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Impasse du désir, un film de Michel Rodde à voir absolument

Château de Balliswil (Fribourg), 3 juin 2009

On tourne Impasse du désir qui raconte l'histoire d'un couple mal assorti qui, après avoir fait un bout de chemin ensemble, va se séparer. Mais le mari n'accepte pas cette séparation. Son amour pour sa femme se transforme en haine, et il tentera de mettre en oeuvre un plan diabolique dont je ne dirai rien, je m'en voudrais de gâter le suspense.

J'ai assisté à un petit bout de tournage et à un petit bout de montage. J'en ai tiré un mini «making of», comme on dit en bon français, qui est resté inédit et que je vous offre ici en primeur.

14 heures

Je suis montée par l’extérieur, l’escalier intérieur était encombré de matériel. Lampes, écrans, draps noirs, réflecteurs... On m’a suggéré de passer par l’autre escalier. Je suis ressortie, ai fait le tour de la maison, la propriété est superbe, un vaste jardin, une chapelle - nous sommes dans la campagne fribourgeoise, au château de Balliswil.

«Je cherchais une maison comme celle-là. Un endroit où il y aurait tout», m’a expliqué Michel Rodde. «Et ici, tu vois, il y a même la piscine. On a juste construit le plongeoir, qui est nécessaire à l’action. La chapelle, ce n’était pas prévu, mais on l’a intégrée au film - on y joue une scène.»

«C’est écrasant, cette maison.»

«Il faut que ce soit écrasant, et Carole est écrasée par tout ça. Elle est jeune, et son mari, tu vois, c’est un homme mûr, plus calme; mais elle a envie de rigoler. Et cette baraque, c’est un catafalque, pour elle.» 

Sans doute. Mais le catafalque est magnifique.

Je suis montée, suis arrivée dans une antichambre: une fenêtre donne sur la campagne. Au-dessus de la porte, les armoiries des seigneurs de Balliswil. Je me glisse par l’entrebâillement; plusieurs personnes font mur devant moi, je dois les contourner pour entrer - elles sont groupées autour de la caméra, qu’on prépare. On vérifie le rail du travelling. Me voici sur le set de Impasse du désir.

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Pour des questions de budget, une grande partie du du tournage s'est faite dans cette maison, qui fut la demeure des seigneurs de Balliswil, et qui propose des lieux divers. A droite, le matériel qui va servir à tourner un plan extérieur.

Une confusion de câbles, de rails, de lampes, de gens, dans un brouhaha discret. Dans un coin, une visionneuse, devant laquelle, affalé dans un fauteuil pliant, l’air faussement absent et l’oeil fixe, Michel Rodde étudie le plan qui précède celui qu’on va tourner. Debout à côté de lui, Michèle Andreucci, la scripte, chronomètre en bandoulière, est tout aussi absorbée que Michel par le plan qu’ils regardent ensemble. Elle lui murmure quelque chose que personne n’entend sauf Michel, qui lève soudain la tête:

«Tu crois?»

Elle se penche vers l’image, désigne un détail de son crayon. Michel suit des yeux ce qu’elle lui montre, puis se lève et s’exclame: 

«Fantastique! On peut y aller, alors.»

Michel m’avait parlé de Michèle Andreucci, avant.

«Travailler avec une femme comme elle, qui avait pré-minuté le scénario, qui avait compris chaque scène, qui posait des questions pertinentes, c’est une aubaine; elle a été une véritable assistante de réalisation. Finalement, elle a fait beaucoup plus de films que moi. Elle a cinquante longs-métrages et trente téléfilms dans les pattes. Je suis un gamin, en comparaison. Elle voit tout, elle comprend tout, elle a le sens du rythme.»

Sur le plateau, leur complicité est évidente.

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«Elle a plus de trente ans de carrière, a tourné bien plus de films que moi, je ne sais pas ce que j'aurais fait sans elle»; Michèle Andreucci, la scripte, est une de ces personnes dont la qualité d'un film dépend, quel que soit le talent du réalisateur, mais dont on oublie souvent de parler.

On va tourner le plan No 111; dans le déroulement du film, c’est le dernier moment de calme avant la tempête.  C’est là que le drame va se nouer - même si on ne s’en rend pas encore compte. Carole arrive, appelle son mari, Robert. Il n’est pas là. Elle entre à la salle à manger, et à ce moment-là, son portable sonne.

Michel et Bernard Cavalié, le chef opérateur, discutent:

«Elle entre par là, elle va jusque-là...»

«Tu ne crois pas que c’est trop loin? Elle pourrait s’arrêter là.»

«On peut essayer», concède Michel. Bernard, c’est quelqu’un en qui il a une confiance absolue. 

