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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (7)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.




VII

 

 


À Nice, j’ai pris un taxi et me suis fait conduire à mon hôtel. Une fois dans ma chambre, j’ai appelé Van Holt.

«Où êtes-vous?» m’a-t-il demandé.

«À Nice. À l’Hôtel Résidence.»

«Tiens, moi aussi.»

«Comment, vous aussi? Vous êtes à Nice?»

J’avais pensé que Van Holt n’arriverait que le lendemain.

«Pourquoi pas? Je voulais voir le coucher du soleil sur la promenade des Anglais. Je ne savais pas que vous seriez déjà là.»

«Je viens d’arriver.»

«Dans ce cas-là puis-je vous convier à un repas commun?»

Il avait évité le mot «inviter». Un point pour lui.

«Pourquoi pas, comme vous dites.»

«Dans une demi-heure dans le hall?»

«OK ! dans une demi-heure.»

Lorsque je l’ai vu, assis dans un fauteuil, les jambes croisées, l’expression légèrement sardonique et cet œil de chirurgien à qui rien n’échappe, j’ai de nouveau été frappée par sa ressemblance avec Humphrey Bogart. Il m’a vue, s’est levé, et une fois encore il a fallu que je constate qu’il avait tout du gentleman à l’ancienne, et rien de l’amoureux transi que m’avait dépeint Jérôme.

Nous sommes allés manger une bouillabaisse, rien d’original. Pendant le repas, je lui ai raconté l’histoire de Giovanna, qu’il a écoutée sans commenter, c’est tout juste s’il a demandé une ou deux précisions, que j’ai été incapable de lui donner.

J’avais glissé dans mon sac les photocopies de Susan Albert, je les ai sorties au dessert. Il les a retournées dans tous les sens pour les lire et a conclu:

«Et alors?»

«Que diriez-vous si vous trouviez tout ça chez quelqu’un?»

«Que c’est une personne qui relève d’un grave accident, qui doit se refaire, qui… Que signifie cette question? Vous me faites passer un examen?»

J’ai gloussé.

«Pas du tout. Ces emballages étaient dans les poubelles des coureurs cyclistes de l’équipe qui s’entraînait dans les collines thurgoviennes le jour où Damien Savary est mort.»

Il a lâché un long sifflement et a repris les feuilles une à une.

«Tout ça? Et comment avez-vous…?»

«Ne posez pas de question, je ne donne pas mes sources.»

«Il n’y a qu’une chose qui surprend dans cette panoplie du tricheur intégral. Ça.»

Il a pointé du doigt un carré divisé en quatre, c’était la photocopie d’un de ces emballages de pilules individuels, en papier argenté, sur le dos desquels il y a en petit le nom du médicament. Susan Albert l’avait photocopié au coin d’une feuille.

«Qu’est-ce que c’est?»

«Nocteril. Un neuroleptique, si je ne m’abuse. Ça détonne.»

«C’est peut-être un soigneur qui a avalé ça pour mieux dormir.»

«En tout cas, ce ne serait pas conseillé pour quelqu’un qui a pris le reste. Vous avez eu de la chance de trouver tout ça.»

«C’est une question de méthode, pas de chance. Ce n’est pas moi qui ai fait les photocopies originales, mais si j’avais été à la place de cette personne, j’aurais probablement fait comme elle.»

Nous avons dégusté en silence notre dessert, et j’ai fini par faire la remarque, parce que l’idée me travaillait:

«C’est quand même extraordinaire que vous soyez tombé dans le même hôtel que moi.»

«Sans doute», a-t-il dit sans se départir de ce calme froid teinté d’ironie dont il n’avait cessé de faire preuve. «J’admets que c’est une étrange coïncidence. Même si un scientifique comme moi ne croit pas à ce qu’on appelle les coïncidences. Je me suis moi-même étonné que vous soyez tombée dans le même hôtel que moi. Je n’avais dit à personne où j’irais.»

«Moi non plus. Il doit y avoir cent hôtels à Nice…»

«Je sais. Moi, je suis là parce que j’y étais déjà venu lorsque j’ai participé à un congrès. Et vous?»

