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Soglio: un village hors du temps, mais dans l’histoire

 

La semaine dernière, je suis allée passer deux jours dans un petit village des Grisons dont j’avais une connaissance purement littéraire: Soglio.

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L'église est très ancienne, elle a été redécorée en style baroque

J’avais sans doute appris son nom pendant les leçons de géographie, mais je l’avais oublié. Il a resurgi il y a quelques années, lorsque j’écrivais un roman, Objets de splendeur, qui racontait un petit bout de la jeunesse de Shakespeare (l’époque où il avait entre 25 et 30 ans, pour être précise), et dans lequel apparaissait un personnage auquel je m’étais intéressée en me rendant compte qu’il était en quelque sorte l’inventeur du dictionnaire moderne, John Florio: avant lui, il y avait certes eu des listes de mots; mais lui, dans un travail qui a duré plus de trente ans, il a peu à peu ajouté définitions, puis exemples. Avant lui, personne n'avait fait ce travail comme cela.

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John Florio...

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...et la première édition de son dictionnaire. Il continuera à y travailler jusqu'à sa mort, en 1625, et «Un Monde de mots» sera longtemps édité et réédité


Ce John Florio (1553-1625) était, dans mon esprit, un Anglais d’origine italienne. J’avais raison de penser cela. Mais en approchant sa vie de plus près, je m’étais un jour rendu compte qu’il avait passé son enfance à Soglio, dans les Grisons. J’avais voulu savoir pourquoi, et j’étais tombée sur un véritable roman de cape et d'épée. Son père, Michelangelo Florio, était un moine qui avait embrassé la Réforme, avait pour cela été arrêté par l’Inquisition, et (fait rarissime) il avait réussi à s’enfuir. Après un voyage aventureux, qu’il a raconté lui-même dans un de ses écrits, il est arrivé à Londres, qui était à l’époque protestante. 

Il avait été accueilli dans la maisonnée d’un grand personnage, était devenu le professeur d'italien des princesses royales (dont la future reine Elisabeth I), et s’était «mal conduit»: il avait séduit, et mis enceinte, une des dames de compagnie de la maisonnée, et avait dû faire amende honorable en l’épousant. 

A peine le petit John né, la petite famille avait dû fuir: pendant cinq ans, sous Mary la sanguinaire, les Protestants anglais ont été persécutés, et les protestants étrangers ont carrément été expulsés.

C’est ainsi que les Florio sont arrivés à Soglio.

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A part la bétonneuse au premier plan, la vue du village au crépuscule n'a pas tellement changé, depuis l'époque de Florio


La région avait embrassé la Réforme. Le centre de cette Réforme alpine était à Chiavenna. De grands prédicateurs, théologiens, théoriciens persécutés par l’Eglise catholique se retrouvaient dans cette région qui paraissait pourtant si lointaine, coupée de la plaine pendant des mois chaque année par la neige qui envahissait les cols, mais qui a en fait de tout temps été un centre de culture au sens le plus large.

Michelangelo Florio est devenu le deuxième pasteur protestant de la paroisse, et l’est resté jusqu’à sa mort.

Son fils par contre est retourné en Angleterre, où entretemps la reine Elisabeth était montée sur le trône; grâce aux relations de son père, il est devenu professeur d’italien, a enseigné l'italien (la langue à la mode de l'époque) à de riches seigneurs et dames et a fréquenté les milieux les plus divers, les plus choisis comme les plus populaires. Il est certain que Shakespeare et lui se sont connus. Florio a entre autres traduit Montaigne en anglais; le fait qu'il a introduit ce texte capital en Angleterre a été considéré comme un tournant de la culture anglaise, et Shakespeare s’est largement inspiré de cette traduction dans plusieurs de ses œuvres. On considère qu’à eux deux, ces hommes ont introduit dans la langue anglaise quelque vingt mille néologismes. Parmi les amateurs de complots qui cherchent à tout prix un auteur des pièces qui ne serait pas Shakespeare (sous-entendu snob: un petit bourgeois sorti de nulle part ne peut pas être un génie), il y en a même qui voudraient qu'en fait les oeuvres de Shakespeare aient été écrites par John Florio: c'est bien sûr du pur délire.

