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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (10)

 

Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

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X

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le lendemain matin à neuf heures cinq, j’appelais Sophie et je lui racontais tout. Elle a pris note.

«Léon vous cherche comme un perdu», a-t-elle dit une fois que j’ai terminé.

«Depuis quand ?»

«Difficile à dire, il a laissé au moins trois messages entre hier soir et maintenant.»

«Bon, je l’appelle.»

«Ah, mais dites donc, c’était le moment !» s’est écrié Léon lorsque son téléphoniste a fini par le localiser. «Quelles nouvelles ?»

Je l’ai mis au courant.

«J’allais d’ailleurs vous appeler», ai-je conclu. «Et vous, il paraît que vous me cherchiez ?»

«Oui, je vous cherchais pour vous signaler que nous nous sommes conduits comme des amateurs, tous les deux.»

«Ah bon ? À quel sujet ?»

«Au sujet du dossier qu’on a déterré à la morgue.»

Je n’y avais jamais pensé, mais curieusement il a suffi qu’il le dise pour que ça me vienne.

«Il n’y avait pas de photos du cadavre.»

«Bravo. Et il n’y avait pas non plus de rapport d’autopsie.»

«J’imagine que vous les avez trouvés depuis ?»

«Effectivement. La chemise où étaient ces documents-là était restée coincée. Ça m’a frappé tout d’un coup, et je suis retourné voir. C’est pour ça que je vous cherchais.»

«Allez, Léon, ne me faites pas languir. Je sens que ce que vous avez à me dire est croustillant.»

«Croustillant, c’est le mot qui convient. La victime était enceinte. Neuf à dix semaines. Deux mois, quoi.»

Il a fallu que je m’assoie.

«Nom d’un chien !»

En un instant j’ai passé en revue tous les comportements de Lisa. Et ce que j’avais toujours, jusque-là, vu comme de la coquetterie s’est en un instant transformé en affolement. C’est qu’elle était pressée, Lisa. Deux mois…

«Sait-on où elle était, avant d’être à Épesses ?»

«À Lausanne, chez elle.»

«Il faut aller voir son père.»

«Je vous avoue que, jusqu’ici, je ne me suis pas occupé de ce dossier. J’ai un triple meurtre sur les bras, plus la recherche d’un père qui a descendu l’instit de sa fille par jalousie. La fille est en psychiatrie, l’instit entre la vie et la mort, l’agresseur en fuite. Et trois des inspecteurs ont la grippe. La belle vie, quoi.»

«Je vais y aller, moi. Ou alors j’envoie Sophie. Mais je ne peux pas être partout à la fois. Vous avez l’adresse de ce père ?»

Il me l’a donnée. Une recherche d’économisée.

«On s’en occupe dès que j’ai fini ici», ai-je dit sans enthousiasme. J’en avais marre de faire un boulot qui aurait dû être le sien. «Je ne sais pas si le vol des tableaux a un rapport direct avec l’affaire Lisa May. Si oui, il faudra bien que vous trouviez le temps, entre deux disputes de famille.»

«On m’a informé, mais ce vol n’est pas encore clair. Pour l’instant, continuez sur votre lancée.»

«Très bienveillant à vous de me donner la permission.»

Nous nous sommes encore lancés quelques amabilités, et j’ai raccroché. Un cas vieux de vingt ans n’intéressait décidément pas mon ami l’inspecteur.

J’ai cherché à joindre Daniel. Il a répondu instantanément.

«Alors ?»

«Il est sorti vers neuf heures, et il est allé boire un café. Il a ouvert le journal, et tout d’un coup il est devenu tout rouge. Il a tout plaqué et s’est précipité à la Poste. C’est là que nous sommes ; il téléphone comme un perdu depuis une demi-heure, et ça n’a pas l’air de s’arranger.»

«C’est que le vol des Kandinsky est dans le journal.»

«Évidemment.»

