Profitez des offres Memoirevive.ch!
La rencontre de Ferney

Je vous ai promis la semaine dernière de vous y emmener… et voilà, nous y allons!

Grande fête avec champagne et feux d'artifices, et tout ce qui va avec, samedi 30 juin à Ferney-Voltaire, juste au-delà de la frontière franco-suisse. Je suis allée arpenter les lieux, et, en digne journaliste maison, avec mes dons bien connus de l'observation, je peux vous donner un aperçu des coulisses du clou de la soirée: la visite inédite de Rousseau, la première recontre entre les deux grands hommes, qui, jusqu'ici, s'étaient contentés de s'insulter par correspondance interposée.

image

La rencontre

Elle marche dans l’allée du parc de Ferney, son sac est lourd. Elle suit d’un œil d’aigle le garçonnet qui sautille en chantant sur le chemin.

Devant elle, deux messieurs…

Son œil d’abord distrait, les effleure, passe, revient… Qu’ai-je vu? Chaussures à boucle? Bas de soie? Haut-de-chausse? Redingote? Perruque poudrée? Non, je délire!

«Maman!»

Le cri strident du petit Jacques la ramène à la réalité. Il agite un trophée – un morceau de bois de forme étrange.

«Regarde!»

«Viens me montrer!»

Il arrive en courant – et donne, tête la première, dans ce qu’elle avait pris pour une hallucination – le plus jeune des promeneurs.

«Attention, mon petit», fait-il. Et il ajoute, aimable: «Comment t’appelles-tu?»

Jacques n’est pas troublé. Les costumes, ça le connaît.

«Jacques. Et toi?»

«Moi, je suis Jean-Jacques.» Il rit. «Nous sommes presque cousins!»

«Oui, mais tout de même», fait son compagnon, œil vif, traits anguleux, nez proéminent, «Ne te fie pas trop à lui, mon garçon; voici un homme qui a abandonné ses cinq enfants à l’orphelinat. Personnellement, je trouve cela abject.»

Le front de M. Jean-Jacques s’est rembruni.

image

Jean-Jacques Rousseau à 40 ans, par Quentin de la Tour 

«Je n'étais qu'un pauvre scribe», rétorque-t-il. «Je n'aurais pas pu les nourrir. Sans compter que j'étais constamment en fuite. Vous vous rendez compte de l'enfance qu'ils auraient eue? D'ailleurs pourquoi est-ce que je me justifie? Vous avez eu des enfants, vous?»

M. Voltaire ne paraît nullement troublé.

«J’avais un problème biologique, mon cher Rousseau. D’ailleurs, le plaisir d'être père, que la nature m'a refusé, je l'ai trouvé dans l'adoption de jolies filles en âge d'être mariées. Et que j'ai mariées d'ailleurs.»

«Et ça, ce n’est pas abject, peut-être?»

Le petit Jacques ne comprend rien à ce qu’ils disent, il les regarde bouche bée. Elle aussi a de la peine à suivre. Rousseau? Voltaire? 

Rien ne semble troubler les deux… Comment faut-il les nommer? Hommes? Fantômes? Non, pas fantômes. Jacques leur est rentré dedans, ils étaient solides. De leur voix de stentor, ils ont repris leur débat – leur querelle, plutôt, sans se soucier de ceux qui les entourent.

«Vous avez tout lieu de craindre pour votre gloire posthume, dont, je dois l'avouer, j'ai toujours pensé qu'elle était suspecte – et surfaite, M. Rousseau.»

M. Rousseau hausse une épaule blasée et réplique, l’oeil dans le lointain:

«Ma gloire posthume m'est indifférente. Mon Contrat social, mon Emile, mes Confessions font aujourd'hui l'objet de savants congrès. Plutôt que de faire connaître ma pensée au peuple on l'enterre sous des montagnes de papier. Si tout ça n'était pas si parfaitement ridicule, il faudrait le trouver indigne.»

image

Voltaire à 24 ans, par Nicolasa de Largillière

M. Voltaire éclate d’un rire homérique.

«N'ayez pas la mauvaise foi de prétendre que le fait qu'on s’intéresse à vous vous laisse indifférent.»

«Oui, je sais.» Le ton est suffisant. «Des universités entières se penchent sur moi, des légions de savants franchissent les portes que j'ai enfoncées. Je ne dépends pas des aléas du théâtre, comme vous, moi, M. Voltaire. Plus personne ne se souvient de votre Brutus, de votre Fête de Bélébat? Tandis que moi… J'ai inventé l'exploration des peuples lointains, des sociétés européennes, de l'Etat. Quant à vous… Quand je repense à votre Poème sur le désastre de Lisbonne… »

«Oh! Ça va! Vous vous êtes répandu sur le sujet sans retenue aucune. Lettres, textes…» 

«Vous vous êtes conformé à une mode de quatre sous. Vous avez chatouillé l'indifférence générale avec le charme éphémère de l'exotisme. Bon, vous avez assené un bon coup à l'Eglise, en dénonçant les crimes qu'on commettait en son nom. Mais qu'avez-vous donné aux gens en lieu et place de la foi que vous leur avez ôtée? Rien.» 

M. Voltaire s’arrête, tenaille le bras de M. Rousseau pour le forcer à s’arrêter.

«Permettez-moi de vous signaler, cher ennemi, que pour ce qui est d’occuper des universités entières et d’être enseveli sous des montagnes de papier, je ne suis pas en reste.»

Le ton de M. Rousseau se fait méprisant.