«Je travaille avec Bernard Cavalié depuis Les ailes du papillon. Je le connais, on se passe le viseur, on se comprend, on va très vite. Et si tu me poses des questions sur son boulot à la lumière, je deviens lyrique. C’est vraiment magnifique.»

Petite discussion murmurée entre Michel, Jean-Luc Wey, le premier assistant, Michèle et Bernard. Puis Bernard se dirige vers la caméra, et dit: 

«On répète?»

«Attention, s’il vous plaît, on répète! Action!», clame Jean-Luc.

Natacha Régnier, qui joue Carole, arrive du maquillage, sourit à la ronde; Michel lui murmure ses indications. Je suis étonnée de voir son calme.

«Michel est une personnalité intéressante, mais compliquée», me dira plus tard Peter-Christian Fueter. En 2009, il dirigeait encore C-Film, qui produit le film, il s'en est retiré depuis. «J’avais pourtant la certitude que ce serait quelqu'un qui saurait travailler avec les acteurs. Il est très bon. Ce qui est marrant, c'est qu'avant, il était sous pression, un paquet de nerfs. On est arrivés au tournage, et depuis, du moins extérieurement, il est d’un calme olympien. Il a fait tout ce qu’il fallait, il s’est démené pour arriver prêt au tournage, et depuis, il a un plaisir fou à travailler avec les acteurs. C'est chouette à voir. Ça fait plaisir.»

Peu avant, Natacha elle-même m’a dit en passant:

«J’aime vraiment beaucoup Michel, c’est une personnalité ensoleillée, il me demande des choses que je n’ai jamais faites — des gens comme ça, ça vous donne envie de travailler.»

En amont du film, il y a toujours une longue organisation. Ici, c’est Anita Wasser, de C-Film, la productrice responsable, qui a négocié, choisi, organisé - mais au moment du tournage, plus tout ce travail préalable est invisible, mieux il est réussi. Et mieux, en dernière analyse, le film lui-même sera réussi.

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Devant l'écran où l'on vient de visionner le plan qui précède chronologiquement celui qu'on va tourner, réalisateur, chef de la photographie et scripte discutent de comment on va attaquer le plan suivant

C’est pourquoi aujourd’hui, l’attention du réalisateur, de l’équipe, et en arrière-fond de la production se porte sur le trio qui est au cœur du film: Natacha Régnier, qui incarne Carole, la jeune épouse, Rémy Girard qui joue Robert, son mari psychiatre, la cinquantaine, et Laurent Lucas qui incarne Léo, l’homme que le psychiatre va manipuler. Au trio vient s’ajouter un quatrième personnage, que l’on voit rarement, mais qui est une ombre portée sur tout le film: l’amant de Carole, joué par Gregory B. Waldis (que je ne rencontrerai pas). 

Lorsqu’on demande aux comédiens comment ils trouvent Impasse du désir, s’ils pensent que le film plaira, Rémy Girard se contente d’abord d’un geste d’incertitude.

C’est Laurent Lucas qui exprime l’opinion commune: 

«Dans ce film, les personnages existent vraiment, ce sont de vrais êtres humains, avec des choses fragiles, mais en même temps, il y a un décalage qui fait que c'est aussi une comédie, il y a un équilibre. Au final, avec tous les ingrédients du cinéma, est-ce que ça va prendre? Si ça prend, ça dégagera quelque chose qui fera que les gens enverront leurs potes voir le film. C'est fragile.»

Rémy Girard précise:

«Ce qui me plaît dans ce film, c'est que Michel est l'auteur, mais c’est aussi vraiment le réalisateur. Il fait son film sur le plateau. Pour moi, c'est très important. Il pourrait travailler pour se couvrir, et puis tout refaire en salle de montage. Non. Parfois il prend des risques, même. Il tourne une scène en un plan. Il sait où il va. Tu lui dis: tu ne répètes pas, Michel? Il dit: Non, non, ce que je veux dire, c'est précisément ce qui est exprimé dans cette image-là.»

Natacha Régnier intervient.

«Oui, c’est étonnant. Il a tout préparé jusqu’au moindre détail, mais en même temps on le voit créer le film sous nos yeux. Pour moi, en tant qu'actrice de cinéma, la découverte du plan tel que le voit le metteur en scène, la manière dont les personnages s'insèrent dans le mouvement de caméra, c’est important. Et avec Michel, c’est possible.»

