, en tout cas.»

Nous avons raccroché après quelques déclarations d’affection. Rien à faire, son appel m’avait fait plaisir, mais m’avait donné le cafard: il me manquait vraiment.

Pour me changer les idées, j’ai appelé Jonathan Ryan à Scotland Yard: je voulais savoir où il en était avec les Carlyle. J’ai même réussi à l’attraper.

«Je ne peux rien vous dire, car l’affaire est traitée totalement sous le manteau», m’a-t-il aussitôt déclaré. «Je vous avais bien dit que ce serait délicat à cause du contexte.»

J’ai compris qu’il ne me dirait rien au téléphone.

J’ai appelé Samuel. J’espérais que maintenant que nous nous connaissions mieux il ferait une entorse à ses principes. Il n’avait pas changé de point de vue.

«J’allais vous téléphoner. J’ai des nouvelles pour vous, mais il faut que vous veniez les prendre sur place.»

«Vous ne pourriez pas déroger à vos règles de conduite, pour une fois? M’expliquer par téléphone?»

«Venez, Marie. Vingt-quatre heures. J’aimerais vous faire rencontrer quelqu’un.»

Le lendemain était un samedi. Je n’avais pas encore vraiment fini d’analyser les documents que m’avait fait tenir Pierre-François, mais il était évident qu’il ne me faudrait pas tout le week-end pour conclure.

«Bon. Je viens demain matin. Je débarque tôt.»

«Excellent. Je vous attends pour le petit déjeuner.»

Là-dessus j’ai téléphoné à Franz Suter, mon enquêteur de Berne. Je ne croyais pas vraiment que le conseiller national Varek avait tué Carlyle, mais Suter devait avoir des choses à raconter.

Il avait d’ailleurs appelé, était tombé sur Sophie, et n’avait rien voulu lui dire.

Suter a un français particulier. Parfait, très riche en vocabulaire, mais qu’il parle avec un accent bernois impossible à éradiquer. Il le sait; du temps où il travaillait chez mon père il avait accepté les moqueries avec bonne humeur, et avec une élégance telle que très vite personne ne s’était plus attaqué à cette grande perche lunetteuse et moustachue qui, au lieu de se vexer, renchérissait sur son propre compte.

«Ah, bonjour la belle», s’est-il exclamé (chez lui ça donnait ponchour la pelle).

«La belle vient aux nouvelles.»

«Tu sais que tu as réussi à me surprendre?»

«Comment ça?»

«Lorsque tu m’as chargé de ta «mission», je me suis dit que tu devais être folle. Varek! À part le fait qu’il est dévoré d’ambition et qu’il complote dans je ne sais combien de commissions pour assurer sa carrière politique, il n’y a rien à dire de Varek, pensais-je.»

«Tu te trompais.»

«Parfaitement, je me trompais. Il semblerait que, ces derniers temps, il a beaucoup changé. Il n’était déjà pas bavard, mais il est devenu sombre. Des membres de ses commissions disent qu’il est présent physiquement, mais absent mentalement. Et lorsqu’il finit par intervenir, il est plus dur que jamais sur des positions encore plus morales et conservatrices que d’habitude. J’ai entendu un murmure, un souffle dirais-je même, à son sujet.»

Il s’est arrêté, et il a fallu que je l’encourage. Sa réticence était palpable même au téléphone.

«C’est-à-dire qu’on m’a raconté, mais sans garantie pour l’instant, qu’il aurait une préférence pour les très jeunes gens, et que quelqu’un le ferait chanter.»

«L’effet Dutroux.»

