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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (20)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

XX

 

 

Le médecin attitré de l’équipe Stylo avait l’allure d’un cycliste, et en trois phrases j’ai constaté qu’il en avait été un, mais qu’il était resté amateur, et qu’en étant médecin du sport il avait tenté de joindre l’utile à l’agréable.

J’ai sorti une photocopie du dernier électrocardiogramme de Savary, et je la lui ai tendue. J’avais pris soin d’enlever le nom de Damien.

«Que dites-vous d’un électrocardiogramme comme celui-ci, Docteur?»

Il l’a étudié avec concentration.

«Qu’il appartient à quelqu’un qui devrait se soigner. Pourquoi?»

«Vous ne voyez pas qui ce quelqu’un pourrait être?»

«Qu’est-ce qu’on fait, là? On joue aux devinettes?»

«En quelque sorte, mais je vais vous souffler la réponse de celle-ci. C’est le dernier électrocardiogramme de Damien Savary.»

Le regard qu’il a posé sur moi était plein de pitié.

«Soyons sérieux ! Savary était un champion, avec un cœur comme celui-là il n’aurait pas aspiré à gagner Liège-Bastogne-Liège.»

«Je ne vous le fais pas dire. Il est, en effet, mort avant.»

«Mais qu’est-ce que…? Et d’abord, d’où le sortez-vous, cet électrocardiogramme?»

«C’est celui de son dernier contrôle annuel. Vous devez l’avoir reçu, vous aussi. Damien n’en avait qu’une copie.»

Cette fois, son regard était perplexe.

«Écoutez, Vagnière m’a dit que vous enquêtiez pour le compte des Savary et je comprends que vous posiez des questions. Mais ce que vous me dites là est absurde. Si j’avais vu une courbe comme celle-là, je serais intervenu.»

Il a ouvert un tiroir à dossiers suspendus, en a sorti une chemise, dont il a extrait un autre électrocardiogramme.

«Voici le dernier document que j’ai reçu, après le contrôle précédent.»

Il l’a contemplé un instant, puis me l’a passé. Je l’ai regardé à mon tour. Il y avait bien le nom de Savary, et c’était daté d’avril de l’année précédente. Interpréter un électrocardiogramme, ce n’est pas mon fort. Disons que la courbe était différente.

«En une année, c’est une modification impossible», a-t-il affirmé avec force. «Je n’avais pas encore reçu l’électrocardiogramme de cette année, mais une modification pareille en un an, c’est invraisemblable.»

«Et pourtant… Ce qui me frappe, c’est que ce contrôle a eu lieu avant votre dernier stage d’entraînement, et que personne n’a insisté pour voir les résultats officiels des examens.»

«Damien nous a assuré qu’il n’y avait rien à signaler.»

«Damien était un manipulateur, et probablement un inconscient. Il faisait illusion parce qu’il voulait tout contrôler, à ce que m’ont dit ses camarades. Mais il voulait surtout contrôler ce que faisaient les autres. Il faut bien qu’il se soit négligé, pour en arriver là. De toute manière, je trouve votre désinvolture à tous pour le moins regrettable.»

Il s’est répandu en explications aussi irritantes que futiles. Jamais Damien n’avait donné le moindre signe de faiblesse, comment aurait-on pu imaginer… d’un jour à l’autre… Il était aussi bla-blaphile que son patron.

Je m’en suis tenue là. Je transmettrais tout ça aux Savary, s’ils voulaient faire un procès pour incurie, ils avaient amplement de quoi. Plus les responsables de l’équipe Stylo nieraient avoir eu connaissance de résultats vieux de plusieurs semaines, mieux ce serait pour les parents de Damien.

J’ai encore tenté un coup de fil au médecin responsable du dernier contrôle de Damien, mais comme je m’y attendais il s’est abrité derrière le secret médical.

«Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous n’avez pas envoyé les résultats des examens aux responsables de Damien Savary.»

«Mais il va de soi que je les leur ai envoyés sur-le-champ, comme d’habitude, accompagnés de mon opinion, même.»

«Vous en êtes sûr?»

«Certain.»