Rémy Girard:

«Absolument. Il fait beaucoup de mouvements de caméra; c'est là qu'on voit que c'est un vrai cinéaste. On en a fait de ces films où toi, l’acteur, ne sens même plus la caméra; tac, tac, tac, trois caméras, on verra plus tard comment on arrange ça, et la mise en scène tu ne la sens pas du tout. Tandis que là, avec Michel… Par exemple la scène où Robert offre la séparation à Carole: “Si tu veux partir je comprendrai”, c'est un beau mouvement, et la façon dont c'était mis en scène, ça a l’air de rien, mais…»

«C’est une petite chose», insiste Natacha, «mais quand il y a un scénario qui tient la route, et qu'on sent la jubilation du metteur en scène, on a vraiment envie de travailler.» 

«On était contents, hier», dit Rémy.

«Oui», confirme-t-elle, «Quand tout part dans cette direction-là, que la distribution est juste… On ne peut jamais dire absolument si le résultat final sera à la hauteur, mais ce qui est sûr, c’est qu’on est heureux, sur ce film.»

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Un des assistants de Bernard Cavalié, le chef opérateur, spécialiste des mouvements de caméra, prépare le travelling

Laurent Lucas a écouté tout cela en acquiesçant.

«Moi», dit-il maintenant d’une voix ferme, «je sens que je serai heureux du résultat.»

«Vous êtes contents de votre réalisateur, en somme?»

«Et aussi du texte qu'il a écrit, c'est les deux, c'est très bien. On est heureux chaque jour.»

Pendant que j’évoquais tout cela, le brouhaha s’est tu, le désordre a disparu. On a mis la table, allumé des bougies, on a placé une marque sur le plancher - Natacha ira jusqu’à elle en téléphonant. On a répété le mouvement.

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Dernière discussion entre Michel Rodde et Natacha Régnier avant de tourner la scène

«C’est une question de rythme», dit Bernard. «Il faut que ce soit un poil plus lent.» 

On répète deux ou trois fois.

«Je voudrais bien qu’on y aille», dit finalement Bernard, «parce que la lumière tourne, et je n’aimerais pas me faire avoir.»

«Attention! Silence, on tourne!»

Une pause. Le silence se fait. 

«Moteur!»

Le responsable du clap s’avance.

«Cent onze, première.»

Claquement du clap.

«Action!»

On tourne.

Carole est calme - le spectateur retiendra peut-être son souffle, soupçonnera éventuellement qu’elle est en danger, mais son jeu est presque suave, très fort. Son mari est inexplicablement absent alors que le repas mijote sur le feu, son amant l’appelle depuis l’aéroport, elle lui parle comme si tout était normal. Pour elle tout est normal.

“Séquence No 111, intérieur, soir.

CAROLE 

Robert! Robert tu es là? 

La mélodie rock du portable de Carole retentit à l'intérieur de son sac. Carole décroche. 

CAROLE

Non, je viens d'arriver... non, il n’est pas là, il a dû sortir chercher du pain, le dîner est prêt... Il oublie toujours le pain… Au contraire, ça a l’air très bon... s’il y a quelque chose qu’il sait bien faire... Hein? Mais oui, je compte bien passer une bonne soirée, pourquoi pas? Arrête! Allez, ne t’inquiète pas, file! Tu vas rater ton avion... Non, je te dis! Moi aussi, très fort.. 

Carole coupe son portable. Elle attend un instant devant le feu, regarde sa montre et quitte la pièce.”

«Cut!», dit Michel. Il s’approche de Natacha. Bernard n’est toujours pas content du mouvement de caméra. On échange des points de vue. Michel se penche vers Natacha (il la dépasse d’une tête), lui murmure des indications, la prend par le coude pour lui montrer comment mieux se placer. Cela me fait repenser à quelque chose que m’a dit Laurent Lucas.

«Ce qui est bien avec Michel, c'est qu'on laisse tomber la billetterie. Il vient vers toi et il te dit: regarde, là ton personnage va commencer comme ça, et puis il t’empoigne. Il m’a pris la tête, il me tenait le visage, je lui ai dit: fais gaffe au maquillage, mais il ne m’a même pas entendu. Le jeu, c’était plus important. Après, il me poussait, et ensuite il se répandait en “Pardon, pardon!”» Il a ri. «Il est physique, charmant, agréable. Ce n’est en tout cas pas un de ces mecs qui ont de la peine à te faire comprendre ce que tu dois faire.»

«Et en plus», a ajouté Rémy Girard, «il sait le texte par coeur. Tu dis ta réplique, il intervient: “Non, ce n’est pas ça.” Au début ça surprend.»

Laurent Lucas:

«Et puis il y a les tics d'acteur, il les voit tous, il est impitoyable, il te les fait gommer.»