Les rapts, les assassinats d’enfants de Dutroux, avaient secoué la Belgique, où on soupçonnait que derrière Dutroux il pourrait y avoir des réseaux entiers de pédophiles, fréquentés par des personnages si haut placés dans la politique et l’économie, que cela avait pu se faire impunément, à l’abri des lois dont certains de ces hauts personnages auraient dû être les garants. Le scandale Dutroux avait eu des répercussions en Suisse, où des langues s’étaient enfin déliées, des yeux s’étaient dessillés, et où on avait commencé à désigner du doigt de tristes sires qui, dans des pays lointains comme la Thaïlande, ou proches comme l’Argovie ou le Valais, abusaient de mineurs.

Dans de tels cas, on a souvent tendance à voir plus d’actes répréhensibles qu’il n’y en a vraiment. Mais par ailleurs, ces scandales font également prendre conscience à des gens qui sans cela n’y auraient jamais pensé, que tel ou tel pourrait bien être pédophile. Laquelle des alternatives était valable pour Varek?

«Le soupçon est tout frais, il faut que j’enquête encore. Mais le chantage, j’y crois. Il a payé en plusieurs fois une somme assez énorme. Cash. Ça je l’ai vu, bien que cela ne puisse pas être dit officiellement.»

«En principe, Varek n’est pas mon affaire. Je cherche un lien entre lui et Thomas Carlyle, moi. Mais j’admets que la grand-mère Varek et lui me semblent des malfaiteurs peu probables. À propos, t’es-tu intéressé à elle?»

«Pour qui me prends-tu? Je peux même te dire que c’est une dame de fer, mais qu’elle a excellente réputation. Et lundi soir, elle était chez elle. Son fils aussi. Chez lui, avec une demi-douzaine de personnes.»

«Tu continues à chercher?»

«Je continue à chercher. Mais tu comprends bien que je dois mettre trois paires de gants. Je ne peux pas prendre le risque de me faire remarquer. Et à Berne ça va vite.»

Nous nous sommes promis de nous rappeler le lundi suivant.

J’ai aussi tenté de joindre Jean-Marc Léon. Avait-il retrouvé Henri Dumoulin, l’homme auprès duquel j’avais encaissé l’argent de Carlyle? Mais Léon était si régulièrement sorti que j’ai fini par conclure qu’il avait donné des ordres à mon sujet. Nous collaborions magnifiquement, d’habitude. Mais jamais, jusque-là, il ne s’était agi d’un meurtre. Qui plus est, l’enquête se passait discrètement: Carlyle n’avait fait la une ni du Blick de Zurich, ni du Matin de Lausanne, les deux journaux suisses à grand tirage qui se délectent de ce genre d’histoire. Quant à la presse anglaise, elle était restée muette: la famille Carlyle avait de toute évidence réussi à faire en sorte que rien ne transpire. En un mot, personne n’avait réclamé de Léon qu’il fournisse un coupable en deux temps trois mouvements. La seule à avoir fait pression sur lui c’était moi, qui avais hâte de comprendre la logique des événements apparemment disparates qui formaient «l’affaire Carlyle». Pour avoir la paix de ce côté-là, Léon m’évitait. Ça m’énervait, mais je comprenais.

Ce vendredi soir là, je suis allée boire un verre au Palace. Je voulais voir si Mario, le portier à la mémoire phénoménale, était de service. Il y était.

Nous nous connaissions – il m’avait fait sauter sur ses genoux, autrefois, aux réunions des Colonies italiennes de Lausanne. Mon père et lui avaient beaucoup joué aux cartes et aux échecs. C’était un homme d’une soixantaine d’années, carré dans son uniforme, le cheveu bouclé, l’œil perçant adouci par une politesse exquise très appréciée de la clientèle, qui aimait à le retrouver à chacune de ses visites: il connaissait infailliblement les noms des clients, et savait comment accueillir chacun. L’étiquette était sa vie, en quelque sorte.

«Salut, ma petite», a-t-il dit en me voyant. Entre-temps j’étais devenue plus grande que lui. «Que puis-je pour toi? Tu ne viens pas rendre visite à Mario juste pour lui dire bonsoir.»

«C’est un reproche?»