Il n’a rien voulu me dire de plus, mais il a tout de même fait une remarque révélatrice:

«Je me suis un peu étonné lorsque j’ai lu dans la presse que Savary était un des coureurs qui participeraient à Liège-Bastogne-Liège, qui passe pour une classique particulièrement ardue.»

«Et vous n’êtes pas intervenu?»

«Madame, n’insistez pas, je ne discuterai pas de ce jeune homme avec vous, mais je tiens à vous dire que je ne suis pas un inconscient.»

J’en ai déduit qu’il avait mis Savary en garde. C’était inexplicable qu’il ait tout de même continué à courir, et cela resterait probablement inexpliqué. Je me remémorais ce qu’avait dit un athlète de renommée mondiale, Carl Lewis je crois: «Jamais vous n’êtes plus près de vous sentir un dieu que lorsque vous volez vers la victoire. Vous êtes invincible, vous êtes indestructible.» C’était la seule explication plausible que je trouvais au comportement de Savary. Ça et un peu de cocaïne, ou d’amphétamines, ou que sais-je, qui l’avaient rendu trop euphorique pour son bien.

Sans me faire d’illusions après les dénégations du médecin, j’ai téléphoné à Vagnière.

«L’électrocardiogramme qui montre à quel point Savary était malade, vous l’avez forcément reçu, je me suis assurée qu’on vous l’avait envoyé.»

«Pourquoi, forcément? Puisque je vous dis qu’il n’est jamais arrivé chez moi.»

«C’est ça, vous perdez les résultats des examens de vos coureurs, maintenant?»

Il a dû se fâcher tout rouge, si j’en juge par ses vociférations, auxquelles j’ai répondu en l’accusant d’incurie criminelle, après quoi j’ai raccroché sans attendre mon reste.

C’est dans ce sens que j’ai rédigé mon rapport pour les Savary. Peu importait ce que Damien avait fait, le comportement des responsables de son équipe était inexcusable. Ils ne s’étaient occupés de lui que pour le pousser à la victoire, mais avaient négligé sa santé, suffisamment en tout cas pour ne pas prendre connaissance d’un signal d’alarme clair. Il n’y avait aucune raison pour que justement l’électrocardiogramme désastreux se soit perdu. Et puis, même s’il s’était réellement perdu, ils auraient dû le réclamer.

Une fois que j’ai envoyé le rapport (avec copie confidentielle à Susan Albert), accompagné d’une facture qui couvrait à peine le tiers de mon temps, je me suis sentie mieux. Je ne voulais plus entendre parler de cyclisme pour l’instant. Ce qui a bien entendu été impossible. Le Tour de France était le théâtre d’un exploit; Lance Armstrong le gagnait pour la sixième fois consécutive. Cela ne s’était jamais vu. Autant dire qu’on ne pouvait aller nulle part sans entendre parler de vélo. J’ai fini par céder et par allumer la radio tous les après-midi pour écouter les commentaires d’étape de Max Schaer, il était toujours accompagné de Marcel, son consultant. Ils trouvaient que la compétition manquait d’intérêt, elle était jouée d’avance en faveur d’Armstrong, un coureur qu’ils qualifiaient d’«extraterrestre»; ils en profitaient pour élaborer, en direct, une sorte de philosophie du sport que j’ai fini par trouver passionnante. Il se dégageait de leurs propos une morale qui ressemblait beaucoup à celle que j’aurais voulu voir pratiquer par certains comptables peu scrupuleux sur les talons desquels je traquais des irrégularités.

Cette morale-là paraissait par ailleurs être partagée par M. Savary. Un matin en arrivant – nous nagions encore dans les cartons –, nous l’avons trouvé devant notre porte.

«Excusez-moi de vous importuner. Je viens seul, parce que ma femme ne supporterait pas. Il y avait entre elle et Damien un rapport fort, œdipien. À ses yeux, ce garçon était parfait. Je ne peux pas lui dire… Je suis allé voir le Dr Van Holt, et je lui ai demandé la vérité.»

