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Le sari vert.

«Si vous souhaitez des joyeuseries, passez votre chemin. Si vous pensez sortir d’ici le ventre grouillant de bons sentiments, vous vous êtes trompé de porte.

Gens qui criez trop fort sans avoir rien à dire, écoutez-moi si vous le voulez ou bien foutez le camp.

Tout cela m’indiffère.»

Tiré du «Sari vert», d’Ananda Devi

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Je ne suis pas un critique littéraire. J’ai simplement lu ce livre parce que j'aime cette auteure, et parce que comme elle, je suis né et j'ai vécu quelques années à l'île Maurice, dans les années 60. Je me passionne pour la littérature de ce tout petit pays, qui commence à être connue et diffusée, et qui n'exprime d’ailleurs pas forcément la joie de vivre sur les plages ensoleillées!

Mais là, c'est une bombe…

Ce n'est rien moins qu'un plongeon dans l'horreur, dans le développement de la violence «ordinaire»: pas celle des Hitler, Staline et autres Pol Pot qui ont laissé leur trace sanglante dans l'Histoire… L'île Maurice est trop petite, trop isolée, trop modeste pour générer ce genre de monstres.

Non, cette histoire est celle d'un déferlement de violence domestique inouïe. Un huis clos entre trois personnages. Et ce n'est bien sûr pas sans rapport avec la société mauricienne, cette forme d’isolement insulaire, de division ethnique et religieuse, de misère culturelle d'une population maintenue à l'écart des grands progrès sociaux du XXe siècle.

C'est sûr, un certain nombre de lecteurs vont trouver ce livre insoutenable, et n'arriveront pas à la fin…

Mais moi, je dois avouer que j'aime cette écriture forte comme du piment, sans concessions, qui fouille les bas-fonds des sentiments humains les plus abjects.

C'est simplement réaliste, ça peut arriver n’importe où, là où des humains développent des frustrations, des préjugés et des peurs, aussi bien dans les grandes villes où règne l’exclusion sociale, que dans les îles perdues. C’est peut-être bien d’ailleurs une composante du processus qui mène à Hitler ou Staline: la conquête du pouvoir et la peur qu’elle engendre… La victime aliénée au point de penser que le bourreau a raison.

La force du récit d'Ananda Devi, c'est d'avoir réussi à se mettre à la place du tortionnaire, qui raconte cette histoire: un vieux médecin, atteint d'un cancer, qui crache sa haine des femmes, et en particulier contre son épouse, sa fille et sa petite fille, tout au long de son agonie.

L’exercice est parfaitement réussi, tant le personnage de ce docteur est cohérent dans sa logique destructrice.

Il est admiré comme un homme de bien, de savoir, de pouvoir, le «docteur dieu» ! Il peut donc tout se permettre : il a les clefs de la vie et de la mort entre les mains.

Il peut démontrer tranquillement et en toute bonne conscience l’infériorité de la femme par rapport à l’homme.

Expliquer pourquoi il est mieux de soigner une vache blessée qu’un être humain.

Torturer sa famille, y prendre du plaisir, et le justifier.

Il va même dire que c’est par amour qu’il fait tout ça, puisque lui seul sait ce qui est bon pour les autres. Et les autres, en acceptant cette violence, lui donnent raison…

Extrait du livre : «celui que l’on dit monstre est l’expression la plus achevée de l’espèce. Celui que l’on dit monstre est terrifiant de beauté parce qu’il décèle avec une finesse inhumaine les failles des autres et les élargit et les aggrave, et devient ainsi cet idéal de sombre masculinité dont les mythologies investissent également les dieux et les démons. Quelle merveilleuse sensation que de plier une créature à sa volonté !»

En résumé, le monologue d'un prédateur qui tient un discours parfaitement logique.

Et à côté de tout cela viennent se greffer toutes les horreurs d’une société fortement inégalitaire et discriminatoire. Plus de point de repère, donc plus aucune résistance possible, sinon passive.

Mais il y a aussi une question fondamentale que pose ce livre : a t-on le droit de torturer un tortionnaire ? Car c’est bien ce que vont faire les deux femmes (fille et petite-fille) pour extorquer des aveux de leur bourreau, concernant les circonstances de la mort de son épouse. Elles le font certes sans prendre beaucoup de risques face à un homme qui est sur son lit de mort, mais qui inspire toujours la terreur! La réponse est subtile : oui peut-être, mais les aveux du docteur, arrachés de force, vont susciter une souffrance plus grande encore, et augmenter la haine.

Beaucoup de choses on été dites sur ce livre… Mais un aspect a été généralement oublié : le contexte mauricien dans lequel se déroule ce drame. A mon avis, ça a une grande importance.

L’île Maurice est un petit territoire de l’Océan Indien (65 x 45 km environ) très densément peuplé (1.300.000 habitants, soit une des plus fortes densité au monde).

Un grand credo de la politique mauricienne depuis l’indépendance a été l’exportation de la main d’œuvre : l’idée était de «résoudre le problème de la surpopulation» et bien sûr d’assurer l’entrée de devises. Quand on parle de surpopulation dans un pays, les idées «d’espace vital» ne sont jamais loin…

On ne connaît généralement cette île que par ses plages magnifiques, ses hôtels de luxe, et aussi par le fait que c’est une des seules démocraties au sein des états africains, mais son histoire (récente) n’a pas été un modèle de paix sociale, loin de là…

La majorité de la population (68%) est d’origine indienne, c’est à dire des descendants de «coolies» emmenés par les colons Anglais au XIXe siècle, pour la récolte de la canne à sucre à des salaires de misère qui ne leur permettait même pas de rentrer au pays. (Lire à ce sujet l’excellent livre de Natacha Appanah «Les rochers de Poudre d’Or», une autre auteure Mauricienne remarquable).