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Bref, j’ai eu envie d’aller voir ce Soglio qui avait été un centre religieux-culturel, et d’où était sorti un homme aussi remarquable — sans compter qu’à quelques kilomètres de là il y a Stampa, berceau de la famille Giacometti.

Autant vous le dire tout de suite, de Genève à Soglio, il faut plus de huit heures de train, puis de car postal. On peut y aller par l’Italie, en passant par Chiavenna, mais ce n’est pas plus court, et nous les Suisses on a tendance à passer par la Suisse. On commence par aller à Sankt-Moritz en train, puis on prend un car, et juste avant la montée finale de Soglio, on prend un petit bus, car la route est étroite...

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... tellement étroite que cent mètres plus haut on ne la voit même pas.

Le contraste entre Sankt-Moritz et Soglio est saisissant. Personnellement, d’ailleurs, je ne sais pas très bien pourquoi on va encore à Sankt-Moritz en vacances. Le centre-ville fait penser à Via Veneto (Rome) ou Via degli Orefici (Milan), y compris les boutiques et les chichis. Vous devriez voir les snobs qui se baladent par là (et balader est un euphémisme, ils roulent) les bagnoles de grande marque, les vêtements de sport griffés, les boutiques de luxe. Le côté village de montagne a largement disparu, il y a des banlieues avec des maisons de jusqu’à dix étages. Peut-être qu’avec beaucoup de neige l’impression est différente: quand il n’y en a pas du tout, autant être en banlieue de Zurich. Cela dit, les hôtels coûtent cher, les nuits ne sont pas tranquilles, car les boîtes débordent — je me suis dépêchée de repartir. Je n’ai même pas eu envie de sortir mon appareil de photo.

Une heure de car, puis de minibus, et c’était comme si on était dans un autre monde. 

A Sankt-Moritz, il fallait écarter la foule pour passer. Les rues (ruelles plutôt) de Soglio sont tranquilles, étrangement vides, j’ai dû travailler pour rencontrer quelqu’un qui ne soit pas un des (rares) touristes qui passent à grandes enjambées, pressés d’aller conquérir les hauteurs. 

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Et il a fallu bosser pour trouver un chat, puis ruser pour qu’il arrive jusqu’à mon objectif (après quoi il m’a suivie pendant deux jours...)

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Que vous dire de mon hôtel? C’est un palais qui a une histoire vieille de cinq siècles, il appartient à la famille de Salis, qui serait noble si la noblesse existait encore en République helvétique, mais qui reste à mon avis ce qu’il y a de plus près de la noblesse monarchique. 

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Il faudrait vous raconter les vicissitudes du Palazzo Salis, détruit par la furie populaire au XVe siècle, reconstruit, transformé, agrandi maintes fois — mais je vais m’abstenir d’entrer dans les détails, ce serait trop long.

Sachez simplement que le palais seigneurial a été transformé en hôtel en 1876, et que des personnages célèbres y ont passé: les peintres Segantini et Giacometti, les poètes J,-V. Widmann, Hermann Bürger et Rainer Maria Rilke. Le cinéaste Daniel Schmid a tourné dans la maison son film Violanta.

Le mobilier est encore celui des origines, à quelques exceptions près. Pour arriver à ma chambre, je passais par là,

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puis j’entrais dans ce lieu d’un autre temps...

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dont la fenêtre haute donnait sur ça.

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Je voulais consulter les archives communales pour v oir si je trouverais une trace de «mon» Giovanni Florio. 

L’archiviste m’a accompagnée dans une chambrette dont la petite porte donnait sur l’église, et dont une paroi est couverte d’armoires, dans lesquelles on trouve des documen ts qui datent de près de cinq siècles, mais qui n’ont guère été classés. Quelqu’un a un jour fait l’effort de constituer un registre, mais il y a longtemps... Pas d’hydrométrie pour la conservation des documents (qui sont pourtant en excellent état, je dois le dire). Ils sont aérés par cette fenêtre, que je n’ai pu photographier que de l’extérieur.