«C’est Sophie, ma collaboratrice, qui a tout organisé pour moi.»

«Vous voyez? Je ne connais pas votre collaboratrice, et elle a sans doute confié le choix de l’hôtel à une agence de voyages.»

Si c’était un hôtel où se tenaient des congrès, la coïncidence s’expliquait peut-être plus facilement: Sophie ne m’a jamais dit où elle a travaillé avant de répondre un jour à la petite annonce dans laquelle je cherchais une secrétaire, mais je suis persuadée qu’elle avait été au service d’une multinationale. Elle a dû organiser des centaines de voyages d’affaires pour ses patrons; en tout cas, elle me loge à chaque voyage dans des hôtels renommés, où elle obtient toujours des prix avantageux. Le Résidence était probablement l’un d’entre eux.

Dans une ville comme Nice, il aurait été vain de vouloir se coucher à onze heures, la vie battait son plein, nous sommes donc allés dans un bar, que nous avons choisi ouvert sur la rue. On était début mai, et en Suisse il commençait tout juste à faire bon; ici, par contre, les effluves et l’ambiance étaient tout ce qu’il y a de plus estival. Ç’aurait été dommage de s’enfermer.

«Je n’ai pas bien compris ce que vous faites à Lausanne», ai-je dit lorsque nous avons été installés devant nos whiskies. C’était une question que je me posais depuis que je l’avais rencontré.

«En fait, je suis venu à Lausanne parce qu’il y a un laboratoire très réputé, le Laboratoire d’analyse du dopage. Et à l’hôpital, dans le service de Denereaz, ils font une recherche sur les effets du sport sur le cœur; par les temps qui courent, c’est d’une actualité brûlante. Avant de m’installer, de me fixer, j’ai décidé de prendre une année sabbatique et d’approfondir ma formation. D’où l’antidopage, qui m’intéresse depuis longtemps. Mon idée est de me spécialiser en soins aux sportifs qui arrêtent la carrière, parce que je pense qu’ils vont avoir bien besoin de médecins comme moi. Je ne serai pas médecin du sport, mais de l’après-sport. C’est pour cela que Denereaz a eu l’idée de nous mettre en contact.»

«Ça existe, ce type de spécialisation?»

«Oui et non. Dans tous les cas, en dépit de tout ce que les sportifs ingurgitent depuis la nuit des temps pour améliorer leurs performances, jusqu’à il y a une vingtaine d’années ce qu’ils prenaient ne mettait que rarement leur vie en danger. Mettons que ça pouvait l’abréger. Aujourd’hui, oui. Pourquoi croyez-vous que l’Italie voit soudain apparaître tant de “ veuves du Calcio ”? Parce que leurs maris ont pris des saloperies d’un genre nouveau. Dans le foot italien, il y a des athlètes qui peuvent vous dire en toute bonne conscience qu’ils ne se sont jamais dopés, et c’est vrai. Ils n’ont jamais rien pris eux-mêmes, ce sont les médecins d’équipe, les soigneurs, qui les ont dopés. Pour les faire travailler davantage. Ça permet de ne pas engager plus de joueurs, de surexploiter ceux qu’on a. On leur a fait des injections de “ vitamines ” qui contenaient des anabolisants, ou que ­sais-je. Comment voulez-vous qu’un homme normal tienne le coup en disputant un match tous les deux ou trois jours? Ces pseudo-fortifiants leur sont indispensables. Sans parler des doses massives d’antidouleurs qu’on leur administre pour qu’ils ne sentent pas leurs blessures et qu’ils continuent à jouer. Bref, je pense qu’on a le plus grand besoin de ma médecine réparatrice, pour ainsi dire, comme on dit chirurgie réparatrice.»

Il m’a fixée un instant, j’ai eu la sensation qu’il ne me voyait pas, mais je me trompais.

«Je suis très content de vous avoir rencontrée», a-t-il fini par dire, «parce que j’ai toujours rêvé de faire une enquête comme celle dont vous vous occupez. Remonter la piste des médicaments qu’un athlète a pris. Vous savez, Lou Gehrig?»

