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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (19)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

XIX

 

 

Nous étions à la cantine de la police cantonale, presque vide à cette heure-là, un lieu aéré et en même temps quelque peu caverneux, où des gendarmes et des policiers en civil allaient et venaient à pas pressés. Personne ne donnait l’impression de se prélasser. J’ai esquissé un sourire.

«Je vois avec plaisir que ça va mieux», a dit Léon.

«Mieux par rapport à quoi?»

«Par rapport à la veille de votre départ pour le Tour de Suisse.»

Une fois que nous avons été attablés devant des thés à la menthe, il aurait fallu que je me lance, mais je ne savais pas par où commencer.

«Je crois que le seul moyen, c’est que je prenne les événements à l’envers», ai-je dit.

«L’envers par rapport à quoi?» a singé Léon, mais je ne me suis pas laissé avoir par son ironie, il était impatient.

«Tout ce que j’étais censée entreprendre, dans un creux de mon emploi du temps habituel, c’était d’aider des parents à faire le deuil du fils qu’ils ont perdu. Et, finalement, je me retrouve avec la possibilité d’un meurtre, d’un meurtrier, et la certitude d’un trafic de produits interdits – bref, une situation parfaitement inattendue.»

«Si vous me disiez quelle est cette situation?»

«Je vais essayer de simplifier. Il était une fois un garçon, appelons-le cycliste A, qui était doué et voulait devenir un champion plus vite que ça. Alors, ne se contentant pas de l’entraînement et de la préparation médicale à peu près légale fournie par son équipe, il a cherché à se procurer des produits interdits en cachette de sa direction. Il a entraîné au moins un de ses camarades d’équipe avec lui, mais pas son constant compagnon de chambre, notre cycliste B. Le courrier qui lui apportait des produits interdits en Suisse se trouvait être quelqu’un qu’un douanier n’aurait pas spontanément l’idée de soupçonner: une jeune femme d’une beauté dont elle sait sans doute jouer à bon escient. Elle a couché avec le cycliste A, qui a obtenu d’elle tout ce qu’il voulait: EPO, anabolisants de toutes sortes, drogues dures genre cocaïne,  sans compter ce qu’elle a pu lui apprendre pour qu’il ne se fasse pas épingler. Une fois qu’il a été sûr d’elle, le cycliste A l’a négligée ou laissée tomber, l’histoire ne le dit pas. Alors elle s’est vengée: elle a séduit l’ami d’enfance du cycliste A, notre cycliste B, et un soir, en prétextant vouloir passer un moment avec lui sans que A s’en rende compte, elle a donné à B une pastille, un petit somnifère de rien du tout, selon elle, en lui suggérant de le glisser dans la dernière boisson de A. B, qui entre-temps était mordu et lui faisait confiance, s’est exécuté sans se poser de questions, et est allé coucher avec elle à l’hôtel proche où elle séjournait. Au petit matin, il est revenu à sa chambre dans l’espoir que personne n’y aurait rien vu. Le spectacle qui s’est présenté à lui lorsqu’il a ouvert la porte tenait du cauchemar: la lampe de chevet était allumée, A avait partiellement glissé hors du lit, son visage était violacé et ses yeux exorbités. Il était mort.»

J’ai réfléchi dix secondes, pendant que Léon prenait furieusement des notes.

«Vous savez ce qui me plaît dans le récit que je viens de vous faire?»

«Quoi donc?»

«Quand on réduit l’histoire à sa plus simple expression, le personnage central, ce n’est pas Damien Savary, c’est cette pharmacienne, Lavinia Clerici Curzio. Elle ne savait peut-être pas que le cœur de Savary était gravement atteint à cause des anabolisants qu’elle et ses acolytes lui avaient probablement fournis. Un peu d’EPO par là-dessus, et le danger s’est multiplié sans qu’elle y pense. Il suffisait d’un ralentissement un peu trop marqué du cœur pour le tuer. Il est parfaitement possible que ce soit une inconsciente, mais tout aussi possible qu’elle ait voulu l’assassiner, par dépit, parce qu’il en savait trop, parce qu’il était devenu trop arrogant. On peut tout supposer. Malheureusement, pour ce qui est de l’essentiel, on ne peut pas prouver grand-chose.»