Natacha est d’accord avec eux:

«Par moments, ce genre de direction d'acteur ressemble à celle du théâtre. Michel pointe tout de suite les petites choses dont on n’a pas conscience: “Celle-là, tu me l'as déjà servie, essaie autre chose maintenant.” Hier on répétait notre scène, je faisais un minuscule geste de la main, presque un réflexe, Michel est venu nous voir et il a dit: “Ça, c'est complètement faux. Si tu fais ce geste-là, c'est le contraire de ce qu'on veut exprimer dans la scène.” Et ça, c'est fantastique, parce que c'est rare, cette attention constante au moindre détail; là, ce que tu fais a vraiment un sens.»

Michel Rodde voit les choses dans une autre perspective.

«Nous avons un rapport de grande proximité, très affectif, très proche. J'avais exigé au départ qu'ils viennent en sachant leur texte au rasoir. Je leur ai dit: on a trop peu de temps pour avoir des problèmes de texte. Ce qui a été bien, c'est que j'ai pu les voir avant et lire le scénario avec eux, et même en ce qui concerne Rémy et Laurent (le psychiatre et son patient), avant le tournage on a vu les scènes du cabinet de consultation ensemble, pendant deux jours. On a juste regardé sans travailler dans le détail, mais on a pris la mesure de l'espace, on a écouté le texte, ils ont fait connaissance, et moi j'ai fait connaissance avec eux.»

«Et de travailler avec eux, c’est comment?»

«A un moment donné quand tu as des acteurs de ce niveau-là, c'est un bonheur extraordinaire, parce que tu fais une correction de sens, de volume - c'est enregistré. La prise suivante tu y es. Et après tu refais une correction, et hop, tu es encore plus loin. Jamais tu ne redescends, tu es toujours en augmentation, et à un moment donné tu te dis: ça y est. Le maximum qu'on ait fait, ce sont sept prises. Avec trois ou quatre, ça suffisait la plupart du temps. Moi j’étais aux anges, parce que j’aime travailler le détail. Avec eux, j’ai fait de l'horlogerie. Ils m'ont fait beaucoup de compliments. Natacha m’a dit: “Ce qui était génial, c'était de te voir inventer des choses de prise en prise.” Je ne m'en rendais même pas compte. Mais il est de fait qu’il y a eu une espèce d'osmose entre nous, c'était très bien.»

Après la scène du repas manqué, on en a tourné plusieurs autres à l’intérieur, puis une au jardin, devant la chapelle d’abord, puis dans la chapelle elle-même: le gros du film est en boîte, mais le rythme reste soutenu, et le calme n’est qu’apparent - on travaille dur. 

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Michel Rodde et le chef opérateur Bernard Cavalié choisissent le cadrage du plan qu'ils tourneront dans un instant.

19 heures

On passe à table. La cantine est installée devant une grange, à deux pas du château. La cuisinière a fait du curry d’agneau. Il fait beau et on mange dehors, dans le soleil couchant. Demain, c’est le dernier jour de tournage.

Natacha soupire en s’asseyant:

«Cinq semaines de tournage, ça passe à une allure hallucinante. Je ne me suis pas vue l'avoir fait, et c'est déjà fini. Et en même temps, je me dis que ce film, ça va me travailler longtemps. J'ai l'impression que c'est un personnage qui m'amène plus loin dans mon travail.»

Laurent Lucas acquiesce:

«En travaillant comme ça, Michel me montre quel genre de comédien je suis, à quoi je dois faire attention. Pour être honnête, je dois dire qu'à moi, ce film aura apporté quelque chose.»

«A moi aussi», disent d’une seule voix Rémy et Natacha.

Je les quitte avant la fin du repas pour aller reprendre mon train. Ils ont encore toute une soirée de tournage devant eux. Michel m’accompagne jusqu’à la voiture.

«Tu es content?», je lui demande.

«Heureux. Et tu as vu, on a réussi à avoir une équipe soudée. Suisses allemands, Romands, on les a entraînés, et pour finir j'ai eu une équipe de 30 personnes enthousiastes, qui sont prêtes à tout faire pour le film. C'était une pression terrible: hier on a fait vingt-trois plans, de cinq heures de l'après-midi à quatre heures du matin, avec une pause unique de trois quarts d'heure. Cinquante-huit heures de présence plateau en une semaine, je ne sais pas si tu te rends compte. La concentration, la fatigue, tout. Mais ça n’a jamais râlé. On avait des gens... Prends Léa, par exemple, la régisseuse de plateau, hop un petit café, hop une petite branche de choc, ça va Michel, je te prends dans mes bras. C'était fantastique.»

Il ouvre pour moi la portière de la voiture. Thomas, le chauffeur de la production, se met au volant. Au moment où il va enclencher le moteur, Michel se penche, pose une main sur mon bras et fait un geste vers Thomas, qui représente à cet instant l’équipe entière.