«D’après la nana que j’ai vue avant-hier, vers onze heures il va au restaurant Kreuz. Si c’est ça, mets-moi juste le nom du bistrot sur mon pager, j’irai le voir. Et quoi qu’il fasse, tu n’interviens pas. Sauf que, s’il se lève dans un grand mouvement d’indignation, c’est toi qui le suis.»

«OK !, chef.»

En attendant, j’ai appelé Renata Cohn, à tout hasard. Rien à signaler. Elle a simplement réitéré son absence de confiance en la police. Son père avait beau dire qu’il valait mieux vivre dans le présent, Renata aurait bien voulu que ce soit un présent avec tous ses Kandinsky. L’ascèse philosophique du vieux n’était pas son truc.

À midi moins le quart, Merteau s’est installé au Kreuz.

J’ai quitté mon hôtel, laissé ma valise à la réception et suis retournée dans le vieux bistrot. Merteau était à la même place que l’avant-veille, une bière devant lui.

Je me suis assise sur la chaise d’en face sans rien dire. Lui non plus n’a rien dit. Nous nous sommes regardés comme ça pendant une petite éternité. Il a fini par baisser les yeux, comme pour regarder s’il lui restait quelque chose à avaler. Sa main était agrippée à l’anse de sa chope. C’était pire que si, comme je m’y étais attendu, il m’avait traitée de tous les noms.

«C’est tout de même extraordinaire, ce qui arrive», ai-je fini par dire, puisqu’il fallait bien que quelqu’un se décide.

Silence. Il avait relevé les yeux, ces yeux de visionnaire qui touchaient par leur intensité – la main était peut-être impuissante, mais pas eux. Et dans ce silence, j’ai cru voir autre chose, que je n’avais pas perçu jusque-là : cet homme-là souffrait intensément. La voix de Me Chevalley a tournoyé dans ma tête, quelle sentimentale vous faites, madame Machiavelli. Et si cela était, après tout. C’est ma sentimentalité qui fait qu’il y a une différence entre les flics et moi.

«Je suis arrivée chez Cohn, et vos tableaux avaient disparu. Accessoirement, on avait volé quelques Kandinsky, mais comment entrer dans la galerie, quand, où trouver vos tableaux à la cave, c’est vous qui avez organisé ça. Pourquoi ?»

«Je n’ai rien à vous dire.»

«Vous avez tort. Je ne suis pas un flic, moi. Vous pourriez m’engager pour retrouver vos tableaux que je ne leur dirais même rien, puisque vous seriez mon client.»

Ça n’a pas marché. Il est retombé dans son mutisme. Cinq bonnes minutes se sont écoulées ainsi.

«Bon. Je vais manger, mais réfléchissez bien avant de vous enfermer définitivement dans votre mutisme.»

«C’est tout réfléchi. Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse, moi, si le vieux Cohn se fait cambrioler ? Tout le monde sait qu’on entre chez lui comme dans un moulin, qu’il n’y a qu’à se servir. On ne m’a pas attendu pour le révéler aux cambrioleurs.» Il a ricané. «Je suis sûr que les Cohn ont gémi, qu’ils ont dit que c’était la première fois que cela leur arrivait. Mais depuis vingt ans, je vous jure que c’est arrivé dix fois. Certains tableaux moins connus, le vieux ne s’en est même pas aperçu.»

«Oui, seulement maintenant, pour votre gouverne, la galerie n’est plus dirigée par lui, il y a d’autres gens pour s’en occuper. C’était un hasard, que hier pendant une heure il ait été seul là-bas. On guettait le moment, il n’y a pas d’autre explication. Et on a volé justement vos tableaux.»

«Non, mais arrêtez de me faire rire. On a volé des Kandinsky qu’il a sans doute rachetés pour une bouchée de pain à quelque pauvre Juif allemand de passage pendant la guerre, vous croyez qu’il s’est enrichi comment, ce requin-là ? Sur le dos des malheureux. Ils sont tous pareils. Si ça se trouve, ce que vous appelez un vol, c’était de la récupération.»

Antisémite, le mec. Il ne manquait plus que ça. Je me suis abstenue de rectifier la provenance des Kandinsky, la police et Renata n’avaient donné que peu de détails.