J’ai sorti l’enveloppe de mon sac.

«Voici les photos des trois protagonistes, et la carte de visite de la femme fatale.»

Je lui ai passé les documents, en lui expliquant ce qu’ils représentaient. Il les a examinés pendant trois bonnes minutes et puis il m’a fixée, moi, en secouant la tête.

«Nom d’un chien, Machiavelli, mais vous étiez au lit avec eux pendant qu’ils faisaient ça, vous étiez sur place avant que le crime ne soit commis, vous auriez pratiquement pu le prévenir.»

«Ce n’est pas moi qui ai déniché ces photos, c’est une de vos collègues thurgoviennes, une fliquesse de village qui s’occupe des kermesses, de la circulation et d’autres petites affaires communales. Mais elle a l’étoffe d’une grande enquêteuse. Elle avait dû renoncer et laisser faire la police criminelle, qui avait conclu à la mort naturelle, ce à quoi elle ne croyait pas. Elle était tellement frustrée que, quand je suis arrivée, elle m’a donné un coup de main enthousiaste, pour sa satisfaction personnelle. Aucun de ses supérieurs ne sait qu’elle a travaillé pour moi, pour nous, elle n’était pas censée le faire.»

«Je vois. J’ai plus d’un collègue qui est ainsi à cheval sur l’étiquette; je dis toujours qu’il faut écouter tout le monde et ne pas décourager les initiatives au nom de la hiérarchie.»

Ce n’était pas le moment de lui rappeler toutes les fois où j’ai eu une peine monstrueuse, moi, une «civile», à me faire entendre de lui.

«En plus, elle a eu une chance incroyable.» Je lui ai raconté l’histoire du détective qui s’était trompé, qui l’a beaucoup amusé.

«Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait?»

Il s’est longuement gratté la tête.

«Si j’avertis mes collègues italiens, suivant sur qui je tombe, et suivant de qui cette femme est la parente, elle va s’évanouir dans la nature, et nous ne la reverrons pas. D’autant plus que, comme vous dites, nous n’avons pas de preuves. Juste la parole d’un coureur au bord du suicide.»

J’avais bien ma petite idée, mais je me demandais s’il était opportun de la sortir. Après tout, pourquoi pas.

«Il faudrait la prendre la main dans le sac…»

«Est-ce que vous savez qui est l’autre coureur à qui elle apportait des produits interdits?»

«Non, et Junot m’a déclaré fermement qu’il ne caftait pas. Ce sont ses propres paroles. Lui, de toute évidence, le sait. Mais comptez sur le silence des cyclistes. Chez eux, c’est l’omerta dans toute sa gloire.»

«Où les Stylo disputent-ils leur prochaine compétition?»

«Au Tour de France, et qu’il soit bien clair que je n’y vais pas. J’ai deux déménagements sur les bras, une série de clients qui réclament mes services, et le vélo ne me passionne pas plus que ça.»

«Je ne vous demande pas d’y aller, ce n’est pas votre boulot. De toute façon, je n’ai pas envie de surprendre cette dame en France. Je la veux à Lausanne, pour pouvoir l’arrêter.» Un silence. «Bien entendu, on pourrait accuser Junot d’absorption de produits dopants.»

«Quel avantage?»

«Je vais vous dire quel avantage.» Et il a récité: «“ Une organisation antidopage est habilitée à réduire la durée de suspension liée à un cas individuel lorsque le sportif lui a apporté une aide substantielle, aide permettant à cette dernière de découvrir une violation des dispositions antidopage imputable à une autre personne. ” Article 17, paragraphe 4 des dispositions officielles suisses en matière de dopage. En termes clairs, ce charabia administratif signifie que tout cycliste pris en flagrant délit peut voir réduire sa peine s’il coopère. Vous comprenez?»

