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De Suisse italienne à Londres avant le tunnel du Gothard

 

Il y a un an environ, je vous ai parlé un jour de Carlo Gatti, ce Tessinois de la Valle du Blenio qui a fait fortune à Londres. 

Aujourd'hui, je vous propose de faire avec lui le voyage de son village natal de Dongio jusqu'à Lucerne, et au train. On dirait que nous le suivons pour voir.

Le tunnel du Gothard n’existe alors pas encore.

On part au point du jour de la ferme familiale, aux abords du village de Dongio. Les premières lueurs paraissent à peine au sommet des montagnes.

Cinq hommes: trois voyageurs, dont deux vont à Paris, un (Carlo) à Londres, et deux muletiers avec leurs bêtes, chargées, c'est le cas de le dire, comme des mulets.

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La carte Dufour date de 1858. A gauche la Leventina, à droite la Valle di Blenio. Vous remarquez Dongio (écrit Dangio, sans doute par erreur) au milieu de la vallée de Blenio.

«Autrefois, quand j'étais fauché, je faisais tout le voyage à pied», dit Carlo que la marche d'un pas vif n'essoufle même pas. C'est un grand gaillard, plus 1,90, épaules larges et rire chaleureux. «A treize ans, il m'a fallu trois mois pour arriver rien qu'à Paris. On avait voyagé en groupe, c'est mieux de ne pas être seul dans ces cas-là; on s’arrêtait en route et on travaillait dans les fermes ou sur les chantiers pour gagner un peu d’argent, et pouvoir ainsi continuer le voyage.»

Nous marchons ainsi jusqu'à Prugiasco, et suivons ensuite le chemin muletier qui monte jusqu'au col Bassa di Nara, qui permet de passer de la Valle di Blenio à la Leventina.

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Il fait désormais grand jour lorsque nous apercevons entre les arbres un clocher.

«C'est l'église du hameau de Negrentino, San Carlo, vous ne la connaissez pas? On dit qu'elle date de mille ans, qu'elle porte bonheur à ceux qui s'y arrêtent, et nous autres Bleniesi nous arrêtons toujours quelques minutes prier Dieu qu'il nous assiste et nous protège jusqu'à la fin du voyage.»

Nous entrons. J'en ai les jambes coupées. Dans ce monde de forêts et de hautes prairies, on ne s'attend pas à rencontrer un tel lieu, une telle splendeur.

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L'intérieur est entièrement peint, les fresques datent du 16e siècle... (photo Adrian Michael)

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…sauf celle-ci, du Christ en gloire, qui date de près de 1000 ans 

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L'église a été construite en deux fois, on voit en la regardant de dos la petite et la grande abside. (photo Adrian Michael)

«Cette église», me dit un des voyageurs, «a été construite en plusieurs fois. D'abord, il n'y en avait que la moitié, et puis quelques centaines d'années plus tard, elle a été agrandie. On dit qu'il y avait un village tout autour, mais il a disparu, et plus personne ne sait précisément comment c'était.» 

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Plan de l'église, en bleu la partie romane primitive, en rouge le roman tardif, le carré rouge détaché est le clocher. (plan dessiné par Adrian Michael)

 Nous avons poursuivi notre route, sommes arrivés au col, et avons entamé la descente (raide) vers le fond de l'autre vallée, la Leventine. Nous sommes bientôt tombés sur le village de Fiesso et sur le Dazio Grande, ou grande douane, où s'arrêtent les diligences. Il n'est pas midi. La diligence qui est partie de Como, nous dit-on, passe dans une heure. Les muletiers déchargent les bagages, quelques pièces d'argent changent de mains, et ils s'en vont avec leurs mulets.

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La grande douane, ou Dazio Grande. C'était le poste frontière, où l'on contrôlait les documents et les marchandises et on prenait la diligence.

Le temps de manger un morceau de pain et de fromage, de boire un bol de lait, et voilà la diligence. Elle semble déjà bien pleine, mais nos places ont été réservées, il faut bien qu'on puisse s'y asseoir. Quant aux bagages, je ne sais pas comment les postillons arrivent à tous les caser, mais le fait est qu'il y arrivent. On finit par tous être dedans, serrés comme des sardines, je ne fais pas partie des chanceux qui ont une place prés de la fenêtre, je suis serrée entre une femme qui tient sur ses genoux un panier dont s'échappent régulièrement des piaillements, et un homme qui sent le tabac et qui allumerait un de ses petits cigares de Brissago si les autres voyageurs le laissaient faire. Heureusement, les protestations sont vigoureuses. Il désiste.

On prend la route qui monte vers le sommet du Gothard.

«La première fois que j'ai passé par ici, en 1830, cette route n'existait pas», dit Carlo, «ou plutôt elle existait, mais elle n'était pas carrossable, et jusqu'à ce moment-là, passer le col était une véritable aventure, il fallait être accompagné de guides expérimentés pour ne pas courir le risque de finir au fond d'un précipice. Je n'oublierai jamais les gorges de Schöllenen, quelle vision! Et quelle difficulté!

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(gravure non signée, Musée du Dazio Grande)

On dit qu'il va y avoir un tunnel dans la montagne pour éviter la route, mais depuis le temps qu'on en parle, j'en suis venu à me demander si je le verrai de mon vivant. Ça traîne, ça traîne!»

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La diligence du Gothard par Rudolf Keller.