«Je suis d’accord avec vous : l’idée de départ était celle d’une récupération. Celle de vos tableaux à vous. J’ai un message pour vous de Renata Cohn, qui tient maintenant la galerie : si les Kandinsky reviennent, elle ne portera pas plainte contre vous. Vous avez repris votre bien, gardez-le.»

«Sauf que je n’ai rien pris du tout.»

«Non, on l’a fait pour vous.»

Il a fait un signe, le garçon à queue de cheval et long tablier s’est approché.

«Une bière. Et Madame a faim.»

J’ai choisi mon menu, lui ai offert de déjeuner avec moi ; il a refusé. Ce qui frappait, lorsqu’on observait Merteau au-delà des premières impressions, c’était qu’il avait gardé des allures de grand seigneur. Une épave peut-être intérieurement mais, à l’extérieur, il prenait soin des apparences. Sa chemise sans col (différente de l’avant-veille) était impeccable, il était rasé de près, ses ongles étaient propres. Il buvait comme un trou, mais avec dignité. Et par-dessus tout cela, il y avait ce regard désespéré.

«Lorsque vous étiez à Épesses, avez-vous fréquenté Lisa May ?» ai-je demandé brusquement, j’en avais marre de tourner autour du pot.

«De quoi me parlez-vous, tout à coup ?»

«De la raison pour laquelle j’ai voulu faire votre connaissance. D’autres choses se sont produites depuis, mais ce n’est pas une raison pour perdre celle-là de vue.»

«Vous m’avez déjà posé cette question avant-hier.»

«Oui, mais depuis hier les choses ont bougé aussi sur ce terrain-là, et les mêmes réponses pourraient avoir changé de valeur. Fréquentiez-vous la victime ?»

«Ça ne vous regarde pas.»

«Allez, Merteau, ne compliquez pas les choses simples.»

«Si votre question signifie, est-ce que je recherchais activement la compagnie de cette jeune fille, la réponse est non.»

«Vous ne l’avez fréquentée que pour peindre son portrait ?»

«Exactement.»

«Et lorsqu’elle venait dans votre atelier le soir, pendant qu’elle attendait le retour de Jean-Paul Boissellier, que faisiez-vous ?»

Il n’a pas changé d’expression, mais c’est comme si, un instant, un voile avait recouvert son regard trop expressif. Sa voix est restée égale.

«Elle me dérangeait.»

«Pourtant, d’après vos voisins d’alors, vous lui manifestiez suffisamment de sympathie pour que votre femme éprouve une jalousie féroce à son égard.»

«Si vous vous mettez à croire des potins rances comme du vieux beurre… Pourquoi ce regain d’intérêt, d’ailleurs ?»

Une seconde d’hésitation, mais j’avais trop envie de voir la tête qu’il ferait.

«Parce que, depuis avant-hier, j’ai appris qu’au moment de sa mort Lisa May était enceinte de deux mois.»

Pendant un instant, il m’a fixée comme s’il n’avait pas compris. Puis il a fini par dire, d’une voix qui semblait venir de loin :

«Enceinte ? De deux mois ?»

Et il s’est mis à rire.

«De deux mois», a-t-il répété, secoué d’une inexplicable hilarité, «et qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Vous êtes sûre ?»

«Oui. Une autopsie n’est pas un test approximatif.»

«Cette chatte en chaleur avait en fait déjà un guignol dans le tiroir ? Avouez que c’est drôle, surtout lorsqu’on se remémore que cette petite salope était fille de pasteur.»

«Vous pensez que l’assassin aurait pu être votre femme ? Elle était très jalouse, me dit-on.»

«Vous lui poserez la question. Moi, je n’aimais pas cette fille, je la fréquentais le moins possible. Et maintenant, foutez le camp, et laissez-moi me soûler la gueule en paix.»

J’ai ouvert la bouche, il m’a coupée.

«Si j’ai envie de foutre ma vie en l’air, c’est mon affaire, surtout ne jouez pas au bon samaritain. Déguerpissez.»

