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Information ou objets?

Une petite méditation pour entrevoir le sens profond des valeurs qui sous-tendent nos échanges.

En considérant avec recul les nombreux et souvent fort intéressants échos de l'"Affaire Proteron", je n'ai pu m'empêcher de repenser à un thème sur lequel j'ai souvent médité. Il s'agit de la distinction de nature entre information et objet, ainsi que des comportements qui diffèrent selon que l'on considère quelque chose sous l'un ou l'autre de ces angles. Ne craignez rien, pas de considérations fumeuses, et, comme vous allez le voir, nous ne sommes pas tout à fait hors sujet.

Un objet est unique. Il est issu de la transformation de matières premières, manufacturé souvent industriellement. Il peut donc être reproduit, mais dans la limite des matériaux disponibles, de l'infrastructure adaptée, et de la volonté d'un entrepreneur. Celle-ci est en général acquise par le fait qu'au cours de cette transformation, le matériau prend une valeur ajoutée qui en augmente le prix, si possible de façon à pouvoir couvrir les frais divers qu'elle engendre. Celle-ci effectuée, le "produit" est offert, généralement dans l'intention de le vendre avec un bénéfice, mais c'est déjà une autre histoire, celle du commerce.

Une information est subtile, bien qu'elle emprunte parfois le support d'un objet physique pour apparaître, journal, CD, etc.. Mais il est autre chose qui la caractérise bien plus sûrement: c'est qu'elle est reproductible, dans son essence, à l'infini. Et, de plus, gratuitement, à la réserve près de la fabrication ou de l'acquisition du support éventuel. Il serait cependant bien naïf de considérer que pour autant, l'information n'a pas de valeur: quelques mots peuvent transformer le cours d'une vie, et, sans aller jusque là, notre quotidien est rempli d'informations qui alimentent et guident nos choix, et donc l'exercice de notre libre-arbitre.

Prenons vos coordonnées, par exemple. Information essentielle et intime puisqu'elle vous identifie et permet de vous contacter, et qui peut être "objectivisée" sous la forme d'une carte de visite. Stockées dans des répertoires, ces quelques lignes pourront permettre de vous délivrer directement des quantités d'informations, plus ou moins pertinentes ou souhaitées, car ce n'est pas dans ce domaine-là qu'il y a le moins de pollution. Or l'une des questions soulevées incidemment par le dossier Proteron est bien celle-ci: cette information peut-elle rester sous votre contrôle (vous la donnez à qui vous voulez), ou bien est-elle utilisable par quiconque, quelles que soient ses intentions ou ses prétextes ? Nous sentons bien qu'il se trouve là une frontière floue qui est celle sur laquelle cet incident a éclaté.

Dans le temps, les choses étaient claires: une chanson, par exemple, c'était un format, une partition, si vous voulez, et sa reproduction était celle d'un objet. C'est celui-ci que l'on payait, l'œuvre y étant inscrite restant "gratuite", ou en tout cas librement diffusable par son exécution, tout en "appartenant" sans équivoque à ses auteurs et éditeurs. C'est ce principe qui est à l'origine de la notion de "propriété intellectuelle", qui reconnaît à l'artiste la paternité (ou maternité, après tout) inaliénable de sa production. Je la ici distingue du droit d'auteur en général, issu lui de l'idée que les créateurs doivent pouvoir toucher une part de la commercialisation éventuelle de leurs œuvres. Dans la vision française de la chose, les deux sont intimement mêlés, tandis que la vision américaniste, elle, préfère acquérir les œuvres d'esprit esprit compris, autant dire avec une maîtrise complète qui lui permet d'en faire un objet librement négociable, affranchi de la volonté de son créateur. Un objet dont l'esprit est chassé.

Deux facteurs sont venus perturber ces visions originelles, et sont la cause des débats qui agitent nos idées. D 'une part la diffusion de masse des œuvres en a fait passer la production à un mode industriel, qui lui même a fait valoir des intérêts financiers. C'est toujours des objets que l'on vendait, mais, de reproduction à reproduction sonore, on a doucement glissé vers la rémunération de l'exécution… Nuance lucrative et intéressante si le bénéfice en avait été celui des artistes et a fortiori de la création, mais comme les intérêts de ceux-ci sont entre les mains de qui l'on sait, la mesure ne leur profite que modérément. Le deuxième facteur ayant bouleversé la donne, c'est l'avènement de la copie privée, qui prouve bien, en passant que ce dont il s'agit est bien de l'information: essayez de "photocopiller" une machine à laver ! Un petit investissement, et hop, l'on reproduit autant que l'on souhaite au nez et à la barbe des gabelous ce qu'ils préfèrent qu'on recommence à leur acheter, de leurs belles usines et de leurs comptes ensuite. De plus, la stratégie Vivendi, qui consiste à s'assurer le rentable contrôle des canaux de diffusion, ne suffit plus, et le profit non plus. L'arrivée du numérique, bien entendu, représente la porte ouverte à une révolution qu'il n'ont pas l'intention de laisser se passer, et pour cela, tenter de s'assurer de façon ferme la maîtrise du maximum d'échanges d'information. Vous comprenez mieux Palladium ?

Car l'information, nous l'avons vu, représente aussi une autre valeur, une autre richesse que celle qu'eux manipulent: une chanson peut rendre heureux, un livre changer beaucoup de choses, quelques paroles libérer une nouvelle vie… Et pour cela, qui ne serait pas prêt à mettre le prix, et quel artiste à ne pas accepter que ce qu'on lui en redonne ? Ce comportement naturel, j'en suis convaincu, donnerait des résultats s'il était laissé libre (et d'ailleurs, les nombreux "artistes de rue" prouvent que cela peut contribuer à en vivre). Ce doit également être la conviction de ceux qui ont imaginé et adopté le principe du "shareware" ou "partagiciel", comme son nom en indique plus encore, basé sur la confiance réciproque d'une honnête prise en compte des intérêts de chacun, et méritant bien son surnom de "honour system". L'honorable société du bien.

Mais de tout cela, ce pouvoir de l'argent qui nous tire sans cesse vers le bas, il n'en a cure, occupé à acheter et revendre tout ce qu'il peut, et à rejeter avec mépris le reste. La monnaie, en ce sens, de moyen universel d'interéchange, fait désormais figure de mesure incontournable de tout ce qui apparaît dès lors valorisable. Or c'est dans cette contradiction patente entre la valeur que représentent à nos yeux les choses et celle qu'on nous en impose que se tient la fracture entre un monde meilleur, ou pire, et plus simplement beaucoup de nos malaises. Dans les règles du jeu qui sont en train d'être réécrites, on laissera ou non la place pour cette double-pensée là.

C'est que, parmi tous les objets, il en est un particulièrement important: vous-même, mais c'est pourtant par l'information qu'il prend tout son sens. Votre pensée, votre conscience, votre identité et même vos rêves, tout cela n'est qu'information… Et se mêle peu à peu, comme de précieuses petites rivières, à l'océan du cyberespace. Accès libre, respect de votre intégrité, survie de la confiance, les usages qui s'en créeront le seront très différemment selon que vous êtes considéré sous l'angle d'un objet lucratif, ou bien d'une source vivante d'information. Alors, information, objets, ou plus probablement "infobjets", de la façon dont nous oserons les inventer, voilà l'enjeu de nos prochaines vérités.

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