«Giovanna parlait de la maladie de Gehrig. Mais je ne sais pas qui est Lou.»

«C’était un Américain, un des plus grands joueurs de base-ball de tous les temps. Plus grand que Joe di Maggio, dit-on, moins doué en auto-publicité, mais supérieur en tant qu’athlète. J’ai toujours rêvé d’aller fouiller dans ses poubelles pour faire la liste des médicaments qu’il a pris – qu’on lui a donnés, plus probablement – tout au long de sa carrière. Il a été le premier sportif encore en exercice à avoir la maladie qui a pris son nom. Malheureusement, il est mort longtemps avant ma naissance. Il a joué pendant près de quinze ans. Un jour ses muscles ont commencé à s’atrophier, et lorsqu’il est mort il n’avait pas quarante ans. Il n’était pas le premier à être victime de cette maladie, mais jusqu’à lui on ne l’avait diagnostiquée que chez des hommes bien plus âgés. Depuis lors, il y a eu toujours plus de jeunes, souvent des sportifs, et en Italie depuis quelques années, la maladie de Gehrig s’est multipliée de manière effarante chez les footballeurs.»

Il s’est accoudé à la table.

«Je vous propose un marché. Je vous donne toutes les informations techniques, je vous présente des gens, et vous, vous me dites de quoi est mort Savary. Acceptez, madame Machiavelli. Je veux absolument savoir.»

«Mais, Docteur… Ses parents sont mes clients, j’ai des devoirs envers eux, je suis tenue à la discrétion.»

«Je peux aller les voir pour leur demander l’autorisation d’être votre assistant, en quelque sorte. Et puis je ne m’intéresse qu’au tableau clinique, pas à Savary personnellement.»

«Pourtant, Savary personnellement, comme vous dites, n’est pas sans intérêt. Ne serait-ce que pour savoir ce qui a poussé le fils de deux intellectuels à être coureur cycliste, et pour savoir, au cas où il se serait dopé, pourquoi il avait à tel point soif de victoire. Pour savoir si c’était un tricheur ou une victime. Pour la prévention, ça pourrait être utile, non?»

«Vous avez raison. J’irai voir les parents.»

«Non, c’est moi qui leur poserai la question.» J’ai regardé ma montre: minuit dix. «Je les appelle demain matin.»

«J’ai retenu une voiture, dans l’idée de faire ensuite une petite tournée des pharmacies le long de la côte», a dit Van Holt. «Après Vintimille, on peut voir ce qui se passe à San Remo, à Alassio, dans des bleds intermédiaires dont je ne connais pas le nom.»

«J’avais l’intention de repartir de Nice à six heures», ai-je dit, «j’ai un vol à cette heure-là.»

«Si on part tôt, ce ne sera pas vraiment un problème. Ou alors, on peut abandonner la voiture à Gênes, et prendre le train. Ou ne pas abandonner la voiture, la rendre à l’aéroport de Genève, on m’a assuré que c’est possible. Ainsi, il n’y a pas besoin de se préoccuper d’horaire. On arrivera peut-être un peu tard.»

«Eh bien, va pour le retour en bagnole.»

«Puisque nous sommes d’accord, mieux vaut prendre du repos, la journée de demain risque d’être rude», et Van Holt a sorti son portefeuille. Il m’avait laissé payer mon repas sans ciller, mais cette fois il a été intraitable.

Au moment où nous allions partir, je me suis souvenue des photos. Je les ai sorties de mon sac.

«Vous avez une fenêtre, à votre portefeuille?»

Il m’a regardée comme si je débloquais.

«Mais… Oui, j’y mets ma carte de médecin.»

«Eh bien, je vous propose, pour les deux jours à venir, d’y mettre cette photo, que vous laisserez bien en vue chaque fois que dans une pharmacie vous paierez vos médicaments – car, si on en fait beaucoup, vous aussi vous entrerez dans quelques-unes. Si un seul pharmacien réagit, ça pourrait nous amener un élément.»

Il s’est gratté derrière l’oreille.

«Un peu retorse, la dame.»