«Oui, je vois.»

«Entre les ennuis qu’il va avoir avec les responsables de son équipe et la Fédération cycliste, et les ennuis qu’il peut avoir avec nous, Junot est mal parti; parce que, si on rouvre le dossier, je vais l’accuser du meurtre de Savary. Peut-être qu’en le raisonnant un peu on pourrait le convaincre qu’il est dans son intérêt de nous aider. Voilà pourquoi je ne tiens absolument pas à vous voir partir pour le Tour de France. J’ai besoin de vous, entre autres, pour convaincre Junot de me parler.»

«Il est au fond du lit.»

«Mais il ne va pas y rester. Ces sportifs d’élite se retrouvent rapidement dans une clinique de réhabilitation. Et là, pour guérir plus vite, il va falloir à Junot un coup de pouce chimique, n’est-ce pas?»

«Franchement, je n’ai pas envie de jouer les maîtres chanteurs psychologiques. Et, de plus, je ne suis pas sûre de réussir à le convaincre. Avec la menace de la prison, vous y parviendrez peut-être.»

«Je vous demande de lui parler encore une fois. C’est vous qui avez découvert le pot aux roses, l’existence de cette Curzio.»

«Une série de coups de bol. Des coïncidences incroyables. Quand je pense que je cherchais simplement à voir si on pouvait acheter de l’EPO en Italie…»

«“ Dans la vie, les coïncidences sont bien plus fréquentes que l’on ne pense généralement. Elles n’ont rien d’exceptionnel. Elles sont la norme. ” C’est l’inspecteur Morse, un de mes collègues anglais, qui le dit.»

«Le Dr Van Holt, lui, prétend que les coïncidences n’existent pas.»

«Au fond c’est la même chose. Si vous êtes tombée sur elle comme ça, c’est que cette Curzio fréquente justement les milieux sportifs, où je vous parie qu’elle est connue comme le loup blanc; qui sait combien de dopés suisses elle approvisionne. Alors, vous irez voir Junot?»

«J’essaierai.»

«C’est tout ce que je vous demande. Le reste, c’est du travail de policier.»

Le lendemain, j’ai appelé les Savary, et je leur ai demandé un délai.

«Si vous me laissez encore deux ou trois semaines, je pourrai vous donner des explications exhaustives, et vous aurez de meilleures chances si vous portez plainte. Permettez-moi de ne rien vous dire de plus maintenant. Entre-temps, je dois déménager mon bureau, on nous démolit la maison sur la tête dans huit jours.»

Juliette a joué le jeu, heureusement: ils n’en étaient pas à quinze jours près, ils attendraient.

Sur proposition de Van Holt, j’ai suggéré à Léon de suivre les Stylo de près au Tour de France. Il y en aurait peut-être un dont les performances étonneraient: il y aurait alors des chances pour que le dopé, ce soit lui.

Quant à nous, pendant huit jours, nous avons effectivement rempli des cartons, répondu au téléphone et demandé des délais, mangé sur le pouce, peu dormi. Mes affaires personnelles étaient déjà au garde-meubles, les déménageurs y ont ajouté nos archives et tout ce qui n’était pas indispensable. Au flon, nous avons apporté deux tables, deux lampes, quelques accessoires et deux téléphones. L’installateur qui avait construit notre cuisine est venu la démonter, et s’apprêtait à en remonter une nouvelle, avec des meubles qui ne faisaient pas du tout cuisine, autour de l’unique point d’eau dont était pourvu l’atelier, heureusement situé à gauche de l’entrée. Un jeune homme que nous avons trouvé dans les petites annonces est venu monter, au noir, la paroi qui nous était indispensable pour la confidentialité. Comme on aurait dit chez les cyclistes, ça roulait.

