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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (14)

 

 

Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

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XIV

 

À la gare de Bâle, j’ai sauté dans un taxi et je me suis précipitée au musée. Il était midi. Je n’avais même pas songé à m’annoncer. Il m’aurait semblé presque indécent de parler à Yves par téléphone. Pour une fois que la messagère amenait de bonnes nouvelles, autant les donner face à face.

La caissière m’a appris qu’Yves était en réunion. Il a fallu que je me prenne en main pour ne pas manifester mon impatience. Depuis que Merteau avait été arrêté, il me semblait que chaque minute sans voir Yves était une heure.

«Je vais aller faire un tour parmi vos objets océaniens en l’attendant.»

Assise devant la case Malanggan de Nouvelle-Irlande, vouée au culte des morts, j’ai retrouvé un certain calme et je me suis surprise en train de penser à Lisa. On disait que les peuples d’Océanie n’avaient pas le sens de la propriété. Que serait-il arrivé si Lisa May avait été une jeune fille océanienne? Elle aurait été mise à mort pour avoir brisé tous les tabous, probablement. Et que lui serait-il arrivé ici et maintenant, si elle avait avoué ouvertement qu’elle avait été violée, et qu’elle était enceinte? La tribu vaudoise aurait peut-être été un peu moins primitive – quel que fût le sens du mot. Mais le poids des traditions avait été suffisamment fort pour qu’elle craigne d’entacher sa réputation (encore un mot dont le sens me semblait de plus en plus flou). Même sans l’assassinat, la merveilleuse danseuse qu’elle aurait pu être serait peut-être bien morte, elle. En tout cas, Lisa semblait l’avoir redouté, sinon pourquoi n’avoir rien dit? fille de pasteur, bien sûr. Élevée strictement, probablement. Et il est toujours difficile d’avouer un viol, les femmes auxquelles c’est arrivé le disent.

«Bonjour.»

Yves se tenait devant moi dans un pull à col roulé, un point d’interrogation dans les yeux. Heureusement qu’il était arrivé – j’allais me surprendre à philosopher. Il a pris un autre des tabourets qui traînaient dans la salle et s’est assis à côté de moi.

«Cette case», a-t-il dit, «est vouée à la mémoire d’un très grand danseur. Il est là, vous voyez, le troisième depuis la gauche, on le reconnaît à l’oiseau qui sort de sa bouche.» Comment ne pas repenser à Lisa? Yves y pensait sans doute aussi, il a poursuivi : «Malanggan est le nom donné aux cérémonies organisées pour faire ses adieux définitifs aux âmes des défunts.»

Un long silence.

«Vous avez une minute?», ai-je fini par dire.

«Toutes les minutes que vous voulez. Qu’est-ce qui se passe?»

«Allons nous asseoir ailleurs.»

Nous sommes allés chez Isaac.

«Alors?»

«Vous savez ce qu’il y a de plus extraordinaire quand j’y réfléchis? C’est qu’en fait votre père et vous avez entendu les aveux de l’assassin quelques jours à peine après le crime. Mais vous ne les avez pas reconnus.»

«Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.»

«“ Si votre fils vous dit ne pas avoir tiré, c’est qu’il n’a pas tiré. À votre place, je le croirais. ” N’est-ce pas ce que vous m’avez raconté?»

«Le peintre! Vous n’allez pas me dire…»

Un silence, je me suis contentée de hausser un sourcil.

«C’était lui?»

«Oui, c’était lui. Et il plaidait pour vous, parce qu’il vous savait innocent. Il n’a pas poussé l’altruisme jusqu’à dire pourquoi il le faisait, remarquez. On ne saura jamais comment il aurait agi si le juge ne vous avait pas libéré.»

«Il ne lui est pas venu à l’esprit qu’en ne disant rien il gâchait de toute façon mon existence?»

«Son imagination ne semble pas être allée jusque-­là.»

Là-dessus, je lui ai raconté toute l’histoire ; je lui ai montré la photo, dont je lui avais parlé mais qu’il n’avait jamais vue. Léon avait gardé le tableau comme pièce à conviction, mais nous en avions tiré deux ou trois polaroïds. J’en ai tendu un à Yves.

Il a poussé un cri étranglé.

«Incroyable! C’est comme une fenêtre qui s’ouvre sur mon passé – les couleurs, l’ambiance, tout y est. Ce paysage, ce sourire si net dans ce visage si flou, c’est…»

Sa voix s’est brisée.