«Que voulez-vous, à la guerre comme à la guerre…»

Le lendemain matin, nous nous sommes retrouvés tôt, tête à tête pour un petit-déjeuner que nous avons pris dans un total silence. À huit heures, nos fourre-tout étaient dans le coffre, et en route.

Vers neuf heures, nous étions à Vintimille.

Avant de m’adonner à la chasse à l’Eprex, j’ai appelé Sophie. Je lui ai raconté mon voyage à Bischofs­­zell, pour qu’elle en fasse un procès-verbal.

C’est une habitude: nous réunissons nos notes dans un dossier en espérant qu’une vue d’ensemble révélera ce qui était invisible lorsqu’on ne considérait que les détails. Elle m’a posé quelques questions – ça aussi fait partie de nos habitudes. Les questions posées de l’extérieur donnent parfois des idées. Et pendant que j’y étais, je lui ai demandé d’appeler les Savary pour leur parler de mon «assistant».

«Bon», ai-je dit, «j’y vais. Vous n’avez pas eu de nouvelles de Rico?»

«Non. Mais L’Illustré qui l’avait envoyé en reportage n’était pas inquiet. Il doit reparaître d’ici deux ou trois jours.»

Quelque chose dans sa voix m’a fait dresser l’oreille.

«Sophie? Ce ne serait pas que vous me cachez quelque chose?»

«Qu’est-ce que vous voulez que je vous cache? Lorsque vous serez rentrée je vous suggère de téléphoner vous-même. Vous rentrez toujours ce soir?»

«Si tout se passe comme prévu.»

«Lorsque vous saurez à quelle heure vous arrivez, dites-le-moi, on ne sait jamais.»

Décidément, il se passait quelque chose, Sophie ne pose jamais ce genre de questions. Mais je savais d’expérience que, si elle avait décidé de ne rien dire, rien ne la ferait parler, et je n’avais plus le temps d’appeler L’Illustré moi-même, l’heure avançait.

«Je vous appelle avant d’embarquer, puisque vous avez décidé de surveiller mes allées et venues.»

Elle s’est contentée de glousser, et je n’ai pas insisté. Les magasins ouvraient tout juste lorsque je suis entrée, seule, dans la première pharmacie du jour.

«Bongiorno !»

«Desidera, Signora?»

«Je voudrais de l’Eprex.»

«De l’Eprex? Pour vous?» La pharmacienne n’a pas caché son étonnement.

«Non, c’est pour un ami. Il a oublié ses médicaments chez lui et il est en vacances pour quinze jours.»

«Je comprends, madame, mais je ne peux pas vous vendre de l’Eprex sans ordonnance.»

«On m’avait pourtant dit que c’était facile.»

Elle a jeté un coup d’œil circulaire, puis, à mi-voix, elle m’a dit:

«C’est obligatoire. La loi antidopage fait qu’on ne peut pas donner des médicaments comme l’Eprex sans ordonnance.» Elle a mis un accent particulier sur le mot ordonnance. «Vous pourriez demander à votre ami de m’en faire faxer une par son médecin.»

«Et, dans ce cas-là, je pourrai l’avoir?»

«Sans problème.»

«Je vais voir ce qu’on peut faire. Je reviens.»

Je suis retournée à la voiture, et j’ai fait mon rapport. Nous avons fermé le véhicule et sommes allés à la poste, d’où j’ai faxé à la pharmacie une ordonnance sur papier blanc, le nom d’un médecin bidon dans l’angle supérieur écrit à la main, Van Holt a griffonné ce qu’il fallait, et a signé illisible. J’ai attendu un quart d’heure, je suis retournée à la pharmacie, la dame m’attendait en souriant.

«Eh bien, voilà, tout est en ordre. Vous m’excuserez, mais j’avais besoin de ce papier pour mes contrôles. Cela fait cent quarante euros. Et mettez ce médicament au frigo le plus vite possible.»

Je me suis retrouvée avec une boîte de six doses.

«De quoi tenir quinze jours pour un dopé modeste», a dit Van Holt en l’empochant. «Et ça pourrait être une contrefaçon, je m’en vais analyser ça.»