Le dernier matin de juin – nos affaires avaient été déménagées la veille ­–, je suis allée au Rôtillon à sept heures. Il faisait jour, mais le soleil était encore doux, il lui restait un soupçon du rose de l’aube. Les pièces étaient vides. J’ai fait mes adieux à cette maison à laquelle je m’étais attachée. J’ai, pour la énième fois depuis que j’y étais entrée, près de dix ans auparavant, essayé d’imaginer l’histoire de ceux qui avaient vécu entre ces murs. J’avais connu les derniers locataires «normaux». Une dame très âgée qui vivait au dernier étage lorsque j’étais arrivée, et à qui nous devions que la maison n’ait pas été démolie dix ans plus tôt. Son fils, qui était notaire, avait fait pour les locataires des oppositions à n’en plus finir. Et puis il y avait le potier du premier, dont je n’avais pas pris le temps de savoir, dans le tourbillon qu’avait été ce mois de juin, quelle solution il avait trouvée. Aucune, probablement: il avait dû se résigner à prendre cette retraite dont il me parlait régulièrement, mais qui, en dépit de son âge, ne l’intéressait pas. À partir de ces deux personnes, je m’étais souvent imaginé des familles, avec leurs querelles, leurs joies, leurs réveils au petit matin dans le bruit des charrettes, des cris, des cloches et des artisans. Tout aussi souvent, je m’étais représenté cette vallée du temps où elle était verte, où le flon coulait à l’air libre, où les maisons des Lausannois se serraient sur la colline, une époque où les banlieues n’existaient pas, et où on vivait véritablement en ville.

J’avais ouvert la fenêtre et je m’y étais accoudée.

Je pensais aussi au coup de foudre que j’avais eu pour Rico, dans les escaliers pour ainsi dire, aux quelques années où, quoi qu’il ait fait à mon insu (car je ne me faisais plus aucune illusion: il ne m’avait probablement jamais été «fidèle»), j’avais été heureuse avec lui.

Sortir de ce bureau, je m’en rendais compte, c’était vraiment changer de vie. L’avenue de Rumine n’avait jamais été «chez moi» comme ces murs, décrépis pour certains, mais chargés pour moi d’histoire et de vies vécues auxquelles j’avais la sensation de devoir quelque chose – c’est peut-être à cause de mon nom et du rappel constant de mes origines qu’il représente, mais j’ai toujours été consciente d’une dette face aux générations précédentes, et d’une obligation de continuer, d’aller de l’avant, le mieux possible.

J’ai fait un dernier tour des pièces, dispensé de ridicules caresses aux boiseries, aux cadres des portes et des fenêtres, à l’évier en granit que nous avions escamoté sous nos meubles, et qui avait resurgi là, nu, seul dans la cuisine, promis à la casse – un jour une ménagère avait dû trouver qu’il représentait un progrès fabuleux: pensez donc, de l’eau courante chez soi, plus besoin d’aller à la fontaine pour en rapporter ces cruches qui vous cassaient le dos.

Dans les escaliers, j’ai passé une main sur les cerises peintes, pendant qu’avec l’autre je tenais la rampe, elle aussi en bois sombre, poli par toutes les mains qui l’avaient tenue. Je suis descendue lentement, et lorsque je suis arrivée à la porte cochère les larmes m’aveuglaient, je ne tentais même pas de les retenir.

Je suis partie sans me retourner vers la rue de Bourg, voir si par hasard Pierre-François était déjà à son étude, et s’il partagerait un café croissant avec moi.

Heureusement, il y était.

«Comment? Qui t’a encore fait des misères?», s’est-il exclamé en voyant mes yeux rougis.

«Personne. J’ai fait mes adieux à la maison du Rôtillon, et c’était plus dur que je n’aurais cru. Offre-moi un renversé et un croissant à la boulangerie du rez-de-chaussée, après quoi je me précipite au bureau. À mon nouveau bureau, je veux dire. Je ne sais pas si j’y resterai, aujourd’hui on construit la paroi de ce qui sera mon antre.»