Nous l’avons fait asseoir, lui avons offert un café. Je savais que, entre les prélèvements faits à Vétroz, les diverses analyses, la liste de Lavinia, les confessions de l’autre dopé à l’EPO de l’équipe, Van Holt avait réussi à se faire une idée assez précise de tout ce que Savary avait dû prendre, et avait fini par conclure que oui, avec une telle quantité de produits dangereux, sans maladie héréditaire décelable, il était possible que son cœur se soit abîmé en peu de temps. Et que, avec l’EPO qu’il avait sans doute ingurgitée en plus, on ne pouvait donc pas parler de mort naturelle. Ces conclusions, il les avait gardées pour lui, à usage scientifique, comme il avait promis de le faire.

«Et alors?», ai-je demandé à M. Savary, même si je connaissais déjà la réponse.

«Mon fils a eu un comportement suicidaire, et de mon point de vue immoral. Vous connaissez la définition du tricheur?»

«Euh… Non.»

«C’est quelqu’un qui enfreint discrètement les règles du jeu afin de gagner. C’est exactement ce qu’a fait Damien. Je ne lui jette pas la pierre. Il est tombé dans un milieu où ils sont nombreux à faire cela, et il a fait comme les autres. Trop d’ambition. Trop d’arrogance. Je me sens responsable de lui avoir laissé croire que, dans la vie, tout était facile, de lui avoir passé tant de caprices. Nous ne lui avons pas appris à lutter par ses propres moyens.»

Il était émouvant.

«Monsieur Savary, à vingt-six ans, votre fils était un homme. Il était responsable de ses choix. Vous n’y êtes pour rien.»

Il a soupiré de tout son corps.

«Je vous remercie d’avoir évité de dire à ma femme que Damien avait triché. Son équipe est, à mes yeux, tout de même responsable de sa mort. Nous dire qu’ils ont perdu un dossier médical ! J’espère qu’ils seront condamnés, pour leur négligence et pour leur aveuglement.»

Il s’en est allé, les larmes aux yeux, et je n’étais pas loin de chialer moi-même.

Nous avons fini de nous installer dans notre bureau, que nous n’appelons plus que «l’atelier», et cet atelier a belle allure. Dans le fond, nous avons isolé une pièce pour moi. Le reste constitue un espace vaste et unique. Sophie s’est installé une place de ­travail entourée de verdure, près du vitrage. Nos fenêtres donnent au nord, la lumière reste égale toute la journée. Du côté du coin cuisine, nous avons placé une table ronde, pour repas et séances.

Réflexion faite, j’étais retournée au Rôtillon, juste à temps pour demander aux démolisseurs si je pouvais emporter l’évier en granit de mon appartement. Ça les a fait rire, mais ils ont accepté, et un soir ils me l’ont même apporté. Nous l’avons installé près de l’entrée et décoré de plantes et de fleurs.

Puisque nous changions de vie, et sortions de locaux tout blancs, nous avons décidé que, à l’atelier, il y aurait de la couleur; nous avons peint la paroi du fond en blanc, pour qu’elle réfléchisse la lumière, mais les parois latérales sont ocre, ou bleu ciel, et les cadres des portes sont également colorés. Au centre de l’espace, sur un tapis bleu nuit, nous avons posé deux fauteuils rouge vif. Le jour où tout a été en place, et que nous avons vissé sur la porte la plaque en laiton Marie Machiavelli, enquêteuse, nous étions très contentes de nous.

Nous avons pendu la crémaillère en grande pompe, j’ai invité mes clients et mes amis. Même Marietta est venue de Florence, la tête pleine des plans que Machiavel et Léonard avaient faits pour transformer Florence en un port de mer – elle ne parlait que de ça. Les forains étaient retenus, mais ils nous ont suggéré d’aller finir la soirée au luna-park, et Daniel nous a offert, à tous, une heure sur la grande roue. Entre-temps, ils étaient à Vevey, moi aussi, par conséquent; je n’avais toujours pas décidé où aller habiter, j’avais eu trop à faire pour y penser et, finalement, vivre parmi les carrousels, c’était amusant. Le soir, j’allais souvent tenir la caisse avec Pierre-François ou un autre membre de la famille Girot, et j’allais rarement me coucher sans avoir fait mon tour sur la grande roue. Je me suis dit que je chercherais un appartement en automne, mais j’avoue que je craignais un peu de me retrouver seule chez moi. Un comble – avant de rencontrer Rico j’avais toujours farouchement refusé de vivre avec un homme.