«Tu sais, je regrette que le tournage ait passé si vite. Ils ont été formidables. On avait besoin de matériel, il était là. Ils se sont occupés de tout. Il n'y a pas eu un lieu de tournage où ce n'était pas organisé, putzé, en ordre, tout était parfait. A Neuchâtel, les autorités n'en revenaient pas. Mais qui c'est, cette dame, qu'ils disaient de Nicole Schwytzgebel, la régisseuse générale. Elle est incroyable, un as de l’organisation, un calme olympien, toujours souriante. Des gens comme elle sont précieux. Elle a toujours fait en sorte qu’il y ait tout ce dont on avait besoin.»

Trois semaines plus tard, j’ai fait un saut à la salle de montage, pour voir le bout à bout des scènes de ce jour-là.

Michel avait raison d’être «lyrique»; l’image, la teneur générale, les teintes, les comédiens, tout est lisse, rond, l’«horlogerie», l’équipe soudée, le scénario, le jeu - tout cela a payé.

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Carole (Natacha Régnier) vient de dire à Robert (Rémy Girard) qu'elle va le quitter. Une des grandes qualités de Impasse du désir, ce sont les teintes et les éclairages, d'une subtilité étonnante. (Photo de la production)

17 heures

Pourtant, ce film qui suscite tant d’intérêt, avec ce réalisateur et ces producteurs qui ont su créer sur le plateau une ambiance amicale (une journée passée avec l’équipe suffit à la faire sentir), a failli ne pas se faire. Sans un sursaut de dernière minute, il serait tombé dans le cimetière très peuplé des projets de film qui ne se réalisent jamais.

Il y a cinq ans que Michel Rodde porte en lui l’idée d’Impasse du désir. Il avait un sujet, un type qui veut tuer sa femme par personnes interposées, en manipulant quelqu'un d'autre. 

«Je connaissais François Dubos, mon coscénariste. J’aime bien la manière dont il écrit des dialogues réalistes sur des sujets surréalistes. Je lui ai proposé le sujet, et il a été d’accord. On a ce psychiatre qui a épousé une femme beaucoup plus jeune que lui, il a peut-être pensé que ce serait une petite souris à ses côtés, mais ce n’est pas le cas. Sa femme est une personne véritable. Et peu à peu son amour se transforme en haine, surtout lorsqu’elle prend un amant. Le psychiatre n’est pas un pervers à la base. C’est quelqu'un qui perd pied; sa jeune femme lui échappe. Un patient se présente parallèlement à son histoire, et ce patient a un problème qui fait écho au sien. Et puis un jour, Léo, le patient, lui offre des billets pour un concert, et il répond, comme ça: “Ma femme est morte”. Et alors, il a l’idée de faire tuer sa femme en manipulant Léo et il commence à glisser dans l'ignominie. Ce qu'on a voulu faire, c'est de montrer que le projet s’est formé dans son inconscient sans qu’il s’en rende compte, d'abord parce qu'il est désespéré, et puis parce que le huis clos de la thérapie, où deux personnes sont dans une espèce de bulle pendant une heure, hors du monde, ça favorise ça; et ainsi, tout leur truc se met en place.»

«Est-ce que tu as une expérience de la psychiatrie?»

«Oui. J'ai fait une longue analyse, j'ai beaucoup lu, Reich, Fromm, Bettelheim, Freud; j'ai constaté qu’il existe des forces extérieures à la conscience.»

Il fait un grand geste.

«Dans le cas présent, on voulait plutôt un film à suspense. Ce qui est intéressant, c’est que François et moi sommes très différents. Je suis assez lyrique, romantique, je travaille beaucoup sur le fantastique, et lui c'est quelqu'un qui est plutôt réaliste, il a commencé sa vie d'écrivain de théâtre en étant assez potache. Il écrivait des sketches, des choses drolatiques. Il a apporté à cette histoire un zeste de comédie, et ainsi, en filigrane, il y a une comédie dramatique, ça permet de jouer avec les codes, avec un renversement dans l'histoire: le malade va guérir alors qu'il allait très mal: la thérapie a marché. A l'inverse, le psychiatre va sombrer peu à peu, sinon dans la folie, du moins dans un état d’absence totale.»

Le chemin entre l’idée et la réalisation a été long.

«Une fois que j’avais eu l’idée du sujet, et que François a été d’accord de travailler avec moi, j'ai dit à Florence Adam, avec qui j’ai fait mes documentaires: “Trouve-moi un peu d'argent.” François gagnait sa vie avec ses pièces, moi je fais de temps en temps une émission de télévision, on pouvait se débrouiller. Je n’ai rien déposé, je n’attendais rien de personne, il fallait qu’on avance. On a obtenu quelques milliers de francs, des clopinettes. On a progressé cahin-caha, et au bout de trois ans on avait une première version. Je suis allé voir le producteur Bernard Lang. Et Lang a tout de suite dit oui. Ça m'a étonné, je ne pensais pas avoir écrit quelque chose qui marcherait comme ça, du premier coup. Il a acheté les droits. On a déposé le projet une première fois auprès de l’Aide au cinéma, Berne nous a fait quelques remarques. On a revu notre affaire, on a déposé une deuxième fois, on a obtenu un million d’aide fédérale. A partir de là, tout s'est écroulé.»