Ce petit-déjeuner impromptu m’a remise d’aplomb.

À part le déménagement, le travail avait repris son cours ordinaire: une comptabilité à revoir pour une boîte, une enquête pour une assurance qui avait la sensation qu’on l’escroquait – bref, je ne chômais pas.

Je savais par des appels à ses parents que Jacques Junot avait été transporté à Lausanne, à l’hôpital, et qu’il irait dans un centre de rééducation sportive, quelque part dans la campagne, d’ici une semaine ou deux, un sportif d’élite ne s’arrête jamais. Il ne désespérait pas de remonter sur son vélo et de bientôt reprendre la carrière prometteuse qu’il avait commencée avant son accident. Je croyais savoir que Léon le faisait tenir à l’œil, et j’attendais un moment propice pour lui rendre visite.

J’en ai parlé à Van Holt, me disant que, puisqu’il travaillait à l’hôpital, il aurait pu m’aider – et c’est là qu’il m’a surprise.

«Vous savez, Marie, que je suis ici parce que j’ai une année sabbatique, et que j’ai reçu un crédit pour faire des recherches sur les substances toxiques.»

«Oui, je sais. Et alors?»

«Et alors, toute cette affaire a été pour moi une occasion inespérée de mettre les mains dans le cambouis. Je me suis donc permis de me rendre au chevet de Jacques Junot, et de procéder à des analyses auxquelles on n’a pas recours d’habitude, car si on les faisait en grand elles seraient hors de prix. Par ailleurs, j’ai repéré les prélèvements faits aux coureurs lors du contrôle inopiné de Bischofszell. Les responsables ont été d’accord pour les réanalyser pour moi, et j’ai reçu les résultats ce matin.»

«Et alors?»

«Traces faibles, mais traces tout de même, d’inhibiteurs de performance, ou produits freinants, chez tous les athlètes sauf un.»

«Ce n’est toujours pas une preuve.»

«Oh si ! c’en sera une aussitôt que j’aurai comparé l’ADN de cet échantillon-là avec celui des prélèvements de Savary.»

Je n’en croyais pas mes oreilles.

«Dans cette affaire, chaque fois que j’ai la sensation d’être dans un cul-de-sac, quelqu’un intervient, et le cul-de-sac s’ouvre. À la fin, ce seront les autres qui auront tout fait, moi je me serai contentée de leur courir après.»

Van Holt a déployé son plus beau sourire.

«Non, vous avez été le moteur de tout ce que les autres ont entrepris. Ne diminuez pas vos mérites parce qu’ils n’ont pas été acquis avec des instruments de précision.»

«Vous êtes vraiment très gentil, mais je n’en pense pas moins. Et maintenant, racontez-moi ce que vous a dit Junot.»

«J’ai passé pas mal de temps à son chevet, ces deux derniers jours. Je lui ai dit qu’on le soupçonnait du meurtre de Damien, et je lui ai expliqué que l’on avait trouvé les inhibiteurs. Que par conséquent une au moins des choses qu’il vous avait dites était vraie, et que c’était bon signe. À part ça, nous avons parlé de femmes, de bons et de mauvais choix, des choses qu’il n’aurait jamais pu discuter avec vous. Ce garçon était un innocent, il est tombé sur une femme sans scrupules. Je ne vous raconterai pas les détails, ils ne m’appartiennent pas. Mais elle s’est très mal comportée avec lui.»

J’avais de la peine à trouver mes mots.

«Mais… Est-ce que… Junot sait-il que je vais aller le voir?»

«Il le sait. Il vous attend, même. Je lui ai expliqué que, s’il n’avait pas sciemment tué son camarade, vous étiez probablement la seule personne qui pouvait vraiment l’aider.»

Nous étions au bord du lac, dos au luna-park, je n’ai pas pu faire autrement que de lui donner un baiser sonore sur la joue. Il en a évidemment profité pour me prendre dans ses bras, et pendant un certain temps nous n’avons parlé de rien.