L’automne, c’était aussi le moment où se terminait l’année sabbatique du Dr Van Holt – de Jan, que j’avais enfin cessé, même dans ma tête, d’appeler par son nom de famille. Et avec lui, j’étais en pleine perplexité.

Nous avons fini, après les mille hésitations qui me paraissent typiques de gens que la vie a blessés, par nous décider pour un week-end «en terrain neutre», à Londres, où nous avons passé notre première nuit ensemble. Un vrai succès, qui a été suivi par beaucoup d’autres. Rico n’était plus que le souvenir d’une douleur sourde, qui n’avait pas totalement disparu pourtant, et qui m’empêchait de me donner complètement à Jan. En dépit de cette réserve, je passais pratiquement tout mon temps libre avec lui, et l’idée de le voir partir me mettait dans tous mes états. Mais nous sommes tous les deux inscrits dans un tissu social duquel nous avons besoin pour vivre. Je ne veux pas, je ne pourrais pas, renoncer à mon travail, qui se passe en Suisse, et il ne voudrait pas, et ne pourrait pas renoncer au sien, qui est basé en Hollande.

Après d’innombrables discussions, nous sommes arrivés à la seule solution possible: il serait chez lui dans l’appartement que je m’étais promis de trouver avant l’hiver à Lausanne, je serais chez moi dans sa maison d’Amsterdam, et nous voyagerions. Je n’avais vécu ainsi qu’une fois, brièvement, avec un ami qui habitait à Paris, et le souvenir que j’en gardais était plutôt plaisant. Et puis, être chez moi dans une des capitales d’Europe, ce n’était pas mal pour une petite Lausannoise qui porte un nom beaucoup trop grand pour elle; il m’a semblé que, à Amsterdam, il serait dans un cadre digne de lui.

Maintenant, il s’agissait pour nous de faire connaissance, pour voir si vraiment nous étions faits l’un pour l’autre. Si cet amour aussi était une illusion, je voulais le savoir vite – pas au bout de plusieurs années.

«Pas de danger, à mon avis», a dit Lucie, à qui j’en faisais la remarque. «Parce que, pour une fois, tu n’as pas choisi un papillon dans le genre de ton Rico ou de Pierre-François, ce neveu chéri que j’aime comme un fils, mais qui dans sa vie privée est immature et le restera irrémédiablement. Jan Van Holt est différent: c’est un adulte. Tu as de la chance.»

fin octobre, j’ai trouvé l’appartement qu’il me fallait boulevard de Grancy, une de mes rues préférées à Lausanne, et j’ai été très occupée à l’aménager, avec l’aide de Jan. Après quoi je suis allée aménager la pièce sur le canal que Jan avait libérée pour moi dans sa maison.

Bref, tout allait assez bien le soir où, en rentrant tard d’un bar où j’étais allée avec Pierre-François, j’ai croisé Rico. Exceptionnel pour une ville comme Lausanne où l’on se rencontre sans arrêt, depuis le jour où je l’avais mis dehors, je ne l’avais jamais revu.

«Marie, la femme de ma vie», a-t-il dit dans un murmure qui s’est entendu jusqu’au bout de la rue.

«Oh, ça va ! On n’a rien à se dire.»

«Oui, tu as raison, rien du tout, ou alors trop de choses.»

«Tu es un heureux papa, au moins?»

«Non. Peu après que je l’ai épousée, Barbara m’a dit que l’enfant était d’un autre, et elle s’est tirée. Elle avait besoin de moi pour fuir la Bulgarie, c’est tout.»

«Ma foi, ce sont les risques du métier.»

«Je t’ai regrettée, Marie.»

«Non, Rico, pas à moi, pas maintenant. Retourne à tes voyages, à tes aventures, à tes articles qui sont ce que tu fais de mieux.»