Michel se prend la tête, le cauchemar que ça a dû être semble l’écraser rien qu’en y repensant.

«Les Français qui avaient vaguement promis se sont retirés, Arte s’est retiré, tout le monde s’est retiré. Tu vois, je disposais d’un million, mais l’aide fédérale, elle n’est à ta disposition que pendant un temps relativement court. Si tu ne trouves pas le reste du financement, on ne te la verse pas. Il s’agissait en quelque sorte de sauver mon million.» Il soupire. «Au moment où je commençais à me dire que c’était fichu, Florence Adam m’a suggéré: “Si quelqu’un peut te sauver la mise, c'est P.-C. Fueter. Va le voir, je l'ai rencontré dans des colloques de producteurs, il est solide, c'est le seul qui pourrait t'aider.” Je lui ai envoyé le sujet, il l’a lu et il a tout de suite été conquis. Je suis allé le voir à Zurich, on a discuté pendant trois heures. “C'est vrai que la situation est compliquée”, a-t-il reconnu, “il faut trouver très rapidement de l’argent pour une coproduction. Mais je te promets une chose: on fera le film.” Il a tenu parole, on l'a fait dans des conditions très difficiles, en compressant sept semaines de tournage en cinq, tu peux t'imaginer, c'est un truc de fou. Mais on l’a fait.»

J’ai demandé à Peter-Christian Fueter, qui a visiblement du plaisir à ce qu’Impasse du désir se fasse, de m’expliquer les raisons pour lesquelles il avait engagé C-Films dans cette entreprise.

«Premièrement, j'ai trouvé que c'était un projet de valeur. Ce genre de film m'a toujours intéressé. J'aime les histoires où tu commences par quelque chose qui te semble un secret, tu ne sais pas où tu vas, et puis peu à peu tu découvres la vérité. En allemand, on appelle ça la technique de l’oignon - on enlève une couche d’opacité après l’autre. J'aime bien les histoires intimistes. Le film d'action ne m'intéresse au fond pas. Là, c’est un sujet passionnant, aussi au niveau scientifique, et assez populaire pour qu’on comprenne facilement ce qui se passe. Ma deuxième raison pour faire ce film, c’est que Michel Rodde m'a toujours touché. C'est quelqu'un de spécial. En enfin, la troisième raison est affective. Je trouvais bien de produire une fois de plus un film en français. A mes débuts, j’ai coproduit un film de Jean-Louis Roy avec la Suisse romande, et dans les années Quatre-vingts j'ai produit pas mal de films en langue française. Pas toujours avec des Romands, plutôt avec des Français, des séries, j’aimais bien ça. Mais je ne l'avais plus fait depuis longtemps, l’occasion s’est présentée, et voilà. Cela dit, une fois la décision prise, j’ai confié la responsabilité à Anita Wasser, qui est productrice chez C-Films. C’est elle qui a fait aboutir les négociations, qui a pris en mains la production et l’a suivie au jour le jour, et a transposé sur le plateau la conception de base.»

«Ç’a été du travail jour et nuit, pour y arriver», soupire-t-elle, «pendant longtemps, je n’ai pensé qu’à ça, en continu. Distribution, financement, organisation, il a fallu que je sois partout à la fois.»

Je pense à l’atmosphère positive du lieu de tournage (j’ai vécu suffisamment de tournages où tout le monde était à couteaux tirés avec tout le monde pour apprécier la différence).

«A voir l’ambiance, j’ai été agréablement surprise de voir que, contrairement aux clichés qu’on nous sert souvent sur l’incompatibilité entre Romands et alémaniques, tu produis un film romand avec une équipe en bonne partie alémanique.»

«Au début il y a tout de même eu des tensions, les Romands trouvaient que c'était trop organisé. Mais finalement les Alémaniques ont compris que notre manière de voir n'était pas toujours adaptée aux Romands, et vice versa: les Romands ont vu qu'il n’y avait pas de confusion sur le plateau, que tout était bien préparé, et que s'il y avait un pépin on serait là, et on saurait comment faire.»

Cela fait écho à une remarque de Rémy Girard, qui est Canadien qui a l’habitude des plateaux bilingues et multiculturels.