«Vous allez pouvoir organiser un Malanggan pour cette pauvre Lisa, la grande danseuse à laquelle vingt ans durant personne n’a rendu justice. Elle aussi, l’oiseau est sur le point de sortir de sa bouche… Et ce n’est pas vous qui l’avez tuée.»

Il m’a fixée pendant dix secondes. Ses yeux d’un bleu extraordinaire, presque noir, étaient noyés. Puis il s’est levé, il a fait le tour de la table et m’a posé un baiser sur chaque joue.

«C’est banal de dire merci. C’est banal de dire que vous avez sauvé le reste de ma vie. C’est…»

«C’est surtout banal de dire que j’ai un quelconque mérite. La première personne au courant de l’affaire qui voyait cette photo et ce tableau ensemble aurait compris. Et Merteau n’a pas encore avoué. Mais c’est égal, le coupable, c’est lui, qu’il l’admette ou non.»

«Est-ce que Jacqueline sait déjà?»

«J’ai dit à sa mère que nous étions désormais en mesure de prouver que ce n’était pas vous. Mais nous n’avions pas encore arrêté Merteau, je n’ai pas parlé de lui.»

Le regard toujours noyé d’Yves s’est perdu dans le lointain.

«Je crois que je vais me mettre en congé pour le reste de la journée, et même de la semaine. Vous vous rendez compte? Vingt ans de cauchemar…»

Les larmes se sont enfin décidées à couler. Moi, j’avais une boule dans la gorge.

«Vous voulez que j’aille prévenir le musée pour vous?», ai-je fini par articuler.

Il s’est mouché.

«Non, merci. J’y vais, et après j’irai à Lausanne voir Jacqueline.»

Nous nous sommes quittés devant le musée, et je suis repartie en direction de la Galerie Cohn. Une dernière visite, et puis je rentrais chez moi. J’étais vidée.

Renata était sortie, mais la gérante savait où elle était allée déjeuner. Elle m’a indiqué le lieu, un bistrot vaguement mexicain dans une ruelle, et je l’y ai trouvée avec Sabrina.

Elles m’ont accueillie avec de véritables effusions.

«N’exagérons rien, on s’est quittées il y a quelques heures», ai-je dit en ricanant pour cacher mon émotion. Décidément, Machiavelli, t’as le cœur de plus en plus tendre, aujourd’hui, ça ne te vaut rien de te lever tôt.

Je me suis installée, et elles m’ont raconté que Sabrina partait le soir même pour Paris.

«J’ai une cousine, là-bas, elle est d’accord pour me recevoir, et je peux rester trois mois comme touriste. Je n’irai pas voir Giotto, mais il me reste la Monna Lisa.»

«Et après?»

«Je ne sais pas, commençons par les trois mois.»

«Je trouve ça franchement mieux que de repartir pour la Roumanie.»

Elle a souri, de ce sourire particulier qu’elle avait, à la fois provocant et innocent, encore plus ambigu maintenant qu’elle n’avait aucun maquillage. Cela m’a rappelé le sourire de Lisa, aussi innocent et provocant que le sien.

«Alors, ce matin, comment cela s’est-il passé?»

«Pour l’instant, Merteau est en prison pour recel. Au minimum.»

Et je leur ai raconté l’arrestation du peintre. Pour ce qui était du meurtre de Lisa, Renata était au courant, mais ni elle ni moi n’en avions parlé à Sabrina. Ça ne la regardait pas.

Renata m’a encore recommandé de lui envoyer ma facture. Je l’ai rassurée. Sophie n’oublie jamais ces détails-là.

J’étais trop crevée pour m’attarder.

Je suis partie vers la gare en riant sous cape : si j’avais fini par gagner ma vie, avec cette affaire, c’était uniquement parce qu’un malfrat avait fait une erreur. S’il s’était contenté de voler les Merteau, il y aurait eu peu de chances que les Cohn sollicitent mon aide. Un Merteau n’aurait pas mérité qu’on engage un enquêteur.

À la gare, il a fallu que j’attende le train pendant près d’une heure. J’en ai profité pour appeler les Girot. Je suis tombée sur Lucie.

«Mission accomplie», lui ai-je annoncé. «Si tu réunis la famille autour d’un verre, je peux venir vous raconter ce qui s’est passé. Yves est en route pour Lausanne en ce moment même, il va voir Jacqueline, et ça sent le happy end. S’ils sont heureux, j’aurai l’impression d’avoir vraiment servi à quelque chose, pour une fois.»