Nous avons pris la route. En quelques heures, nous avons fait au moins trente pharmacies à nous deux, nous nous sommes partagé les officines. Je ne vais pas m’amuser à donner le détail de nos démarches. Le fait est que, avant d’arriver à Gênes, nous avions au moins dix médicaments interdits dans nos bagages, ainsi que l’adresse d’un certain Curzio, pharmacien génois qu’il suffisait de demander; il se rendait régulièrement en Suisse pour approvisionner des clients, et vous procurerait tout ce que vous vouliez. Personne n’avait réagi à la photo de Damien.

Je me suis demandé qui pourrait me renseigner, et j’ai fini par appeler Susan Albert.

«Vous avez une idée de qui fournit les circuits parallèles de la dope en Italie?»

Elle a réfléchi quelques secondes.

«Je vous rappelle.» Et dix minutes plus tard, elle m’informait. «Il existe des contrefaçons venues du Mexique ou d’obscures officines du Sud de l’Italie. En Italie, le dopage sportif est tenu par la Camorra, la Mafia napolitaine; les jeunes se dopent même sans vouloir devenir des champions connus, rien que pour être plus performants que leur voisin. L’année dernière, la police a saisi quarante mille boîtes illicites de toutes sortes de médicaments: anabolisants, stimulants, diurétiques, EPO, et j’en passe. C’est un marché dont on estime la valeur à six ou sept cents millions d’euros. Voilà ce que je peux vous dire pour l’instant. C’est tout ce que j’ai trouvé dans la base de données de la police. On peut passer commande par internet, même.»

«Pas mal; ça confirme notre impression. J’ai un médecin avec moi, il a des ordonnances authentiques dans toutes les poches. Je suis entrée seule dans les pharmacies, et j’ai obtenu les produits les plus recherchés avec des ordonnances bidon, je n’ai pas eu besoin d’exhiber le médecin une seule fois.»

À Gênes, nous avons repéré la pharmacie du nommé Curzio et, après une hésitation, je suis entrée et je l’ai demandé.

«Il n’est pas là aujourd’hui mais, si c’est urgent, vous pouvez appeler ce numéro», m’a dit un autre des jeunes gens qui servaient dans cette officine entièrement lambrissée de bois sombre, comme les pharmacies des images du xviiiesiècle. J’ai été frappée par le fait qu’il n’y avait que des hommes (le plus souvent, dans les pharmacies, il y a une majorité de femmes), et qu’ils étaient tous jeunes. Celui auquel je m’étais adressée m’a glissé une carte de visite de la maison, sur laquelle il a griffonné un numéro de portable. Il ne m’a même pas demandé s’il pouvait me servir à la place de son collègue. Autrement dit, dans le coin, ils étaient tous de mèche.

Pour couronner la journée, Sophie m’a appelée pour me dire que les Savary acceptaient notre expert.

«Ils vous sont reconnaissants, même.»

À quatre heures de l’après-midi, nous étions épuisés et contents. Nous ne nous étions arrêtés que pour un sandwich.

«Je sais que nous sommes tous deux pressés de rentrer», a dit Van Holt, alors que nous étions attablés à la terrasse d’un bar de la Vieille-Ville. «Mais je me demande si demain matin ne ferait pas tout aussi bien l’affaire. Je suis claqué, je n’ai aucune envie de conduire encore six cents kilomètres. Et je doute que vous soyez en meilleur état que moi.»

«Je suis pour.»

Dans le courant de cette journée, le climat de notre rapport s’était réchauffé. Van Holt m’appelait encore madame, et je l’appelais toujours docteur, mais au fil des pharmacies une complicité s’était installée: nous étions comme deux gamins qui jouaient un tour aux «grands».

Sans autre commentaire, j’ai pris mon téléphone et j’ai appelé Sophie, il allait être cinq heures, c’était le dernier moment.

«Dites, Sophie, est-ce que l’Hôtel San Cristofaro de Gênes est sur vos tablettes?»

«Je ne sais pas, il faudrait que je regarde. Pourquoi?»

«Parce que nous avons bossé comme des forçats, que le dernier train possible est parti, et que ni le DrVan Holt ni moi n’avons l’énergie de conduire jusqu’à Lausanne ce soir.»