«À propos», a fini par dire Van Holt lorsque nous sommes revenus sur terre, «je sais exactement ce qu’a pris Junot pendant sa carrière, il me l’a dit, et j’ai vérifié tout ce qui était vérifiable.»

«Il s’est dopé, n’est-ce pas? Il me l’a pratiquement avoué.»

«Disons qu’il a pris des produits interdits, comme moi à l’époque, comme tous les autres. Un peu de caféine, des corticoïdes, des amphétamines ici ou là. Mais il n’a pas touché à la cocaïne, il s’est toujours méfié des hormones de croissance, des anabolisants en général, et surtout de l’EPO. J’ai étudié sa morphologie. J’ai vu l’échographie qu’on lui a faite l’autre jour, il a un cœur bien développé, mais pas hypertrophié. Je peux faire erreur, mais je penche plutôt pour le diagnostic “ dopé léger ”, et surtout repenti.»

Je suis allée à l’hôpital le lendemain matin, à une heure où Junot ne recevait pas de visiteurs. On me l’a amené en chaise roulante dans une petite salle organisée par Van Holt avec l’aide de Denereaz – heureusement que j’avais des relations dans cet hôpital.

«Vous avez tout de la momie», ai-je constaté en le voyant entrer, poussé par une infirmière, avec des bandages partout.

Il a souri, ou plutôt grimacé, il avait, entre autres, une fracture à la mâchoire.

«Je ne savais pas que vous connaissiez le Toubib», a-t-il dit en préambule. Sa diction était embarrassée.

«Pourquoi, vous le connaissiez, vous?»

«Ben oui, de réputation. Notre entraîneur lorsque j’étais dans les juniors nous en avait parlé comme d’un exemple, par rapport au dopage et tout ça. Il est géant. Bon, alors, qu’est-ce que vous voulez?»

Le meilleur moyen, c’était de lui exposer la situation.

«C’est vous qui avez donné à Savary le produit qui a contribué à le faire mourir. Vous n’étiez pas en bons termes avec lui, vous vous disputiez la même femme et…»

«Pas du tout, je ne la lui ai pas disputée, c’est elle qui m’a séduit, au départ je ne savais même pas qu’elle avait une relation avec Damien.»

«C’est ce que vous dites, mais il n’y a pas de preuve. Vous ne pourrez pas empêcher un procureur de vous accuser d’avoir voulu assassiner un homme qui était pour vous un rival sur tous les plans.»

«Mais enfin, madame Machiavel, qu’est-ce que vous voulez de moi? Qu’est-ce que je peux faire de plus que de dire ce qui est vrai?»

«Vous pouvez m’aider à obtenir une preuve.»

«Moi?»

«Oui, vous. Appelez Lavinia et dites-lui que vous avez un urgent besoin de produits pour vous remettre en selle au plus vite. Et si vous ne voulez pas faire ça, vous pouvez me donner le nom de votre camarade qui se bourrait le canon avec Savary.»

«Je ne veux pas cafarder.»

«Je le sais bien. Mais cette femme est dangereuse. Elle aurait pu se servir de vous pour se débarrasser de Damien, vous n’y avez jamais pensé?»

«Si. J’y pense même souvent, depuis que vous m’y avez fait penser.» Un silence qui a bien dû durer deux minutes. «Bon. S’il vous plaît, prenez mon téléphone, dans ma poche.»

J’ai sorti son portable, il avait de la peine à faire quoi que ce soit de ses deux bras, bandés du haut en bas. Il m’a fait composer un numéro, et j’ai tenu le téléphone contre son oreille. Ainsi, j’entendais tout ce qui se passait à l’autre bout de la ligne.

«Lavinia.»

«Ciao, Lavinia, c’est Jacques, de Lausanne.»