Nous sommes convenus qu’elle m’appellerait pour me communiquer le lieu et l’heure de la réunion familiale.

Là-dessus, je suis allée prendre mon train, et en arrivant à Lausanne je me suis précipitée chez moi. Entre-temps il était plus de sept heures, et je n’avais qu’une idée en tête : dormir. La tension des deux derniers jours m’avait achevée.

Le lendemain matin, Sophie m’a appris que les Girot proposaient une réunion pour le jour même à midi. J’ai à peine eu le temps de m’asseoir à mon bureau. Ils avaient organisé à Versoix où ils étaient stationnés pour l’hiver un lunch au cours duquel j’étais censée raconter à toute la smala les vicissitudes de mon enquête sur la mort de Lisa. Il y aurait là, en plus d’Yves et de Jacqueline, les parents Tibault, Pierre-François, et Rico, que j’avais imposé parce que cette fois il avait droit à du matériel pour un article.

Lorsque je me suis trouvée face à Jacqueline, que je revoyais pour la première fois depuis le début de cette affaire, j’ai eu une sorte de choc. J’avais vu trois images de Lisa – deux tableaux dont le visage n’était jamais vraiment net tout en restant reconnaissable à certains détails, et la photo. Je remarquais soudain à quel point Jacqueline ressemblait à sa cousine. Tout ce que j’avais fait prenait un relief, un sens que je n’avais pas perçu jusque-là.

«Eh bien, Marie, qu’est-ce qu’il y a?» a dit Jacqueline en m’embrassant. «Tu me fixes comme si j’étais une revenante.»

«C’est un peu ça.»

J’ai hésité un instant : fallait-il raconter que selon toute vraisemblance Lisa avait été violée? J’ai fini par décider que vingt années avaient passé, et que le temps était désormais venu de mettre toutes les cartes sur la table. J’ai donc tout raconté, même que la complice du voleur de tableaux avait suscité les sentiments maternels de Renata, et que nous avions décidé de la laisser partir sans parler d’elle à la police. Et il a bien fallu avouer que de toute façon, si Léon avait vraiment pris l’affaire en main, il serait comme moi remonté jusqu’au peintre, qui avait d’ailleurs mis à notre disposition la corde pour le pendre. Il ne pouvait évidemment prévoir que ses toiles auraient l’honneur de masquer la présence de Kandinsky à la Galerie Cohn.

Le père Tibault a pâli terriblement lorsque j’ai parlé du probable viol de Lisa.

«Et au fond», ai-je conclu, «la clé de toute l’affaire, c’est cette grossesse. Le viol reste hypothétique, parce que les récits concordants sur les violences dont Lisa a été victime en février n’expliquent pas comment elle est tombée enceinte en juin, ni pourquoi elle cherchait un père pour son enfant – ou plutôt, j’en suis presque sûre, quelqu’un à culpabiliser pour qu’il lui paie un avortement.»

«J’en suis certaine aussi», a dit avec force Betty Tibault. «Elle ne pensait qu’à partir. Tout tournait autour de la danse.»

Elle ne pensait qu’à partir… Et si… Ce n’était pas le moment.

«Oui, tout tournait autour de la danse», me suis-je contentée de dire. «Même l’urgence d’un avortement. Le père de ce futur bébé porte la responsabilité de la mort de Lisa autant que l’assassin.»

Après ce repas qui, vu les circonstances, a manqué de la gaieté habituelle chez les Girot, nous sommes allés boire un café, Rico, Pierre-François, Daniel et moi.

«Qu’est-ce que tu essayais de provoquer?» m’a demandé Pierre-François une fois que nous avons été servis. «J’ai senti que tu avais une idée derrière la tête.»

«Tout d’un coup, je me suis demandé si le violeur n’était pas Tibault, qui aimait tant cette jeune fille et qui a tant pleuré lorsqu’elle est morte. Je te l’avoue franchement. Ce n’est probablement pas lui, mais quelque chose le tracasse, j’en suis certaine. Il est simplement trop collet monté pour en parler.»

«Et qu’est-ce que tu en as conclu?»

«Il ne savait pas qu’elle était enceinte, tu aurais dû voir la tête qu’il a faite lorsque je l’ai dit. Mais j’avais la sensation qu’il se sentait coupable de quelque chose.»