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Ce qui m’a le plus touchée en sortant de l’église, c’est d’y trouver le cimetière, qui l’entoure toute entière et qui est encore en usage — j’ai toujours pensé qu’aux cimetières qui sont loin des habitations, il manque quelque chose, un lien avec les vivants peut-être.

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Je n’ai pas trouvé de trace concrète des Florio à Soglio. Je sais qu’il en existe, dans des archives qui se trouvent ailleurs — je ne suis p as la première amatrice d’histoire qui vient ici à la recherche de traces du grand lexicographe et de son père. 

Je me suis même liée d’amitié avec un des historiens qui travaillent sur le sujet, Michael Wyatt, qui a publié un premier volume sur John Florio, et qui se propose d’un publier un second. Lui aussi est allé à Soglio.

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Je suis repartie vendredi matin, et en m’en allant je me disais que j’avais vu un village qui n’était pas si totalement différent de ce qu’avait vu le petit Giovanni il y a 460 ans. J’ai senti comme un lien, à travers le temps, entre lui et moi.

Bref, vous l’aurez compris, mes deux jours à Soglio ont été très heureux. 

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PS. Les photos ont été prises avec le Leica D-Lux 4. Cet appareil est magnifique.

19 commentaires
1)
pter
, le 03.11.2009 à 00:55

Super humeur, cela donne envie d’y aller de suite! Moi qui recherche la solitude lorsque je sort de Chine, ben, je vais me mettre ce petit village sur mon itinéraire, d’Alsace en Occitan, je vais bien passé par Soglio! Merci.

2)
LC475
, le 03.11.2009 à 01:27

Merci pour ce voyage ;)

3)
archeos
, le 03.11.2009 à 07:09

Superbe, cent fois plus efficace qu’un prospectus.

Et Pter, si tu cherches la solitude, passes dans les Alpes-de-Haute-Provence, surtout les hautes vallées du Verdon, du Var, du Sasse, etc. Là tu trouveras l’homme.

4)
Saluki
, le 03.11.2009 à 07:51

@Pter

Moi aussi qui sors de Chine, j’ai envie d’un tel endroit… Pour autant, mon village de Champagne ne démérite pas, il suffit de se tourner du bon côté. Mais il n’y a point de trace du petit Giovanni, tout au plus du petit N.

Merci Anne pour ce pont à travers les siècles !

5)
Arnaud
, le 03.11.2009 à 08:44

Merci Anne pour ce billet qui change de mon quotidien plus orienté Motorola Droid et autres App Stores que Grisons :) Il est dommage que cette region soit si éloignée car je m’y rendrai bien pour découvrir les traces familiales. Merci encore et à quand la prochaine aventure de Marie Machiavelli? Amitiés, Arnaud

6)
jeanbinus
, le 03.11.2009 à 10:30

Je connaissais Zillis et sa magnifique petite église avec son plafond à caissons bien connu des philatélistes; Samnaun et sa route incroyable. J’avais franchi le superbe col de la Bernina par le train et le sauvage col de l’Umbrail duquel on enchaîne sur le très vertigineux col du Stelvio. J’avais découvert dans toute sa blancheur l’Abbatiale de Disentis au détour d’un virage, en descendant le col du San Bernardino. Et cette route étroite qui longe la rive droite du Rhin (supérieur je crois), sorte de balcon sur les gorges de ce torrent qui deviendra fleuve, dans les couleurs d’un automne ensoleillé… et les maisons de l’Engadine, du côté de Zuoz.

Merci Madame pour ce voyage dans le temps et dans l’espace qui m’a fait remonter tant de souvenirs et d’images.

Vous tous qui aimez la nature et les paysages magnifiques, je vous souhaite de découvrir les Grisons si vous ne l’avez pas encore pu vous y rendre. Grandiose et comme nous le découvrons, emplis d’Art et d’Histoire.

7)
alec6
, le 03.11.2009 à 12:24

Merci pour cette balade automnale apaisante.