«Je n’avais pas l’intention de vous faire la morale. J’allais vous suggérer, puisque vous n’avez rien à voir avec les Kandinsky, de passer voir les Cohn et de récupérer les tableaux de vous qui leur restent.»

Son visage s’est comme rétréci.

«Quels tableaux ? On ne les a pas tous volés ?»

«Tous ceux qui étaient dans la cave de la galerie, oui. Mais il y en a dans un dépôt, à ce qu’il paraît.»

Un instant de réflexion, puis il s’est remis à rire. Il a fait un grand geste.

«Urs ! Un demi de rouge. Quoi, vous êtes encore là ? Vous vous tirez ou quoi ?»

J’ai posé ma carte sur la table et me suis levée.

«S’il vous vient une idée, voilà où me trouver.»

J’ai payé en passant un repas que j’avais avalé sans même en remarquer le goût, et je suis sortie. Daniel restait, heureusement. J’étais vraiment curieuse de savoir ce que le père Merteau allait faire.

En attendant, il m’avait donné une idée, que je me reprochais d’ailleurs de ne pas avoir eue plus tôt. Si vraiment c’était lui qui avait provoqué le vol des tableaux, c’était pour que je ne les voie pas. Il n’y avait pas d’autre explication. Dans ce cas-là, cette espèce de contrariété qu’il avait manifestée lorsque je lui avais dit que les tableaux n’étaient pas tous volés n’était pas l’expression d’un désir morbide et suicidaire de voir disparaître son œuvre, mais simplement la peur que je voie ce qu’il avait voulu me cacher.

Avec un soupir, j’ai repris le chemin de Bâle. Heureusement que cette idée ne m’était pas venue après mon retour à Lausanne. Je m’économisais quatre heures de train.

Depuis la gare de Soleure, j’ai appelé Renata Cohn.

«Venez, venez, on ira ensemble au dépôt. Descendez du train à Laufon, c’est là qu’il est. La gérante que j’avais engagée pour la galerie est arrivée, nous sommes deux, maintenant, et je suis un peu plus libre de mes mouvements. Et si vous voulez venir passer la soirée à Bâle ensuite, je vous invite à dîner. Vous pouvez dormir chez nous.»

«Ça, c’est très sympa. Je ne sais pas si…»

«Franchement, je n’ai que peu de confiance en la police. Si vous veniez, on pourrait discuter. Je me fiche des Merteau, même si j’ai découvert en fouillant la comptabilité que mon père les avait effectivement achetés, et pour une bonne somme même. Mais les Kandinsky, je voudrais vraiment les récupérer.»

«Bon, d’accord. J’accepte. Je m’arrête à Laufon, on retourne à Bâle ensuite, et je rentrerai à Lausanne demain matin.»

Le dépôt des Cohn à Laufon faisait penser à une ruche. Dans ce sous-sol massif aux allures de forteresse, dont la température et l’humidité étaient maintenues à un niveau savamment calculé, les tableaux étaient rangés sur trois «étages» constitués par une construction genre bibliothèque, divisée en alvéoles de quarante ou cinquante centimètres de large sur un mètre environ de profondeur. Il y avait plusieurs couloirs entre deux «bibliothèques» placées dos à dos. Chaque alvéole était soigneusement étiqueté. Un numéro, le nom d’un ou de plusieurs peintres, parfois un titre de tableau et une date.

«Je ne sais pas comment mon père a fait ça», a dit Renata lorsque nous avons été à l’intérieur. «Il a toujours travaillé seul. Moi, jusqu’ici, j’ai fait autre chose, même si je me suis toujours intéressée à son travail. Mais tous ces classements, ces dépôts impeccables, cette comptabilité au centime près, c’est incroyable. Il a ses comptes depuis le jour où il a ouvert sa première galerie. Près de soixante ans de dossiers, vous vous rendez compte ?»

«On m’a dit qu’il aurait racheté des tableaux à des Juifs en fuite à très bas prix.»

Elle a fait un grand geste de la main, comme pour éloigner la rumeur.