«C’était la fille de sa sœur, il faisait des études de psychiatrie et il a laissé se jouer devant lui un drame pareil sans se rendre compte de rien, il a le droit de se sentir coupable, on le serait à moins», a dit avec véhémence Daniel, qui décidément n’aimait pas Tibault.

«Qu’est-ce que j’omets de raconter?» s’est enquis Rico qui, je le voyais bien, ne pensait qu’à son article.

«Cette affaire de viol, j’aimerais qu’on en ait le cœur net», a murmuré Pierre-François, presque à voix basse. «Tu comprends que la réputation de la pauvre Lisa sort de là tout autre selon qu’elle a essayé de s’arranger après un tel acte ou que, tout simplement, elle courait les garçons. Elle est morte depuis vingt ans, et ce n’était pas vraiment ma cousine, mais j’ai tout de même la sensation de devoir la défendre comme quelqu’un de la famille.»

«On peut taire le viol, mais si on ne parle pas de la grossesse, il n’y a pas de motif pour lequel Merteau l’aurait tuée.»

«C’est vrai. Vas-y, Rico. Mais si on pouvait comprendre…»

Avant de fermer boutique, ce soir-là, j’ai encore appelé Léon. J’avais hâte, tout compte fait, de m’atteler à autre chose.

«J’aimerais comprendre…», a-t-il soupiré, en écho à Pierre-François.

«Peut-être l’article de Rico va-t-il pousser quelqu’un à se manifester», ai-je dit sur un ton léger.

Prophétique, mais sur le moment je ne m’en suis pas rendu compte.

Il me semblait avoir fait le tour de la question, j’ai donc cessé de songer à Lisa.

Les fêtes de Noël approchaient, j’étais crevée, je n’avais qu’une envie : partir. Heureusement, Rico était dans le même état d’esprit. Nous avons donc fermé boutique tous les deux, Sophie a consenti, elle aussi, à quitter sa chaise et à prendre des vacances. Rico et moi sommes allés passer le Nouvel-An à Paris. J’en ai profité pour aller voir Sabrina.

Elle vivait chez une cousine dans un deux-pièces cuisine étriqué dont ni elle ni la cousine ne semblaient se plaindre. Je n’ai été que modérément surprise de rencontrer Richard.

«Alors, tu es amoureux?»

«Que veux-tu, les coups de foudre, ça ne se commande pas. Et quand ils durent…»

À les voir ensemble, Sabrina et lui faisaient d’ailleurs un beau couple, ils avaient tous les deux quelque chose de gouape qui les rendait, d’une certaine manière, ressemblants. Je sentais que le retour en Roumanie de Sabrina reculait dans un avenir très lointain.

En attendant, elle avait réussi à suivre des cours de littérature et d’histoire de l’art à l’Université de Vincennes et en était fière comme Artaban. Elle avait dû passer par un véritable enfer, sur lequel je n’ai jamais posé de question, mais que j’imaginais : elle était venue en Suisse («à l’Ouest», aimait-elle à dire) pour travailler honnêtement, et s’était retrouvée dans un bordel. L’ami Fritz l’en avait sortie pour un temps, mais heureusement qu’elle avait profité de la première occasion pour se tirer : il n’aurait pas tardé à la replonger dans une dèche encore pire que la précédente.

Lorsque nous sommes rentrés à Lausanne, j’étais reposée et prête à reprendre le boulot.

Merteau et Fritz étaient toujours en taule. Je ne me suis plus préoccupée de Fritz, qui allait écoper de quelques années à l’ombre pour toutes sortes de raisons, dont les tableaux des Cohn. Il était multirécidiviste, les juges ne seraient sans doute pas indulgents avec lui.

Quant à Merteau, j’ai fini par extraire à Léon qu’il avait admis avoir tué Lisa dans un moment d’égarement total, que le coup était parti sans qu’il le veuille, qu’il n’avait pas envisagé, même, que le fusil fût chargé. Il n’expliquait pas pourquoi il s’était tu. L’impossibilité d’avouer avoir couché avec Lisa, sans doute. L’instinct de survie.

«L’instinct de saloperie, dirais-je plutôt.»

«Oui, Mac, vous avez raison, mais si vous saviez combien on en voit, des types qui ont la conscience chargée et qui se taisent pour de fausses raisons! Sa mauvaise conscience venait de ce qu’il avait couché avec Lisa. Il l’admet. Cela s’est passé, à ce qu’il dit, une seule fois, dans son atelier, un jour en fin d’après-midi, trois à quatre semaines avant l’accident.»