«À peine. C’est plutôt une remarque égoïste, j’aime bien te voir.»

Nous avons continué sur ce ton cinq minutes. Les préliminaires épuisés, j’en suis venue au fait.

«Tu sais qui était la femme de chambre qui s’occupait de Carlyle?»

Son visage débonnaire s’est fermé. Il m’a jeté un coup d’œil alarmé.

«Qu’as-tu à voir avec ce type-là?»

«Mario, c’est compliqué. Il y a des choses qu’il faut que je sache pour ma tranquillité personnelle. Un jour, je te raconterai, je te le promets. En ce moment, je ne peux pas.»

«Dis-moi ce que tu veux savoir.»

«Je veux savoir qui était Thomas Carlyle.»

«Tu n’as pas besoin de femmes de chambre, pour cela. Je te le dis tout de suite: c’était un excellent client de l’hôtel, et la direction était aux petits soins. Et c’était un sale type. Depuis qu’il venait, j’en ai vu des personnes gaies et normales, sereines sinon heureuses, hommes et femmes, devenir tristes et perdues à son contact.»

«C’était un coureur?»

«Dans notre hôtel, c’est un qualificatif que nous n’utilisons pas. Sache simplement, en confidence, que dans le service il n’avait plus aucun contact avec les femmes de chambre. Il n’était servi que par des valets d’âge mûr.»

«Il a eu des maîtresses?»

«Il a d’abord eu une femme légitime, un être falot, sans consistance. Il a ensuite eu des maîtresses, des femmes de la haute comme lui, il en changeait souvent.»

«Parle-moi un peu de cette femme légitime.»

«C’est difficile d’en dire quoi que ce soit. Elle était muette comme une carpe, ne prenait jamais aucune initiative. L’impression que j’ai eue, c’est qu’il la terrorisait. Ce n’est qu’une observation, qui ne s’appuie sur aucun fait précis.»

«Mais depuis un certain temps il avait une amie?»

Mario s’est fermé comme une huître.

«Une bonne à rien de son acabit, changeons de discours.»

«Je te fiche la paix, mais d’abord explique-moi pourquoi tu n’aimais pas Carlyle.»

«Parce que de tous les types qu’on voit défiler ici, et qui pensent que tout et tous s’achètent pourvu qu’on soit riche, c’était le pire. Et maintenant va boire ton verre, je n’ai plus rien à dire.»

J’espérais qu’au bar on parlerait encore du meurtre, mais la nouvelle n’était même plus un souvenir, et le seul sujet de toutes les discussions était les biens juifs en déshérence et l’or des nazis que les banques suisses avaient tenu bien au chaud pendant la guerre et même, disait-on depuis quelque temps, après.

Chaque fois que le sujet revenait sur le tapis, cela me faisait repenser à mon père. Chez nous, toutes ces «découvertes» que la Suisse faisait sur son passé étaient de vieux refrains. Mon père, c’était son métier, avait été sollicité plus d’une fois pour qu’il aide des survivants de la guerre – juifs et non-juifs, italiens, autrichiens, polonais – à retrouver leur argent. Sa propre grand-mère maternelle – mon arrière-grand-mère – venait de Venise, où sa famille juive s’était arrêtée après un des pogroms de la fin du siècle dernier. Lorsque j’étais enfant, nous étions parfois allés à Venise, où j’avais rencontré de ces «tantes» et «oncles» (tantes, oncles et cousins de mon père, en fait) qui venaient parfois en Suisse voir il caro Orlando pour qu’il les aide à retrouver des comptes (modestes) dont ils avaient hérité mais qu’ils n’arrivaient pas à récupérer. Cela n’avait jamais réussi, même avec des documents parfaitement en règle.

Officiellement, mon père s’était contenté de faire son travail d’agent d’affaires sans jamais élever la voix, mais il n’en avait pas moins pensé, et à la maison il ne s’était pas privé de faire des remarques sévères.