«C’est ça. Les Juifs se pillant les uns les autres», a-t-elle dit, sarcastique. «Ça arrangerait tous les négationnistes qui circulent.»

Un silence. Elle se demandait sans doute si elle allait me parler. Elle s’est décidée.

«J’ai un oncle, le frère cadet de mon père, il a vingt ans de moins que lui, pendant la guerre il était adolescent et vivait chez mon père. Il vous raconterait que, après 1938, il a passé plus de nuits au grenier sur une paillasse que dans son lit. Que tout ce que nous avions servait aux secours. La maison était pleine de Juifs en fuite. Mon père allait les cueillir à la frontière ; pendant un temps il avait même trouvé un endroit par où les faire entrer dans le pays sans être vus. Il y en a qui ont passé toute la guerre en Suisse avec de faux papiers. D’autres sont venus et repartis sans que les sbires de la police anti-juive s’en soient jamais aperçus. Jonas Cohn a sa rue à Tel Aviv, madame. Il est considéré comme un juste parmi les justes.»

«Ce sont des choses qui ne se savent pas.»

«Il n’y a aucune raison pour qu’elles se sachent. Mon père a un principe : certaines choses, assurer des tableaux par exemple, ne sont pas nécessaires, et alors pourquoi se donner cette peine. D’autres doivent être faites, sinon on se déshonorerait. Alors, on les fait, et on n’en parle pas. Il a servi de fiduciaire à quelques-uns de ces Juifs en fuite. Nous avons eu un Max Ernst splendide dans notre salon, j’étais très jeune mais je m’en souviens. Un jour, quinze ans après la fin de la guerre, les propriétaires sont venus le reprendre. Tout ce qui a été réclamé a été rendu, et le reste a été signalé aux autorités de récupération des œuvres d’art pillées. Mon père n’aurait jamais revendu une de ces œuvres. Par principe. La comptabilité est là, tenue au jour le jour, dans son intégralité, à la disposition de qui veut la voir.»

Bref, Merteau avait juste lâché un peu de fiel. Nous marchions lentement entre les rangées.

«Ça devrait être par là… Voilà, Merteau.»

Elle a sorti les toiles une à une, il y en avait une vingtaine, qui occupaient deux compartiments, serrées les unes contre les autres. D’étranges paysages, familiers – presque tous inspirés du Léman –, dans lesquels erraient des figures fantasmagoriques, dessinées d’une main sûre, peintes avec une époustouflante technique des couleurs. C’était magnifique. Il y avait entre autres le portrait de Lisa dont il m’avait parlé. Comme il l’avait dit, elle était assise, le dos au Léman, sur un muret gris, des plants de vigne grimpaient le long de ses jambes dont il avait fait des échalas de chair, des chaussons de danse étaient posés sur ses cuisses, et sa robe était couleur vin, un peu inspirée d’un tutu. Le visage était énigmatique, probablement parce qu’il était resté à l’état d’ébauche, contrairement au reste de la toile ; il était froid, sans vie par rapport au corps lui-même qui semblait sur le point de prendre son envol, retenu uniquement par la vigne qui s’agrippait aux jambes ; ainsi, Lisa ne ressemblait que fort peu à la photo d’elle que j’avais dans ma valise.

«D’après ce qu’on m’a dit, ce tableau était une commande des parents. Comment se fait-il qu’il soit ici ?»

«Il n’a pas été payé, selon toute probabilité. Il n’est même pas tout à fait terminé.»

Elle l’a retourné. Il portait le titre «Arrêt en plein vol». Une main avait ajouté au crayon : «Fr. 8 000».

«J’ai vu dans les papiers que mon père avait organisé une exposition Merteau, il y a une dizaine d’années. Il n’a presque rien vendu.»

«Vous avez une liste des œuvres volées ?»

«Oui, j’ai une liste, mais je n’ai pas de photos. Mon père n’a pas considéré Merteau suffisamment important pour faire prendre des clichés de ses œuvres. Il y en a quelques-uns dans le catalogue de l’exposition, on pourra voir à la galerie. Mais on n’en a pas d’autres.»