Une autre partie est composée de créoles, descendants d’anciens esclaves amenés de force par les Français, au XVIIe siècle (27%). Ils se situent tout en bas de l’échelle sociale et ont souvent été victimes de brimades.

Le reste se compose de Sino-Mauriciens, et d’une toute petite minorité de blancs (2%) qui font partie de la bourgeoisie issue des colons Français. Ils ont perdu beaucoup de pouvoir au profit d’une élite d’indo-mauriciens, mais concentrent malgré tout pas mal de richesses entre leurs mains.

L’île fait maintenant partie des paradis fiscaux (pas pour ses habitants !) dénoncés par l’OCDE. Pas d’impôts sur les sociétés offshore et pas d’obligation de tenir des comptes !

Il est facile de comprendre qu’une telle inégalité sociale, basée en partie sur la division ethnique, est source de tension extrême entre les différentes communautés. A Maurice, on appelle ça le «communalisme», car il ne s’agit pas seulement de division ethnique, mais aussi de séparation religieuse (Indous, tamouls, musulmans, bouddhistes, catholiques : tous se côtoient mais ne se mélangent pas).

Lors de la lutte pour l’indépendance de l’île, obtenue en 1968, on n’était pas loin de la guerre civile… Beaucoup d’émeutes et quelques dizaines de morts.

Et comme souvent dans les populations issues de la colonisation, la certitude que celui qui appartient à l’autre communauté est un ennemi. Cela favorise grandement la corruption, le racisme institutionnel, la violence policière.

La violence lors de l’indépendance de l’île est évoquée dans le livre d’Ananda Devi. Une violence terrible, aveugle. Une violence de déshérités qui ont été tellement méprisés que tout explose subitement.

Et bien entendu, le repli communautaire est générateur également de violence domestique ! J’ai souvent entendu quand j’étais enfant, ce que racontaient les blancs sur les «proverbes hindous» : «Bats ta femme au moins une fois par jour, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait».

On avait peur de cette communauté, on ne leur parlait pas. Quand on traversait leurs villages en voiture, c’était pied au plancher car c’était considéré comme dangereux de s’arrêter !

Je peux cependant vous assurer que dans la communauté blanche, ce n’était pas mieux : j’ai vu des camarades se faire tabasser par leurs parents parce qu’ils avaient volé une babiole dans un magasin.

Il faut aussi mentionner que dans toutes les communautés, l’alcoolisme fait des ravages. Whisky pour les riches, rhum frelaté pour les pauvres.

Le pire, c’est que je peux dire qu’en quarante ans, pas grand-chose n’a changé…

On comprend dès lors pourquoi la plupart des écrivains mauriciens ont quitté l’île depuis longtemps.

5 commentaires
1)
Noel974
, le 04.11.2011 à 05:56

Cette même violence “intra familiale” a lieu à La Réunion. Ici on boit plus de whisky que de rhum mais ce dernier fait des ravages. Si le “communalisme” n’existe pas en France (La Réunion est un département français) le vivre ensemble reste une belle vitrine. Depuis le début de l’année, 5 femmes sont mortes d’avoir reçu des coups. Cette violence rempli les tribunaux. Il faut peut être préciser que “le créole” à Maurice est le descendant d’esclave noir. A la Réunion, c’est le natif de l’île, quelque soit son origine. Ce sont des sociétés complexes dans leurs codes.

2)
Smop
, le 04.11.2011 à 10:42

Cette même violence “intra familiale” a lieu à La Réunion.

Même chose en Polynésie française. Inceste et violence “domestique” font partie du quotidien, personne ne l’ignore.

3)
jesopog
, le 04.11.2011 à 12:40

Je fais – plus ou moins légitimement – un rapprochement avec la violence exercée par un “chef” au détriment d’un groupe de rescapés, ayant pris pieds sur des îles de l’archipel des Abrolhos de Houtman, à quelques encablures de l’Australie, après le naufrage du Batavia, survenu en 1629.

http://robinsons.over-blog.com/article-31640326.html

Une livre sur ce drame, dont je conseillerais la lecture :

Simon Leys : Les Naufragés du “Batavia”, Edit. Arléa

Récit éblouissant de maîtrise et de profondeur.

4)
François Cuneo
, le 05.11.2011 à 08:16

Intéressante description de l’île Maurice…

Un peu triste, mais intéressante.

Reste de positif ta délicieuse cuisine amenée de là-bas.

Je pense que je vais acheter ce livre.

5)
nathalie
, le 05.11.2011 à 18:14

Ai moi-même assisté à une lecture publique de ce roman faite par un acteur. En présence de l’auteur! C’était impressionnant, mais le texte fait vraiment froid dans le dos …

L’acteur a lu comme un acteur, c’est-à-dire de manière très vivante, qui “rend” le texte, qui le fait respirer, même si la réalité évoquée est suffocante. Un prof a introduit la discussion, il nous a dit qu’il lisait ce texte au lycée avec des jeunes, et que l’expérience était assez incroyable… Pas étonnant, en fait!

Le contraste entre un texte aussi violent, et la douceur de cette femme absolument magnifique qui l’a écrit, c’est très marquant.

Je trouve important que l’on ne réduise pas l’île Maurice à ses plages et ses cocotiers. Il faut justement secouer ces arbres et montrer une autre réalité …

Jean Ziegler dirait : “Il faut tire les choses!” (LOL !!! dirait ma fille!)

Je salue au passage l’excellente initiative de la BCU (bibliothèque cantonale universitaire) d’inviter des auteurs pour des lectures publiques.