Surprise, il parlait italien. Lavinia a exprimé sa joie de l’entendre, a prétendu qu’il lui avait manqué, elle s’était demandé ce qui lui arrivait, et bla-bla, et bla-bla. Il a raconté sa chute, qu’il a qualifiée d’accidentelle, et lui a expliqué qu’il avait besoin de se refaire rapidement les muscles, est-ce qu’elle venait bientôt en Suisse? il aurait tant voulu quelques-uns de ses produits miracles.

«Je dois aller à Berne en fin de semaine. Ensuite je pourrai passer te voir. Tu auras de l’argent? Je ne vends que comptant, tu le sais.»

«Oui, j’aurai ce qu’il faut.»

«Je suis contente de voir que tu es devenu réaliste», a-t-elle dit, ce que j’ai traduit par: enfin tu es tombé dans mes griffes.

«J’ai beaucoup réfléchi, à l’hôpital. Et je me suis dit que je veux une belle carrière.»

«Bravo ! Est-ce que tu seras encore dans ton hôpital, pendant le week-end? Disons, samedi?»

«Oui, tu peux arriver pratiquement à n’importe quelle heure. Ma famille ne vient pas, ce jour-là, ils vont tous à une fête.»

«Alors, je viens samedi, vers cinq ou six heures.»

Ils ont pris congé dans des effusions aussi faux jeton d’un côté que de l’autre.

«Ça va, comme ça?» a demandé ensuite Jacques d’une voix soudain dure.

«Votre famille ne vient pas samedi?»

«C’est-à-dire que nous allons faire en sorte qu’elle ne vienne pas, car j’imagine que la police sera là.»

«Vous avez déjà rencontré l’inspecteur Léon?»

«Il s’est annoncé par téléphone, mais il n’est pas venu.»

«Je prédis que d’ici samedi vous aurez fait sa connaissance. Merci de ce que vous faites.»

«S’il vous plaît, ne me remerciez pas. Je vous l’ai dit, j’ai beaucoup réfléchi. Cette femme pourrait avoir tué un type que je n’aimais plus trop, mais qui avait tout de même été un ami. Si c’est le cas, elle s’est servie de moi pour le faire. Elle vend des produits interdits. Et je ne nie pas un zeste de vendetta. Elle a profité de ma bêtise pour me mener par le bout du nez. Moi, j’ai marché, mais ça, c’est un autre discours. Par conséquent, je ne veux pas qu’on me remercie.»

Je l’ai ramené dans sa chambre, et je suis partie au pas de course téléphoner à Léon.

Il a été très satisfait.

«Je m’organise. Vous, s’il vous plaît, ne vous mêlez de rien. Une fois qu’on aura arrêté cette femme, on dénoncera sa pharmacie à la police italienne. Jusque-là, tenons-nous les pouces, et en avant.»

Comme les flics avaient sa photo, ils ont pu prendre Lavinia Curzio en filature dès la frontière, et ont dûment noté l’adresse bernoise où elle s’était rendue d’abord: c’était celle du coéquipier que Jacques ne voulait pas dénoncer. De Berne, elle était d’abord allée à Bienne, chez un haltérophile, puis elle s’était rendue à Lausanne, et était montée à l’hôpital.

Les flics ont failli la manquer. Ils ne l’ont pas vue arriver. Lorsqu’elle est entrée dans la chambre de Junot, elle était en blouse blanche, et les deux policiers en faction dans le couloir ont commencé par ne pas la repérer.

Elle a donné ses produits à Junot, il l’a payée.

«Je pense qu’elle se méfiait tout de même un tantinet», m’a raconté Léon, «sinon pourquoi aurait-elle enfilé une blouse blanche… et puis, elle a proféré de vagues menaces, pour le cas où Junot révélerait son nom à qui que ce soit. Bien entendu, il a juré qu’il n’avait parlé d’elle à personne – c’est même vrai, ce n’est pas lui qui vous a donné son identité.»