«Ils m’ont donné une patrie tranquille, le bien-être, une femme adorée et une fille dont je suis fier. Je leur suis reconnaissant de tout cela, et c’est pour cela que je me tais. Ma discrétion, c’est ma manière d’émigré de leur dire merci. Mais je me demande parfois si je leur rends service. Après tout, si un comptable détourne dix mille francs, il fait de la prison. Et ici il s’agit de leurs banques, de leurs politiciens de l’époque. C’est un scandale gigantesque dont tout le monde semble s’accommoder. Mais s’il était découvert un jour, il pourrait faire littéralement exploser le pays.»

Avant de rentrer me coucher, je suis allée voir au bar du Pianissimo si Pierre-François y était. Nous nous y rencontrions parfois, le soir. La musique y est fréquemment excellente, la patronne sympathique et les amis nombreux. Il y était, comme souvent à cette heure-là.

«Alors?» a-t-il lancé du plus loin qu’il m’a vue, interrompant la discussion avec une de ses collègues, une femme énergique que je connaissais vaguement.

«Le mari de ta copine n’est pas blanc comme neige.»

«Tu as trouvé? Formidable! J’ai eu du nez, tout de même.»

Je lui ai expliqué qu’il me faudrait encore une demi-journée de travail pour que les arguments que j’avais à lui fournir lui permettent d’obtenir pour sa cliente un arrangement financier équitable.

Il s’est frotté les mains.

«Je ne sais trop pourquoi je me suis douté que ce mec essayait de s’en tirer à bon compte. Parce qu’il a une tête à ça, je pense. Et Carlyle? Où en sont les enquêtes?»

Je l’ai mis au courant, et nous avons pris rendez-vous pour le lundi suivant.

J’ai peu dormi. Pendant presque toute la nuit, et encore dans l’avion du petit matin – en semaine, c’est celui qu’empruntent les hommes d’affaires qui vont à Londres pour la journée –, j’ai essayé de mettre les éléments dont je disposais en fiches, me disant que si je les combinais ensuite comme un jeu de cartes j’en tirerais peut-être une conclusion inédite. J’espérais surtout que le «jeu» dissiperait cette sensation, qui ne me quittait pas depuis le meurtre, que quelque chose d’essentiel, que j’aurais dû savoir, m’échappait.

En arrivant à la porte de Samuel, je n’étais pas plus avancée.

Samuel m’attendait comme promis devant un copieux breakfast.

«Tout à l’heure, je vous emmènerai voir quelqu’un, mais en attendant je vais vous résumer les recherches de Derek», a-t-il dit en beurrant son toast.

«Je suis tout oreilles.»

«Thomas Carlyle n’avait pas changé depuis notre cohabitation à Eton, puis à Trinity. Entre Derek et moi, nous avons recueilli une série d’histoires qui se ressemblent: séduction, ascendant progressif, puis destruction.»

Il a allongé le bras vers un guéridon et a pris quelques photos.

«Suicide», a-t-il précisé en me tendant la photo d’un homme blond. «C’était un des députés conservateurs les plus jeunes de la Chambre des communes.» Il a choisi une autre photo. «Dépression.» Cette fois c’était une femme dans la trentaine. «Regardez celui-là.» Il m’a passé la photo d’un clochard sans âge. «C’est Richard Morse, un ami commun. La drogue qui l’a mis dans cet état venait de Carlyle.»

Je me suis redressée.

«Ah!»

«Les milieux londoniens de la drogue avec lesquels Derek a d’excellents contacts sont unanimes et concordants: Carlyle était un bon client. Mais c’était un acheteur, rien qu’un acheteur, et il n’achetait pas en gros.»

«Il n’avait en tout cas ni la tête d’un dealer ni celle d’un consommateur frénétique – encore que je n’aie jamais rencontré un camé disposant de fonds illimités. Chez ceux-là, la drogue se voit peut-être moins.»