«Ne vous vantez pas trop. En réalité, vous êtes en butte à l’indifférence générale! Qui joue vos pièces?» 

«Mon Candide», répond M. Voltaire avec hauteur, «mes Lettres philosophiques, sont des best-sellers mondiaux, comme ils disent. Des pans entiers de la société se réfèrent à moi et m’invoquent quotidiennement. Voltairien est un adjectif qu’on trouve dans le moindre dictionnaire. Pour ce qui est de la foi, j’ai eu beau mettre en doute la tyrannie des églises. Vous, vous avez contribué à bâtir une nouvelle religion, la démocratie. Ah ah, si je n’étais déjà mort, j’en crèverais de rire. Au nom de votre démocratie, on tue, on torture tous les jours.»

«Lorsqu’on a le droit pour soi, on a aussi, parfois, le droit de tuer.»

«Non, mais… Ecoute-vous! Vous êtes ignoble!»

image

Voltaire reçoit ses hôtes à Ferney-Voltaire, 1750, par Jean Huber

Ils se remettent en marche. 

Le petit Jacques a enfourché son tricycle, il pédale en larges cercles en jetant de temps à autre un regard vers l’étrange couple, qu’il semble trouver parfaitement ordinaire. Ils arrivent au bord de la grande vasque.

«Ah!» dit M. Rousseau. «La nature! La…»

M. Voltaire hausse les épaules.

«Tout cela est entièrement fabriqué.»

M. Rousseau se fait violent.

«Laissez-moi tranquille, à la fin, avec votre mesquinerie. Pour vous la campagne n'existe que pour être découpée, hérissée de barrières, possédée, exploitée.»

«Il est vrai que j'ai quelques idées sur l'usage que l'on peut faire de la nature, et qu'il ne me suffit pas d'en jouir dans l'exaltation. J'ai lutté comme un tigre pour la liberté de mes paysans, et on m'en reste reconnaissant aujourd'hui encore. Mais vous, qui avez-vous jamais secouru du temps où vous étiez vivant, hein? Vous ne vous êtes occupé que de vous-même. Et encore, mal.» M. Rousseau essaie d’interrompre. En vain, M. Voltaire est lancé. «Vous êtes devenu un génie uniquement parce que vous avez réussi à camoufler votre héroïsme en amour du prochain. Et votre hypocrisie en honnêteté.»

«Ah! Mais ça suffit! Parlons plutôt du poison que distille le progrès tel que vous le concevez. Il a été si soigneusement répandu que la population de régions entières meurt de soif, que des maladies nouvelles surgissent tous…»

Un jeune homme échevelé débouche comme un boulet sur la petite place.

«Monsieur Martin! Monsieur Dubois! Je vous cherche partout!», s’écrie-t-il d’une voix essoufflée. «Tout est en place! On n’attend que vous pour répéter. Vous êtes prêts?»

«Prêts?», s’exclame M. Voltaire sur un ton peu amène. «Cela fait plus d’une heure que nous nous donnons en spectacle.»

«Le texte nous sort par les trous de nez», renchérit M. Rousseau. «Alors si vous avez dû nous attendre cinq minutes…»

«Bon, bon, d’accord. Allons-y.»

Ils s’en vont à pas pressés. Le jeune homme se tourne vers elle.

«Ah! Ces comédiens!», fait-il à son intention, à voix basse, avec un clin d’oeil complice.

Et le trio disparaît dans le feuillage.

Anne Cuneo © 2012

 

Le plan et le programme de la fête: 

image

Le plan de lieux et comment y arriver

image

Le programme. Pour voir les détails, cliquez sur les pages.

 

Et pour en savoir plus, les organisateurs suggèrent d'aller voir sur la page Facebook de la fête (accessible même si vous n'êtes pas facebookien), tout y est en détail.

PS. La rencontre entre Rousseau et Voltaire a paru, sous une forme légèrement différente, dans un numéro de la revue Le Persil, Lausanne, entièrement consacré à Rousseau.

5 commentaires
1)
M.G.
, le 25.06.2012 à 10:48

Belle initiative ! Merci Anne de nous la faire partager.

Souvenir d’une visite de la maison de Voltaire à Ferney en 1978. À tout moment, j’avais l’impression que le « Bonhomme » allait apparaître pour nous saluer…

Hélas, le 30 juin je serai coincé à Dakar.

2)
Modane
, le 25.06.2012 à 13:21

Super! Merci Anne!

3)
Possum
, le 25.06.2012 à 16:56

Eh bien, moi j’y serai, je chante dans le choeur Ensemble Jean-Philippe Rameau – pour ceux qui ont de l’endurance, nous chanterons du baroque de Delalande et de Rameau, à… 23h30, ce serait super de voir quelques têtes cukiennes ;-)

4)
zit
, le 25.06.2012 à 18:45

J’avoue que Les confessions est l’un des rares livres que j’aie commencé et jamais fini, alors que Candide ou Zadig, m’ont laissé un excellent souvenir.

Enfin le gars qui écrit des traités d’éducation et qui se débarrasse de ses enfants, ça fait un peu désordre, non ?

z (qui ne pourra pas venir, mais les stands des associations, ça m’a mis l’eau à la bouche, je répêêêêêêêêêêêête : merci pour la mise ne bouche, Anne)

5)
Saluki
, le 25.06.2012 à 21:37

les stands des associations, ça m’a mis l’eau à la bouche

Moi, ce serait plutôt le thé, le trembo malgache, voire le saké à voir la liste des assoc’ présentes…