«À ce propos, j’ai eu entre les mains des documents sur la mort de Damien Savary, le cycliste. C’est toi qui as découvert le pot aux roses, si j’ai bien compris.»

«Pour autant qu’il y ait eu un pot aux roses à découvrir.»

«Tu ne veux pas me donner une interview?»

Je lui ai assené une grande tape sur l’épaule, et je me suis éloignée en riant.

«Tu es vraiment incorrigible !»

Dans mon dos, il a encore crié:

«Si tu changes d’avis, tu me trouves avenue de Rumine. J’y habite, et j’y travaille.»

J’ai fait quelques pas, et je me suis retournée, juste à temps pour voir sa silhouette d’ours disparaître au coin de la rue. Je me suis rendu compte que si le souvenir de la douleur restait, Rico, lui, m’était devenu indifférent.

Le procès de Lavinia a fait pas mal de bruit. Pendant l’enquête, les polices de plusieurs cantons ont travaillé de concert, et ont découvert un réseau qui faisait commerce de produits interdits, et dans lequel la frontière entre dopants et drogue semblait avoir été floue et vite franchie. Léon m’a appris (ou plutôt je lui ai arraché) qu’il avait fait un marché avec l’Italienne, comme il l’appelait invariablement: il ne l’accuserait pas de la mort de Savary si elle lui donnait la liste de ses clients et de ce qu’elle leur avait vendu. À elle, cette liste ne servait plus à rien, puisque sa pharmacie avait été fermée par la brigade financière. Il faut croire que cela avait marché. Elle a été condamnée à plusieurs années de prison (en tant que trafiquante de drogues dures, à cause de la cocaïne trouvée dans son sac), et un autre procès l’attendait lorsqu’elle retournerait en Italie.

Jacques Junot n’a finalement pas été inquiété.

Lorsque le procès que les Savary ont intenté à l’équipe Stylo a eu lieu, il a été largement couvert par la presse. Les Savary n’ont pas réussi à faire condamner les responsables de l’équipe, mais François Le Cosandier, avec qui j’étais allée assister aux audiences, a exprimé un sentiment que je partageais.

«Ce n’est tout de même pas un coup pour rien – ces choses-là, plus on en parle, mieux cela vaut, et plus cela contribuera au succès de la lutte antidopage.»

En dépit de mon refus de lui en parler, Rico (tout en sachant parfaitement que j’ai horreur de ça) n’a pas résisté à la tentation de faire savoir que l’enquêteuse Machiavelli avait joué un rôle décisif dans la recherche de la vérité. Le vrai coup de pied de la mule.

J’étais furieuse, je me passe volontiers de ces quarts d’heure de célébrité. Faire la une des journaux, ce n’est pas bon pour mes affaires, qui se passent par définition dans l’ombre.

Je craignais les conséquences inopportunes, et il y en a eu au moins une, immédiate. Un matin, alors que nous buvions notre thé, quelqu’un a ouvert la porte de notre atelier sans sonner, en criant: «Il y a quelqu’un?» C’était Benoît Walser, l’écrivain industriel.

«Monsieur Walser, que me vaut l’honneur», me suis-je empressée de dire avant que Sophie ne lâche quelques-unes des paroles acerbes dont elle a le secret: elle déteste qu’on entre sans sonner.

Walser a agité un journal.

«Je viens de lire que vous vous êtes occupée de cyclistes. Le vélo, en ce moment, c’est très porteur, et je me suis dit que je mettrais en chantier un roman dont le héros serait un grand champion cycliste. J’ai quelqu’un qui est prêt à l’écrire. Il y aurait une femme, un amour impossible, elle serait mariée, vous voyez le genre, comme Coppi avec sa dame blanche, peut-être. Bref, j’ai pensé que vous feriez pour moi une recherche chez les vélocipédistes, ah, ah, les vélocipédistes, pas mal celle-là, et que nous…»

Il était parti pour continuer comme ça un bout de temps, ça se voyait. Je l’ai interrompu.

«Monsieur Walser, asseyez-vous, buvez une tasse de thé, et écoutez-moi.»

Il s’est exécuté, ce qui m’a étonnée.

«Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit la dernière fois que nous nous sommes vus? Que ce n’était pas la peine de revenir me demander une recherche pour vos livres. En littérature, je suis nulle.»

«Oui, oui, c’est vrai. Mais cette histoire de Machiavel, c’était une idiotie, je m’étais trompé sur toute la ligne. Ici, il ne s’agit pas de littérature, mais de cyclisme, et vous êtes déjà introduite dans le milieu.»

«Pour moi, le problème, ce n’est pas tant le thème que le principe, monsieur Walser. J’ai la sensation que votre méthode est comme le dopage: on gagne avec les armes des autres. Je suis sans doute vieux jeu, mais j’estime qu’un écrivain écrit ses livres lui-même, vous pourrez revenir me voir le jour où vous voudrez écrire personnellement un roman dont le thème toucherait à ma spécialité et où vous aurez besoin d’informations. Ce jour-là, je vous renseignerai sans même que vous deviez me payer. Moi aussi, j’ai fait une idiotie, la dernière fois, en acceptant de travailler pour vous. Maintenant, à moins que vous ne vouliez une autre tasse de thé, je vous prie de nous laisser, nous avons beaucoup à faire.»

Il s’en est allé «à regret». Mes observations sur ce que fait ou ne fait pas un écrivain n’avaient pas pénétré sa conscience. J’étais tranquille, ce n’était pas demain la veille que je le verrais arriver avec un livre écrit de sa main.

Avec le retour à une certaine normalité, je me suis remise au jogging régulier à Vidy, au bord du lac. C’est un lieu que beaucoup de Lausannois affectionnent. On se croise, on se suit, on se dépasse, et on finit par se connaître de vue. C’est là qu’un matin j’ai aperçu, venant à ma rencontre, Jacques Junot. Un large sourire s’est dessiné sur son visage, il m’a fait un grand signe, et quand il est arrivé à ma hauteur, il a fait demi-tour et a couru avec moi jusqu’au bout du chemin. Nous ne nous sommes pas parlé: c’est une convention tacite sur ce chemin au bord de l’eau, le matin tôt on court en silence.

Lorsque nous sommes arrivés à la hauteur d’une clairière, j’ai bifurqué, et il a suivi. Nous sommes allés nous asseoir sur un tronc d’arbre.

«Alors, madame Machiavel, ça va?»

«C’est à vous que je le demande. La dernière fois que je vous ai vu, vous étiez en petits morceaux. Vous allez mieux, à ce que je vois.»

«J’ai repris l’entraînement. Je peux reprendre la compétition au printemps.»

«Et vous allez le faire?»

«J’aimerais courir Liège-Bastogne-Liège. Et le Tour de Suisse. J’ai un compte à régler avec ces deux compétitions-là. Après, j’abandonne.» Il a eu un sourire de gamin. «Dans huit jours, je commence des études de lettres.» Son sourire s’est accentué. «Mes frères ont été fabuleux avec moi. Ils savent bien qui était Damien, eux. Je leur ai tout raconté. On n’a rien dit aux parents, et les frangins m’ont aidé, mon frère cadet est déjà en lettres, il m’a filé plein de trucs à lire. J’ai passé mon bac il y a huit ans, je n’y avais plus jamais pensé depuis. J’étais devenu un illettré.»

Tout ce que j’aurais pu dire aurait fait prêche de bonne sœur. Au bout d’une longue minute de silence, il m’a posé une main sur le bras.

«Je vous dois un grand merci, au Toubib et à vous, ma’me Machiavel. Si vous n’aviez pas été là, dieu sait quelles bêtises j’aurais encore faites.»

«Vous voulez dire, pire que celle du Lukmanier?»

«Un genre de bêtise dont on ne se remet pas, tandis que celle-là, vous voyez…»

Il s’est levé, a fait quelques moulinets avec les bras, a lancé quelques grands coups de pied dans le vide. Et puis il s’est éloigné en courant au moins deux fois plus vite que moi.

Sur le chemin, il s’est retourné.

«Au revoir, ma’me Machiavel. Bonne journée», a-t-il encore lancé, avec un signe de la main, juste avant de disparaître parmi les branchages jaunis de l’automne.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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