«Elle se voit tout de même assez vite, à mon avis. Derek est pratiquement sûr que Carlyle ne touchait à rien. Personne n’a jamais compris ce qu’il faisait de cette poudre.»

«Il l’utilisait pour s’attacher et dominer les gens. Ce que vous m’avez raconté, ce que j’ai entendu à Lausanne, me fait pencher vers cette hypothèse-là.»

«Nous avons également découvert que Thomas Carlyle n’était pas à proprement parler un Carlyle. Un secret très bien gardé. Pendant toutes nos années de collège, personne n’en a jamais rien su.»

«Comment ça, pas un Carlyle?»

«Carlyle, c’était sa mère. Le vieux avait trois fils, et cette fille.»

«Mais alors…?»

«Lorsqu’elle était très jeune, elle a épousé un Tunisien, un type en vue dans son pays. Lorsque Thomas a eu huit ou neuf ans, son père est mort. Sa mère et lui étaient par hasard en vacances chez le grand-père Carlyle. Ils y sont restés, et Thomas est allé à Eton. Sa mère est morte lorsqu’il était encore très jeune, avant Trinity, en tout cas. C’était plus simple de s’appeler Carlyle que Ben Announ. Le grand-père l’a adopté.»

«Il vit encore, ce grand-père?»

«Non. Mais ses trois oncles sont à Londres. L’un siège à la Chambre des communes sur les bancs du parti conservateur, l’autre est professeur d’histoire à l’Université de Londres, et le troisième brasse des affaires dont j’ignore la nature, mais je peux chercher.»

«Non, non. Il faudrait peut-être aller voir le professeur. Vous le connaissez?»

«Vaguement. Mais j’ai raisonné comme vous, et j’ai pris rendez-vous avec lui. Si vous avez fini votre breakfast, je vais appeler Derek pour qu’il vienne vous chercher.»

Sa maison avait été entièrement adaptée à une vie en chaise roulante. Presque tout se trouvait au rez-de-chaussée. Mais il y avait un premier étage. Ascenseurs, rampes, tout était prévu. Et la maison était tenue par une gouvernante et un valet de chambre (un butler) tels qu’on vous les décrit dans les romans anglais mil neuf cent. Ils servaient sans s’imposer, et sans materner Samuel qui, très adroitement, réussissait à être presque indépendant.

Derek est venu me chercher.

Je le dis parce que Samuel a annoncé: «Derek va venir vous chercher», sans cela je ne l’aurais jamais reconnu. Il était en complet foncé, cravate de son collège, chemise bleu ciel à col boutonné, rasé de près. De sa personnalité punk, il n’avait gardé que sa boucle dans le nez et ses cheveux qui, plus courts que trois jours auparavant, se dressaient néanmoins toujours vers le ciel comme les piquants d’un porc-épic.

«Ma foi, c’est la métamorphose totale, le coup de baguette magique», ai-je constaté en le reconnaissant à son sourire (pas à sa voix car, au lieu du cockney qu’il m’avait servi la fois précédente, il articulait maintenant avec un accent oxfordien à vous renverser). Il n’aurait pas été déplacé à la City.

Il a eu un grand éclat de rire.

«Mon principe c’est: loup avec les loups, mouton avec les moutons. Salut à toi, détective continentale», s’est-il exclamé en me broyant la droite.

«Aujourd’hui, vous êtes loup ou mouton?»

«Quelle question! Loup. Ça ne se voit pas?»

Nous avons fait le trajet en silence.

Un quart d’heure plus tard, nous étions installés face à un monsieur dans la cinquantaine rappelant vaguement Thomas Carlyle, grandes lunettes cerclées d’écaille, veston de tweed. Il nous recevait dans sa bibliothèque, nous étions entourés de plusieurs milliers de livres. Derek (qui m’avait priée de le présenter comme mon assistant) était assis un peu en retrait. Les bras croisés, l’œil fixe, il observait. De tout l’entretien, il n’a pas ouvert la bouche.