8)
Inconnu
, le 03.11.2009 à 14:53

Beau et intéressant comme toujours. Question : les oreillers en bonnet d’âne sont-ils une tradition des Grisons ?
Le Leica a l’air très bien mais les ombres gagneraient à être débouchées : exemple

9)
coacoa
, le 03.11.2009 à 17:39

Merci Anne d’avoir mis quelques images sur ce nom qui m’est un peu familier… à cause de ça !

C’est en effet à Soglio qu’ont été élaboré les premiers produits de la firme qui porte encore le nom du village : des produits naturels fantastiques que j’ai découverts , un autre lieu sublime qui mérite qu’on fasse le détour par les Grisons. Cher, mais inoubliable !

10)
Inconnu
, le 03.11.2009 à 18:04

ça me rappelle mon passage dans ce petit village et la vue du Badile (nom du montagne en forme de bêche)

J’y ai travailler au palazzo salis et derrière y a une superbe terrase jardin.

11)
Anne Cuneo
, le 03.11.2009 à 19:55

Retour d’une rude journée au pas de course, je v ous remercie tous pour vos commentaires.

@ Haddock, tu as raison pour les ombres non débouchées. Ces photos sont tout simplement mises là comme le leica les a faites, si j’ose dire. J’ai eu très peu de temps ces jours derniers; une fois que j’avais fini d’écrire, je n’ai plus eu de temps pour faire du Lightroom avec les photos.

@ coacoa J’ai effectivement acheté un ou deux de ces produits Soglio (mis au point à Soglio), chers et excellents comme tu dis: j’ai une crème à la lavande, je ne vous dis que ça…

@ iott J’ai fait beaucoup de photos au jardin du Palazzo Salis, c’est vrai qu’il est très beau. Il y a notamment deux séquoias rouges âgés de 150 ans environ qui sot immenses et magnifiques. Pour ne pas faire trop long, j’avais renoncé à en parler.

@ Arnaud Marie Machiavelli est en train de chercher à résoudre une affaire. Elle arrive!

12)
François Cuneo
, le 03.11.2009 à 21:01

Moi je trouve que ces photos et ces ombres sont superbes.

Sauf celle mise en lien, et l’on voit encore ici la limite des compacts.

Merci pour cet article.

13)
Saluki
, le 03.11.2009 à 21:59

Ce matin,je n’avais guère le loisir de cliquer sur les photos.

C’est chose faite, maintenant, et, déformation professionnelle aidant, on peut compter le duitage de la percale des oreillers !

C’est tout bonnement extraordinaire.

14)
Modane
, le 03.11.2009 à 22:29

Magnifique! Et cliquer sur les photos est un vrai bonheur!

15)
zit
, le 03.11.2009 à 23:16

Le coin a l’air superbe, mais c’est la conteuse qui m’a le plus charmé dans cet article, on s’attend à voir surgir Francis Tergian à tout moment…

z (merci pour la découverte d’un pays, je répêêêêêêête : et d’un homme)

16)
JFC
, le 04.11.2009 à 08:25

Soglio ne serait-il pas aussi le berceau familial du général von Salis-Soglio qui, en tant que chef des armées du Sonderbund, fut l’opposant malheureux du général Dufour ?

17)
Anne Cuneo
, le 04.11.2009 à 10:45

Soglio ne serait-il pas aussi le berceau familial du général von Salis-Soglio qui, en tant que chef des armées du Sonderbund, fut l’opposant malheureux du général Dufour ?

OUI! Comme on peut le lire ici

Et pour voir sa tête, vous allez ici

Il y a de nombreuses branches de la famille von Salis, et l’une d’elle a pris le nom de Salis-Soglio, où cette famille a de nombreuses propriétés. Si j’ai bien compris, d’ailleurs, l’hôtel où j’ai logé, le Palazzo Salis, appartient à la famille, tout en étant géré par des hôteliers depuis plus d’un siècle.

18)
Bernard
, le 04.11.2009 à 11:12

Merci Anne pour cet article très intéressant. Il donne très envie d’aller voir Soglio.