La montée vers le col du Gothard n'est pas de tout repos, et la descente de l'autre côté encore moins. Nos postillons sons sans cesse forcés de donner de la voix: il y a des obstacles sur la route. Un char de foin, un troupeau, des marcheurs, les postillons jurent et les maudissent: ils ont un horaire à tenir, il ne faut pas que le bateau parte sans nous. Passablement secoués (l'estomac de certains de nos compagnons de voyage est en pagaille), nous arrivons enfin à Flüelen, petit village au pied des montagnes et au bord du lac des Quatre-Cantons; il est doté d'un port.

On a déchargé les bagages; le bateau se profile à l'horizon, juste le temps avant qu'il n'arrive de manger encore un morceau de pain et de fromage, avec de la bière, cette fois, offerte par l'aubergiste qui nourrit et loge à l'occasion les voyageurs.

Il est quatre à cinq heures lorsque nous embarquons dans un bateau à vapeur.

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Les bateaux à vapeur naviguent toujours sur le lac des Quatre-Cantons (photo Swisstourisme)

«Je n'ai jamais eu l'occasion de vivre cela», dit Carlo, «mais mes parents ont fait le voyage en bâteau à voile. Le Lac des Quatre-Cantons est capricieux, et il est arrivé plus d'une fois que les vents contraires fassent perdre d'abord la diligence qui de Lucerne allait vers la frontière, puis dès qu'il a été là, le train.»

Pas de ces incertitude avec le vapeur qui dessert la ligne depuis une dizaine d'années. En à peine plus de deux heures, nous sommes à Lucerne. C'est le crépuscule, et c'est là que je m'apprête à quitter Carlo et ses compagnons, je suppose qu'ils vont aller à l'hôtel.

«Mais pas du tout», s'exclame Carlo. «On prend le train de nuit, on y dormira très bien. Demain matin nous serons à Paris, et si tout se passe bien lors du changement de gare, s'il n'y a pas de tempête sur la Manche, nous serons demain soir chez nous à Londres.»

«Et s'il y a une tempête sur la Manche?»

«On doit parfois attendre quelques heures, un jour, rarement plus. Lors de certaines tempêtes, les vagues peuvent être aussi hautes que des maisons. Autant ne pas être imprudent.»

Nous prenons congé sur le quai de la gare. Je préfère passer la nuit à Lucerne, dans une des pensions qui donnent sur le lac. 

Ici finit le «reportage».

Disons pour terminer que l’on peut aujourd’hui encore, faire le voyage dans des conditions proches de celles de Carlo Gatti (même si la route du col n'est pas seulement carrossable, elle est asphaltée, et si les troupeaux s'y attardent désormais rarement): en été, une diligence authentique à quatre chevaux vous permet de passer le col du Gothard. Cela prend plusieurs heures (comptez une journée, en fait), et cela a son prix, quelque 700 francs suisses (570 €). C’est très demandé, il faut retenir sa place longtemps à l’avance.

A Flüelen, vous pourrez prendre un bateau à vapeur, comme l’a fait Carlo Gatti, il vous amènera à Lucerne, et à sa gare.

 

PS. Les photos non signées sont faites avec Capture et mon iPhone. 

7 commentaires
1)
guru
, le 13.08.2013 à 08:13

Venant de Belgique pour aller vers la Toscane, je suis supposé prendre le Gothard souvent… mais comme on ne sait jamais si ça va rouler, en période de rush, je passe plutôt par le tunnel du Lötschberg et le Simplon.

Néanmoins, la prochaine fois, j’essayerai de trouver cette jolie petite église. (Je suis très sensible aux églises romanes)

Merci Anne.

2)
LC475
, le 13.08.2013 à 10:16

Merci pour ce moment d’évasion si agréable.

3)
Anne Cuneo
, le 13.08.2013 à 10:36

Venant de Belgique pour aller vers la Toscane, je suis supposé prendre le Gothard souvent… mais comme on ne sait jamais si ça va rouler, en période de rush, je passe plutôt par le tunnel du Lötschberg et le Simplon.

Tu peux quitter l’autoroute, faire la montée du Gothard (même en voiture ;–)) plutôt que le tunnel, et te rendre dans la vallée de Blenio par les routes secondaires, généralement peu fréquentées. San Carlo vaut le détour.

4)
fxc
, le 13.08.2013 à 13:13

Etant tout gamin, dans les années 50-60 j’ai franchi ce pont en voiture, mon père devait être fou ou inconscient

pas le beau au dessus mais le petit

5)
Franck Pastor
, le 14.08.2013 à 11:36

Un autre à nous avoir transmis son expérience de la traversée du Gothard (dans l’autre sens !), c’est Arthur Rimbaud, dans une lettre destinée à sa famille. La lire jusqu’au bout, ça commence comme une lettre banale et il se lâche complètement ensuite. Extraordinairement évocateur.

6)
Anne Cuneo
, le 14.08.2013 à 22:57

Merci Frank! Je ne connaissais pas cette lettre, et je cherchais en vain une description du passage du col à l’époque. Merci vraiment de tout coeur!

7)
zit
, le 15.08.2013 à 10:50

Merci Anne, comme toujours, chacun de tes articles est un plaisir de lecture.

z (un chouette petit col à gravir en vélo, non ? je répêêêêêêêêête : et le lac, en pédalo !)