«J’ai eu beaucoup de chance», a dit le professeur Carlyle. «J’ai toujours eu la passion de l’histoire et j’ai pu m’y consacrer parce que j’étais le cadet. Mon frère aîné est dans la politique, parce que dans nos familles cela se fait, mais cela ne l’intéresse pas vraiment, et du coup ce n’est pas un bon politicien. Mon autre frère fait des affaires parce qu’il faut que quelqu’un s’occupe de la fortune dont nous avons hérité. Enfin, ils travaillent. Moi aussi. Nous ne faisons peut-être pas de l’excellent boulot, mais nous sommes occupés. Tandis que le pauvre Thomas ne s’intéressait à rien de tout cela. Il était en très mauvais termes avec mes frères, et il n’y avait plus que moi qui acceptais de discuter avec lui. Sur les problèmes de l’histoire, il était un interlocuteur intéressant, d’ailleurs, et j’avais presque réussi à le convaincre d’entrer dans le service diplomatique. Il aurait fait un excellent ambassadeur, sa culture levantine lui avait donné une finesse de raisonnement qui fait souvent défaut à nos diplomates. Sans compter qu’il parlait une demi-douzaine de langues. Mais je l’ai toujours soupçonné d’être paresseux. “Laissons donc le travail à ceux qui en ont besoin”, disait-il. Ni mon père, ni sa mère, ni mes frères n’ont réussi à lui faire comprendre qu’il avait un devoir envers la société.»

Il a tiré un instant sur sa pipe.

«Bien sûr, il souffrait du syndrome des déracinés. Il ne se sentait chez lui ni en Angleterre ni en Tunisie. Il aurait pu être à l’aise partout, s’il avait voulu. Cela ne tenait qu’à lui. Mais il a choisi d’être l’éternel étranger. L’éternel voyeur, d’une certaine manière.»

Une pause, il a repris.

«Et le trouble-fête. Où qu’il aille, il y avait toujours des histoires. Mon frère aîné a toujours prétendu qu’il y avait chez lui un côté malfaisant. Avec moi aussi, il a essayé ses manœuvres. Il a voulu me brouiller avec ma femme, puis avec mon fils. Mais je le connaissais trop bien, je l’ai arrêté à temps.»

«Connaissiez-vous sa femme?»

«Je l’ai vue une fois. Il s’est marié avec elle en France, je crois. Je n’ai jamais su son nom de jeune fille parce qu’ils n’ont pas envoyé de faire-part. Il faut dire que, à ce moment-là, il avait pratiquement cessé de vivre en Angleterre.»

«Ce qui fait que vous ne savez rien de ses affaires?»

«Rien, je suis désolé. Comme Thomas avait déjà des comportements inquiétants lorsqu’il était adolescent, mon père avait pris ses dispositions pour qu’il ne puisse pas toucher au capital dont il héritait en théorie. Il vivait uniquement sur les rentes, mais c’est une somme considérable.»

Ha! ha! Carlyle ne disposait donc pas de fonds illimités. Était-ce une piste? Je me suis mentalement tapé sur les doigts. Allons, Herlock Sholmes, pose plutôt tes questions.

«Son divorce, vous êtes au courant?»

«Rien de précis. Je ne l’ai appris que par hasard, il n’y a pas si longtemps, mais je crois qu’il était déjà vieux de plusieurs années.»

«Et qui hérite de sa fortune?»

«Nous, j’imagine. Nos enfants.»

Un silence.

«N’allez pas imaginer des choses», a-t-il fini par dire. «Nous sommes tous bien dotés, nous n’avions pas besoin de tuer le pauvre Thomas pour nous enrichir.»

«Vos frères sont au courant?»