«J'ai travaillé avec des équipes américaines, suisses, tchèques, et que sais-je encore: j'ai toujours l'impression que le cinéma est une grande famille, et que d'un métier à l'autre, d'un chef op à l'autre, d'un accessoiriste à l'autre, tu as l'impression que tu rencontres toujours les mêmes préoccupations. Je ne peux pas dire que je vois de différence notable dans la façon de tourner parce qu’ici ce sont des Suisses, alémaniques ou romands qu’ils soient. Ça s'organise pareil, les contraintes sont les mêmes. De toute façon, tout dépend toujours du réalisateur, c'est lui qui met l'ambiance. Non seulement il dirige, non seulement c'est lui le patron, c'est aussi lui qui est le ciment entre les gens.»

Natacha Régnier précise:

«Moi, je suis belge, alors bilingue, biculturel, je connais. Selon la nationalité du film, les éléments culturels seront un peu différent. Mais ce ne sont que des détails, au fond; ce qu’on recherche dans une histoire, qu’on soit acteur ou consommateur, c’est le côté universel. Ce qui compte, ce n’est pas la singularité de la nationalité, mais la singularité de l'artiste.»

Je suis frappée par la justesse de la distribution, et je suis curieuse de savoir comment les comédiens ont été choisis.

«Ces choix-là sont toujours le résultat d’une série de facteurs», expliquent Peter-Christian Fueter et Anita Wasser. «D'abord, et surtout dans ce cas-là, c'est le réalisateur qui exprime des voeux, des visions. La production intervient ensuite, et ce qu’on fait, c'est une combinaison entre la qualité de l’acteur, le fait qu’il soit juste pour le rôle, et sa réputation sur le marché. Dans le cas présent, dans la mesure où c’était le seul projet de production présenté par la Suisse alémanique, Impasse du Désir avait été choisi pour un pitch lors d’une rencontre de coproducteurs francophones à Paris. Un producteur québécois s’est tout de suite intéressé au scénario, et nous avons décidé ensemble que le rôle du psychiatre était fait pour Rémy Girard. Le producteur québécois l’a contacté et Rémy a accepté. Le scénario lui avait beaucoup plu. Nous étions tous d’autant plus heureux que le contact avec Laurent Lucas et Natacha Régnier a été positif, lui aussi; eux aussi ont aussitôt accepté. Nous avions la distribution que nous avions voulue! Finalement tant la coproduction avec la Canada qu’une dernière tentative avec la France n’ont rien donné: mais les comédiens sont tout de même restés avec nous.»

«Ce film-là, avec ce mystère, cette histoire étrange, ça m'a fasciné d’emblée», explique Rémy Girard lorsque je lui demande pourquoi, parmi les différentes offres qu’il avait reçues à l’époque, il a choisi celle-là. «La manière dont le personnage s'inclut dans l'histoire, le côté étrange, mystérieux. C’est une bonne histoire. Parfois quand on arrive au tournage, la manière dont on règle les personnages, dont ils interviennent les uns par rapport aux autres, ça gâte tout. Avec Michel Rodde, j’ai été surpris en bien, et j'aime les bonnes surprise.»

Je suis curieuse de savoir comment ont été choisis Laurent Lucas et Natacha Régnier.

«Laurent Lucas est français, mais il vit depuis quelques années au Canada. Nous l’avions vu au cinéma, notamment dans un film de Léa Pool - c’est un excellent comédien. Il est parfait pour le personnage de Léo, le patient paumé. Quant à Natacha Régnier, le choix est très juste dans ce sens qu'il fallait une femme qui soit jeune, jolie, mais ni une petite naïve, ni une femme fatale. Là, tu vois une jeune femme dont tu comprends qu’elle se soit liée avec un homme plus âgé, ça ne choque pas. Et puis c'est une comédienne très douée, sans parler du fait qu’elle a une certaine réputation en France, et que physiquement elle va très bien avec les deux autres.»

Laurent Lucas, de son côté, explique:

«Un film, je le choisis quand je sais exactement où va m'amener le personnage par rapport à l’histoire. Après, ce personnage, il faut le créer. Impasse du désir est un film d'acteur. L'histoire est vraiment liée à la force des personnages. J'ai travaillé énormément tout seul, avant. Au théâtre, le travail de l'acteur c'est que tu te prépares, tu rencontres tes partenaires, et le vrai travail ne commence qu’après. Au cinéma, tu n'as pas le temps. Tu trouve quelque chose sur l'instant, il faut que ce soit frais, et puis c'est terminé. C'est pourquoi je trouve essentiel de travailler en amont sur un film, tu peux imaginer, et lorsque tu arrives sur le plateau, tu as tes petits secrets; pour moi c'est important, si je n'avais pas ça, j'aurais du mal à jouer.»