Nous avons tout remis en place. En rangeant, j’ai vu l’étiquette Kirchner. Je n’ai pas pu m’empêcher de tirer le cadre. Un paysage de neige. J’ai dû faire une drôle de tête, de me trouver ainsi nez à nez avec un chef-d’œuvre.

Ça a fait sourire Renata.

«Kirchner a passé des années à Davos, vous savez. Mon père était allé le voir pour le persuader de lui confier ses tableaux, ce que Kirchner a commencé par ne pas faire. Et puis, le jour où ses héritiers ont quitté la Suisse, ils ont apporté à Bâle tout ce qui restait, et l’ont mis chez nous. Les deux tableaux auxquels mon père avait le plus tenu lui ont été légués par testament. La vie de mon père est pleine d’histoires comme celle-là, tout simplement parce qu’il aime les artistes viscéralement et que beaucoup d’entre eux lui ont rendu cette affection. Ceux qu’il n’aime pas, il ne les toucherait pas avec des gants.»

«Il aimait bien Merteau, alors ?»

Elle a fait un geste de la main.

«Couci-couça, je dirais. Je lui ai posé la question, hier. Ce n’était pas l’enthousiasme. Mais ça peut être aussi parce qu’il a déboursé une somme importante pour acheter la totalité de sa production, et qu’ensuite Merteau a cessé de peindre, a disparu de la circulation, et ainsi ses tableaux sont restés là à prendre la poussière en attendant que quelqu’un les découvre par hasard.»

Nous avons tout refermé, Renata a contrôlé le thermostat, a remis l’alarme.

«Vous n’avez pas peur qu’on vous dévalise ?»

«D’abord le bâtiment est solide, dans les étages il y a du monde. Et puis personne ne sait ce qu’il y a derrière cette porte, et il y a peu de chefs-d’œuvre. Et enfin les flics sont ici en deux minutes, on a testé.»

«Oui, mais tout de même…»

«Je sais, je sais. On va transporter les quelques œuvres de grande valeur en lieu sûr et surveillé à Bâle, on ne laissera ici que les artistes mineurs. J’y ai déjà pensé.»

Nous sommes reparties vers la gare, où nous avons repris le train pour Bâle.

À la galerie, elle m’a présenté la nouvelle gérante, puis elle m’a montré les archives. Il y avait des centaines de classeurs jaunis, dans les meilleures années six et même huit, plus récemment trois ou quatre. J’ai ouvert un peu au hasard : une vraie mine de renseignements. Lettres, factures, justificatifs, rien ne manquait.

«Et il faut vous souvenir que jusqu’à il y a cinq ans, il a tout fait seul.»

«On m’a dit qu’on l’avait beaucoup volé, dans sa galerie.»

«Sûrement. Une fois c’était un Braque, une autre fois un Füssli, et ceux-là, on s’en aperçoit. Mais si quelqu’un avait volé un Merteau, c’est évident que personne n’y aurait rien vu. Quand je me suis aperçue que mon père ne suffisait plus, j’ai tout de suite pris les choses en main. Et maintenant, il est évident que s’il vient, c’est uniquement parce que ça lui remonte le moral d’être dans sa galerie. Mais on évite de lui donner du travail.»

«Vous garderez la galerie, lorsqu’il ne sera plus là ?»

«Oui. Nous en avons beaucoup discuté, et nous avons fini par décider qu’il fallait continuer. Je représente la quatrième génération, et un des fils de mon frère cadet ne rêve que de prendre ma suite. Dans quelques années, nous fêterons le centenaire des “ Salons Cohn ”, comme disait mon grand-père. Ce n’est pas le moment de laisser tomber.»

Elle a sorti d’une chemise le catalogue de l’exposition Merteau. La plupart des photos illustraient des tableaux que j’avais déjà vus, et les quelques nouveautés ne me disaient rien. J’en suis venue à me demander si je n’avais pas affabulé en ayant l’impression que Merteau avait voulu me cacher quelque chose. Je commençais à me dire que je m’étais laissé emporter par mon imagination «sentimentale». Si j’avais raconté mes exploits de ces deux derniers jours à Me Chevalley, il aurait sans doute bien ri.