«Oui, ils savent. Ils ont été très occupés à faire en sorte que rien ne sorte dans la presse. Et je ne vous cacherai pas qu’ils ont poussé un soupir de soulagement. Depuis que Thomas est sorti de l’Université, ils ont étouffé périodiquement des histoires qu’ils voyaient comme des scandales.»

«Ils auraient pu éliminer Thomas eux-mêmes?»

Il a ri, franchement.

«Ma chère Madame Machiavel, nous avons un proverbe chez nous: blood is thicker than water, le sang est plus épais que l’eau. Cela signifie que, dans une famille, le mouton noir, on le supporte. Mes frères l’ont finalement forcé à quitter le pays, et il a fini par obtempérer. Mais cela s’est fait sans éclats, sans querelles spectaculaires.»

«D’après nos renseignements, il aimait par-dessus tout tenir les gens en son pouvoir, et il usait du chantage avec maîtrise. N’aurait-il pas pu molester l’un ou l’autre d’entre vous même à distance?»

Le professeur a-t-il un peu pâli, ou était-ce juste une idée que je me faisais?

«C’est toujours possible. Mais nous le connaissions bien, et savions comment nous protéger. Il venait à Londres de temps à autre, bien sûr, et nous le savions, mais nous ne nous fréquentions plus. Je vous assure qu’il n’a plus fait parler de lui en Angleterre depuis au moins cinq ans. Nous ne pensions plus guère à lui.»

Il a poussé un grand soupir.

«Triste épitaphe pour un garçon que j’ai aimé comme un fils, à une époque.»

Il ne nous restait plus qu’à avoir l’air aussi contrit que lui. Nous avons pris congé.

«S’il a la conscience tranquille, je m’appelle Butch Cassidy», ai-je dit dans la voiture.

«Moi ce serait plutôt Houdini», a renchéri Derek.

«Vous avez remarqué?…»

«Lorsque vous avez supposé que ce garçon qu’il a aimé comme un fils aurait pu faire chanter quelqu’un à distance, il a verdi.»

«Vous croyez que c’est possible? De ma part, c’était juste pour parler.»

«Je suis prêt à parier que même depuis Paris ou Lausanne, ce neveu tant aimé restait redoutable et, pour des gens aussi tributaires des apparences, un risque potentiel. Reste à voir s’il faisait un chantage dans les règles de l’art. Avec des gens comme eux, ce n’était peut-être même pas nécessaire de se donner cette peine.»

«L’inspecteur Léon à Lausanne disait l’autre jour qu’il aurait voulu que quelqu’un lui raconte quelque chose de positif sur Carlyle. Je commence à entrevoir pourquoi.»

«Vous savez, il y avait des gens qui l’appréciaient. Il a été un étudiant particulièrement brillant. J’étais à Trinity dix ans après lui, on en parlait encore avec enthousiasme.»

«C’était peut-être par ouï-dire. Je suppose que personne ne le connaissait de trop près.»

«Peut-être. Je crois que je vais m’occuper de ses oncles. Juste pour voir.»

«Vous ne croyez pas que Scotland Yard s’est déjà penché sur leur cas?»

«Possible. Mais ce n’est pas à nous qu’ils viendront raconter leurs conclusions. Si nous voulons des renseignements, il va falloir les arracher nous-mêmes au néant», et d’un geste théâtral, il a coupé le contact.

Nous étions arrivés chez Samuel.

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet.

 

 

3 commentaires
1)
Saluki
, le 05.10.2008 à 06:03

je me suis réveillé tôt, ce matin.

Je ne le regrette point.

2)
Franck Pastor
, le 05.10.2008 à 22:33

Je me couche plus tard que d’habitude ce dimanche soir.

Je ne le regrette point non plus ! :-)

3)
zit
, le 06.10.2008 à 18:01

Sympa, les Carlyle, le p’tit Tom, en particulier, ravi de ne jamais l’avoir connu, pourrait–on dire…

z (merci, Anne, je répêêêêêêêête : et vivement dimanche prochain)