«Je vous rappelle dans cinq minutes. Où êtes-vous?»

«Juste en face de l’hôtel, à la terrasse du Bar Centrale.»

Dix minutes plus tard, à mon grand étonnement, un portier en pantalon noir et gilet vert est sorti de l’hôtel, s’est dirigé droit sur nous et a dit, avec une inclinaison de tête:

«Signora Machiavelli?»

«Oui?»

«Vous avez des bagages?»

«Euh… Non, ils sont dans la voiture qui est là.»

Je lui ai indiqué le parking gardé qui était à cent mètres.

«Si vous voulez bien me donner la clef, monsieur, je vais la mettre dans le parking de l’hôtel. Et demain, je m’occuperai de la ramener au loueur.» Il nous a embrassés du regard. «Ce sont bien deux chambres simples?»

Je me suis sentie rougir, je me serais giflée.

«Parfaitement», a dit Van Holt sans se départir de son flegme, et sans rougir, lui.

Mon téléphone a sonné.

«L’hôtel est venu vous chercher?»

«Oui, le portier est là.»

«D’après mes indications, ils ont un des restaurants les meilleurs de la ville. Et, entre deux services, vous feriez bien d’appeler votre petite cousine; dites-lui de nous faxer quelque chose sur ce maudit Machiavel, parce que Walser me rend dingue, depuis hier. Et dites-moi quand vous arrivez, que je lui donne un rendez-vous.»

Décidément, Sophie devenait une vraie mère poule. Mais j’étais trop crevée pour réagir. J’ai promis tout ce qu’elle voulait.

Lorsque j’ai raccroché, j’ai surpris le regard de Van Holt. Il fumait sa énième cigarette de la journée et, pour la première fois, son sourire était chaleureux.

«En somme, je suis dans votre pays?»

«Ben oui, même si, à Gênes, un Toscan se sent à l’étranger. Républiques concurrentes pendant des siècles, que voulez-vous. Vous parlez l’italien?»

«Je comprends, parce que je parle espagnol. Et j’arrive à placer un mot ici ou là. Mais je ne le parle pas. Je serai très heureux de me laisser guider par une enfant du pays.»

Notre hôtel se trouvait être petit et chic, le restaurant tenait toutes ses promesses et, une fois à table, une bouteille de vin des Cinque Terre entre nous, ç’a été comme si j’étais face à Pierre-François; nous nous sommes raconté notre vie, et j’ai fini par penser que Denereaz avait raison: Van Holt devait être amoureux. Je ne sais comment le dire mais, lorsqu’il se laissait aller, cela se voyait. Gentleman jusqu’au bout, il n’a évidemment rien dit. Pas un geste, pas un mot ambigu de toute la soirée. Mais quelque chose avait changé.

Vers la fin du repas, j’ai appelé Marietta, qui n’était pas au bout du fil: je lui ai laissé un message lui expliquant que Walser était impatient. Après quoi, contre tous mes principes, j’ai raconté toute l’histoire à Van Holt, je n’ai gardé pour moi que le nom de mon client. Le portrait que je lui ai fait de Walser l’a fait rire aux éclats.

De son côté, Van Holt m’a promis de me mettre en contact avec un coureur repenti qui me raconterait comment il se dopait du temps où il était professionnel.

«Il est à Amsterdam, mais ça me donnera l’occasion de vous faire connaître mon pays.»

Si je n’avais pas été aussi à l’aise, je me serais alarmée: l’invitation aurait pu avoir la saveur d’une avance. Mais là, je l’ai prise à la lettre: il fallait que je comprenne, il connaissait un coureur – quoi de plus naturel?

Il s’en est fallu de peu que, avant d’aller me coucher, je ne l’embrasse sur les deux joues, comme s’il était vraiment Pierre-François.

J’arrivais dans ma chambre quand Marietta m’a appelée.

«Salut, patronne !» a modulé sa voix de soprano. «Est-ce toi qui viens à Florence, ou moi qui viens à Lausanne? J’ai tout ce qu’il te faut.»

«C’est-à-dire? Donne-moi un avant-goût.»