«Je suis presque certaine que c’est vrai. Une fois, c’est tout ce dont Lisa avait besoin.»

«Si le jour même où il a tiré il avait expliqué les choses qu’il m’a dites vingt ans plus tard, il n’aurait probablement même pas fait de prison ferme.»

«Il vous a donné des détails?»

«Elle lui a donné rendez-vous. Une dernière fois, a-t-elle dit. Elle l’a menacé de tout dire à sa femme, à tout Épesses même, s’il ne venait pas. Il y est allé. Elle était très enjouée, jouait à la séductrice. À mon avis elle préparait le terrain, et elle aurait fini par lui annoncer la grossesse, mais l’entretien n’est pas allé jusque-là. Une fois que le coup est parti, Merteau s’est penché, il serait allé chercher des secours, du moins il le dit, mais elle est morte sur le coup. Il était venu avec la salopette qu’il mettait pour peindre, et lorsqu’il s’est penché sur elle un petit pinceau resté dans sa poche de poitrine est tombé sur la robe. Il l’a ramassé et il lui semblait ne pas avoir laissé de traces.»

«Et les photos?»

«Lorsqu’il est arrivé, il a vu le fusil et l’appareil dans l’herbe, il a pris l’appareil et il a fait une photo, comme ça, parce qu’il trouvait que ça faisait un joli tableau. Son intention en venant était de mettre un point final à une malheureuse histoire. Il aurait voulu rester en bons termes avec Lisa, il avait l’intention de la raisonner. Il aurait payé l’avortement sans discuter, en tout cas c’est ce qu’il prétend et je suis enclin à le croire. “ Pourquoi a-t-elle tourné autour du pot, elle n’avait qu’à me dire qu’elle était enceinte. ” Il l’a répété comme un leitmotiv. Il a ramassé le fusil comme ça. Pour le regarder, sans penser qu’il pouvait être chargé, que le coup pouvait partir. Entre parenthèses, si ce qu’il dit est exact, le petit Boissellier avait déjà ôté le cran de sécurité, et c’est un miracle que le coup ne soit pas parti plus tôt.»

«Et une fois que le coup est parti?»

«Merteau a perdu la tête.»

«Il lui est resté suffisamment de présence d’esprit pour effacer les empreintes et pour courir jusqu’à son atelier en prenant soin de ne pas se faire remarquer pour se créer un alibi, tout de même.»

«On fait des drôles de choses, dans les moments de panique.»

«Y compris se comporter instinctivement en salaud. Passons. Qu’est-ce qui va arriver maintenant?»

«Maintenant, à part l’histoire des tableaux, pas grand-chose. Il fera sans aucun doute de la prison pour le vol. Pour le meurtre, je n’en sais rien.»

Nous en sommes restés là.

De toute façon j’étais fort occupée (de nouveau) par la Pharmacie Minard, les éventuelles fausses ordonnances et l’histoire d’une éventuelle filière du dopage. L’assurance voulait que je participe au prochain Tour de Suisse pour faire une enquête plus approfondie sur la dope. Une idée saugrenue contre laquelle je me défendais bec et ongles, d’autant plus que la presse était pleine d’un nouveau test qui permettait de déceler l’ÉPO à coup sûr. Il me semblait qu’on n’aurait pas besoin de moi. Mais les gens de l’assurance insistaient.

«On vous trouverait une occupation dans la caravane. Personne ne se douterait de ce que vous faites réellement», disaient-ils.

Et ils m’ont longuement expliqué comment – quelle que soit la substance utilisée – ils auraient voulu avoir des preuves que ceux des coureurs qui étaient leurs assurés fichaient volontairement leur santé en l’air. Pour exclure ce type de risques de leur assurance et éviter de casquer, bien entendu. Les assurances sont comme ça.

J’avais le temps, le Tour de Suisse ce n’était pas avant six mois, j’espérais qu’ils auraient oublié leur lubie d’ici là. Mon père, évidemment, aurait sauté sur l’occasion. Mais moi, mes intérêts étaient franchement ailleurs.

J’ai expliqué ça à Marcel que j’ai croisé un jour dans la rue.

«Dommage», a-t-il dit. «Tu serais la personne idéale pour faire une enquête de ce type.»

Je ne voulais pas le savoir, j’ai préféré retourner à mes occupations ordinaires et je me suis replongée avec délectation dans des écritures comptables plus ou moins frauduleuses.

 

 

 

«Le Sourire de Lisa» 

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, 

avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et 

Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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