J’ai appelé Daniel.

«Rien à signaler. Merteau se soûle la gueule, mais alors là, la mégacuite.»

«Si tu as autre chose à faire…»

«J’ai mille choses à faire, mais je te propose de rester jusqu’à demain. Tu as dû lui dire quelque chose qui l’a poussé à la beuverie, je suis curieux de voir ce qu’il fera en émergeant.»

Lorsque Daniel tient des raisonnements de ce genre, il vaut mieux ne pas discuter. Nous sommes convenus qu’il resterait jusqu’au lendemain soir. J’avoue une totale absence de scrupules, pour une fois. Nous travaillions au bonheur de sa cousine, après tout. Du moins je l’espérais.

Nous étions mercredi soir. Demain on arrêtait tout. Je rentrais à Lausanne, et je m’occupais de mes autres affaires. Si Renata Cohn voulait que je lui donne un coup de main, ce serait une fois que j’aurais réglé tout le reste.

Nous sommes allées dîner au Restaurant de la Kunsthalle, Renata m’a expliqué que les Kandinsky volés étaient maintenant signalés à toutes les polices du monde, et que par conséquent il suffisait d’attendre.

«C’est comme pour une prise d’otages. Tous les confrères le disent. On nous demande une rançon. Ils savent qu’il faut nous demander une somme qu’on soit à même de payer, sinon on renoncera ; parce que, à la différence d’un otage humain, il est très regrettable qu’un chef-d’œuvre disparaisse à jamais, mais enfin, on n’est pas attaché à un tableau comme à une personne. Le chantage ne peut être que relatif.»

«Les maisons de ventes aux enchères sont averties ?»

«Oui. Mais si la plupart sont très consciencieuses, il en est aussi de très négligentes, et pas des moindres. Il faut vous dire qu’il existe un registre central à Londres, pour les œuvres perdues, le “ Art Loss Register ”. Bien entendu, il y a toujours les collectionneurs pathologiques : ceux qui se procurent des œuvres au marché noir juste pour les posséder, qui les cachent et ne les montrent à personne. Aucun registre n’empêchera cela.»

Une pause, elle a repris.

«Une fois, on nous a volé un petit Dufy, il est resté introuvable pendant dix ans, et tout à coup il est revenu. C’est la police de Fribourg qui l’a reçu, anonymement, par la poste. Deux mois plus tard, on a appris qu’un de nos clients, un type que mon père avait toujours soupçonné parce qu’il aurait tant voulu acheter ce Dufy-là, était mort. Je vous jure qu’il l’avait volé, et que pour finir il l’avait rendu, il avait dû avoir des remords parce que ce n’était pas un dur du vol d’œuvres d’art. Ce type-là, si on lui avait offert ce tableau au marché noir, il l’aurait pris – il le voulait tellement.»

«Est-ce que vous pensez que je peux vous être utile à quelque chose, dans tout ça ?»

«Lorsqu’il faudra marchander, peut-être. Je ne veux pas travailler trop étroitement avec la police, ça découragerait les voleurs et ils ne nous approcheraient pas. C’est difficile à faire comprendre aux inspecteurs, aussi nous arrangeons-nous pour ne rien leur dire. Mais on aura peut-être besoin de quelqu’un.»

«Si les flics savaient ça…», ai-je murmuré en imaginant la tête qu’aurait faite Léon en entendant ce discours.

J’étais déjà au lit, dans le superbe appartement que Renata occupait dans la vieille ville de Bâle, lorsque je me suis souvenue que, en dépit de ma résolution de cesser de m’occuper de Lisa May, il fallait encore que je voie son père et Esther ex-Junod, ex-Merteau, pour avoir vraiment fait le tour de la question. Demain. Ou le jour suivant. J’en avais marre, de Lisa May. Et je tournais en rond.

 

(à suivre)

 

 

«Le Sourire de Lisa»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur,

avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et

Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

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