«On peut sans crainte raconter comment Léonard et Machiavel se sont rencontrés, au plus tard à Imola, où ils se sont, soit connus, soit plus probablement retrouvés, lorsqu’ils se sont rendus tous deux auprès de César Borgia.»

«Et qu’est-ce qu’ils y faisaient?»

«Léonard était au service de Borgia. Les machines de guerre l’intéressaient, et César voulait conquérir l’Italie, que veux-tu. Pour arriver à ses fins il lui fallait les moyens. Et Machiavel était venu comme ambassadeur de la Seigneurie de Florence.»

«Mais c’est Florence qui intéresse Walser, et à Imola nous sommes loin de Florence.»

«Pas tant que ça. Parce que, après, Léonard est retourné à Florence, et c’est là que les deux génies, comme on dit, ont essayé leur truc.»

«C’est quoi, ce “ truc ”?»

«Florence était en guerre avec Pise.»

«D’accord. Et alors?»

«Pise bloquait l’Arno.»

«Je vois. Et après?»

«Après, ces deux cerveaux fertiles ont eu une idée simple: on détourne l’Arno. Léo avait le savoir-faire, Nic était le politicien, il a convaincu la Seigneurie.»

«Je n’ai jamais entendu parler de cette grande entreprise.»

«C’est parce qu’elle a raté et qu’ensuite ni l’un ni l’autre ne s’est attardé là-dessus dans ses écrits. Marie, je ne vais pas te raconter ça au téléphone. C’est vraiment une longue histoire. Alors, tu viens, ou je viens?»

«Tu viens. Et avant qu’on raconte tout ça à Walser, je veux comprendre ce que tu as trouvé.»

«OK ! De toute façon, ça me fait mal au ventre de donner ça à un tricheur.»

«Tu me rappelles demain après-midi lorsque je serai à l’agence et que j’y verrai plus clair?»

«Vos désirs sont des ordres. Grosse bise, patronne.»

Pendant que je me brossais les dents, j’ai réfléchi à ce que Marietta venait de dire: que Walser était un tricheur. Jusque-là, j’avais pensé à lui comme à un industriel de l’écriture, l’idée qu’il trichait ne m’avait pas effleurée. Tout à coup, j’ai eu la sensation qu’il n’était pas différent d’un coureur qui avait recours à l’EPO. Il se parait des plumes d’autrui pour vaincre.

Un quart d’heure plus tard, j’étais au lit. J’étais trop crevée pour approfondir cette nouvelle idée, mais je me suis promis d’y revenir.

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

5 commentaires
1)
Saluki
, le 26.07.2009 à 10:20

L’ascension du Ventoux ou: « Mieux que l’ascenseur social ».

2)
Anne Cuneo
, le 27.07.2009 à 18:46

Je me demandais si quelqu’un remarquerait qu’en ce moment ce feuilleton est 100/100 d’actualité…

3)
Franck Pastor
, le 27.07.2009 à 19:49

Et ça ne va pas en s’arrangeant…

4)
zit
, le 28.07.2009 à 00:00

Anne, hasard du calendrier ou pur machiavélisme ? ;o)

z (et mauvaise langue avec ça je répêêêêêêêêête : ils sont tous propres ! aucun contrôle positif cette année, c’est beau les progrès de la science…)

5)
Anne Cuneo
, le 28.07.2009 à 09:48

Mon pauvre zit, à cette vitesse-là, il est malheureusement impossible qu’ils soient tous propres au sens où tu l’entends… Je croirai qu’ils sont “propres” le jour où les courses cyclistes reviendront aux moyennes horaires d’avant l’EPO & Co, d’avant les transfusions sanguines etc. Les coureurs cyclistes prenaient des trucs avant aussi, genre amphétamines, mais comme le dit si bien Fiorenzo Magni, grand champion cycliste devant l’éternel: «Oui, on prenait quelque chose pour tenir le coup. Mais en comparaison avec ce qu’ils prennent maintenant, nous c’était de la camomille.»

hasard du calendrier ou pur machiavélisme ?

Les deux, bien sûr. Tu as à faire à un esprit VERITABLEMENT machiavélique… ;-)