L’avis de Natacha Régnier rejoint celui de ses deux collègues masculins.

«Je ne connaissais pas Michel. Parfois, on accepte des histoires, et puis elles ne tiennent pas la route, mais là il y avait un suspense qui fait que j'ai reçu le scénario un jour, le lendemain il était lu, le surlendemain j'appelais Michel. Je pense toujours d'abord à l'histoire, à comment elle est racontée, au scénario, s'il tient du début à la fin, quelle est la place de mon personnage dans l'histoire. Plus les rôles à jouer son complexes et denses, plus c'est rigolo à faire.» Une pause. «Moi aussi, j'aime bien travailler à l'avance; ensuite, lorsque tu bosses avec le metteur en scène, tu comprends son univers, et quand on tourne tu essaies d'amener un truc différent, de surprendre.»

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Laurent Lucas et Rémy Girard. Le patient n'est pas toujours celui que l'on croit… (Photo de la production)

Quelques jours plus tard

Reste la question épineuse entre toutes: savoir si le film va marcher.

«Est-ce que tu as confiance en ce film?», je demande à Peter-Christian Fueter.

«Oui. Je pense que grâce à sa qualité, grâce au talent et à la renommée de ses têtes d’affiche, le film a une grande chance d'être vendu au moins dans les pays francophones, et qu’il plaira. A mon avis, si on fait bien notre travail, et si le film sera ce que j'espère, on peut aussi avoir du succès en Suisse. Ensuite, tout dépend de la chance. Il y aura sans doute des ventes à l'étranger, aux TV, avec ça, j’espère que nous récupérerons notre mise.»

«Nous avons tout fait pour que cela marche, et le film est réussi», renchérit Anita Wasser, «il ne reste plus qu’à espérer qu’il plaira au public comme l’idée nous a plu, comme cela a plu aux comédiens et à l’équipe de le faire, et comme il continue à plaire à ceux qui voient le montage. Le film a en tout cas suffisamment conquis Philippe Sarde, qui a composé la musique de plus de deux cents films, pour qu’il accepte de composer celle de ce film-ci.»

Les comédiens aussi espèrent que ça marchera, mais ils préfèrent être prudents.

«C'est un film très subtil», constate Laurent Lucas, «j’espère que le spectateur saisira. L'important pour un réalisateur, c'est de faire le film suivant. Mais il faut que la machine lui permette de continuer: un cinéaste qui fait un film adoré par la critique, qui va à Cannes, mais ne fait pas beaucoup d'entrée, repart à zéro.»

Lorsque je pose la question à Rémy Girard, qui a derrière lui une cinématographie riche et nombreuse, il hausse une épaule.

«J’ai beaucoup aimé faire ce film, mais les films que j'ai faits avec le plus de plaisir, ce ne sont pas nécessairement des films qui ont marché. Certains se sont plantés, et parmi eux il y a ceux que j’ai préférés. J'ai par conséquent toujours peur de faire des pronostics. Mais je trouve qu’Impasse du désir a un côté original, un côté qui joue avec certains sentiments qu'on voit rarement au cinéma, et je pense que ça va plaire.»

Décembre 2010

Pas de doute. Le film est terminé, et ça plaît. Au public, maintenant, d'en faire un succès. En attendant de le voir, chers lecteurs de cuk.ch, vous pouvez jeter un coup d'oeil sur la bande de lancement et la distribution sur le site du film.

5 commentaires
1)
Modane
, le 14.12.2010 à 11:45

Oh! Mon cadeau de Noël!… Une ambiance de tournage! Anne, c’est trop! Fallait pas!… :)

2)
Anne Cuneo
, le 14.12.2010 à 17:45

Ça me fait plaisir de te faire plaisir, Modane!

3)
Guillôme
, le 14.12.2010 à 18:33

Merci pour l’article Anne.

En passant, j’ai l’impression qu’il n’y a pas beaucoup de commentaires/réactions ces temps-ci. Alors, impression ou réalité due à diverses raisons?

N’oublions pas que les commentaires sont, en quelque sorte, notre salaire ;)

4)
zit
, le 15.12.2010 à 11:41

Merci pour cette plongée dans l’envers du décor.

J’avoue avoir une admiration toute particulière pour ces magiciens que sont les chef op’, ou directeurs de la photographie. C’est même un truc qui me paraît surréel, la manière dont ils sont capables de juger et apprivoiser la lumière pour que l’on ne se rende pas compte de la qualité de leur travail, et oui, c’est quand même très ingrat comme métier, c’est seulement quand il est mal fait que l’on s’aperçoit de son existence !

z (heuu, oui, c’est vrai, Guillôme le salaire des rédacteurs baisse, je répêêêêêêêête : c’est la crise !)