Lorsque Lavinia était repartie, Junot avait sonné l’infirmière, c’était le signal convenu. Mais la blouse blanche, le port professionnel, les cheveux retenus dans un foulard l’ont camouflée, et ils ont tous commencé par la rater une fois de plus. Il avait fallu se précipiter aux sorties, et toutes les surveiller: Léon a tablé sur le fait qu’elle était sans doute entrée en vêtements de ville, et qu’elle devrait se changer pour repartir. Et, par ailleurs, il avait promis à la direction de l’hôpital que, dans la mesure du possible, il l’arrêterait seulement une fois qu’elle serait sortie du CHUV.

Par mesure de prudence, il avait installé dans la chambre de Junot deux flics en civil.

Lorsqu’elle a fini par quitter l’hôpital, sans blouse blanche et sans foulard, comme prévu, Lavinia a été reprise en filature jusqu’à la gare, où elle a embarqué dans le train pour Milan. Et c’est là que les inspecteurs l’ont interpellée.

«Ça n’a pas été facile. Elle a balancé son sac par la fenêtre, et il s’en est fallu de peu qu’elle ne saute elle-même du train en marche», a dit Léon en secouant la tête. «Elle espérait peut-être que son sac tomberait dans le lac, mais il a suffi d’un coup de fil, et une heure après il était récupéré. C’est une vraie anguille, cette femme, et elle a bien failli nous échapper, même dans le train. Je crois qu’elle faisait ce trafic impunément depuis si longtemps qu’elle prenait certes des précautions, mais qu’elle n’imaginait même plus qu’on puisse la prendre la main dans le sac. Et quel sac ! Il y en avait pour tous les goûts et pour tous les sports. Y compris une belle quantité de cocaïne.» Il a eu un rire bref. «Enfin, disons que son sac était presque vide, mais entre ce qui restait, et ce qu’elle avait vendu à Junot et aux autres sportifs, il y avait de quoi la mettre à l’ombre.»

À part le récit de l’arrestation, qu’il avait sans doute l’impression de me devoir, Léon a retrouvé son mutisme habituel: il était pratiquement inutile de vouloir lui tirer quelque renseignement que ce fût. Il a tout de même fini par me raconter qu’il avait fallu quelques jours pour faire craquer Curzio, et que c’était encore une fois la mort de Savary qui avait servi de détonateur: quand il l’avait accusée de meurtre, elle s’était enfin mise à table. Elle n’avait bien sûr pas voulu que cette pilule le tue.

Elle avait aussi prétendu ne pas avoir rencontré Savary à Bischofszell, et il avait fallu la photo pour lui faire modifier son histoire.

«C’est là que j’ai compris quelle excellente menteuse cette femme peut être. Elle vous raconte des bobards avec un aplomb extraordinaire, et change de version lorsqu’elle est dos au mur avec une facilité prodigieuse. Je ne le prouverai jamais, mais je suis persuadé qu’elle n’est pas fâchée que sa pilule ait contribué à la mort de Damien Savary.»

La police vaudoise avait par ailleurs dénoncé la pharmacie de Gênes à la brigade financière italienne, qui s’occupe de trafics illicites. Le patron de Léon avait discuté la chose avec un de ses homologues dans la péninsule. Tout cela s’est terminé par une descente spectaculaire dans la pharmacie, aussi mouvementée que l’arrestation de Curzio, dont l’affaire a fait les gros titres. Tous ces renseignements, je les transmettais fidèlement à Susan Albert.

J’aurais voulu en savoir plus, mais il n’y a rien eu à faire. Et j’aurais bien voulu m’entretenir avec Lavinia moi-même, ne serait-ce que pour la voir, au moins une fois, en chair et en os. Peine perdue. Léon a fait la sourde oreille.

Avec ce que j’avais, il ne me restait plus qu’à concocter une histoire plausible pour les Savary. Il me semblait inutile de noircir la mémoire de leur fils, c’est-à-dire de tout ce qui leur restait de lui.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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