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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (18)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

XVIII

 

On était lundi matin, et j’étais dans la voiture de Vagnière. Il s’appelle Julien, mais tout le monde lui dit Jo, ça fait sans doute plus sportif.

Pas un mot n’avait été dit, ni dans la presse ni ailleurs, sur une possible tentative de suicide de Jacques Junot: on s’était répandu sur sa belle course, son cœur au ventre, son avance phénoménale, son accident malheureux et ses freins qui avaient lâché.

Roland Blanc m’avait dit à l’arrivée à Bellinzone qu’il avait averti Jean-Marc Léon.

«Ne m’en veuillez pas, mais j’étais obligé.»

«Je vous en prie. Si vous ne l’aviez pas fait, je l’aurais appelé moi-même. Vous lui avez tout raconté?»

«Bien sûr. J’ai parlé de l’accident, de malchance…»

Il m’a souri, je lui ai souri, nous n’avons rien dit de plus. Il allait falloir que je cultive ce garçon, il savait faire la part des choses. Ou alors c’étaient ses habitudes de coureur cycliste. Silence solidaire. Il ne caftait pas, comme avait dit l’autre.

J’ai réussi à voir Junot à l’hôpital de Bellinzone le dimanche matin. Il somnolait à cause des antidouleurs qu’on lui avait administrés, pour une fois en toute légalité. Nous n’avons échangé que quelques phrases.

«À quoi ça sert de mourir?» ai-je demandé. Question idiote, mais nécessaire.

«À ne plus penser à rien. J’ai fait fausse route: je me suis trompé sur les amis, je n’ai pas su me choisir la femme à aimer, et je ne serai jamais un grand champion parce que je ne saurai jamais aller jusqu’au bout de ce qu’il faut entreprendre pour ça. Je ne sais rien faire d’autre que du vélo, et j’en ai marre.»

«Vous pouvez faire des études, entreprendre une formation, vous avez vingt-sept ans, cessez de dire des bêtises. Sachez en tout cas que la demi-douzaine de personnes qui ont compris que vous l’avez fait exprès n’ont rien dit à personne, et ne diront rien. Même à la caméra TV qui vous suivait on ne remarque pas que vous ne faisiez plus rien pour vous arrêter.»

Une vraie bonne sœur, mais il faut dire qu’il était presque émouvant.

Il a eu un faible sourire.

«Je sais. Vagnière est venu me donner l’ordre de la boucler.»

«À votre place, en privé j’irais tout de même en parler avec quelqu’un qui peut vous aider.» Je n’ai pas voulu lui cacher mes doutes. «J’ai conscience du fait que, en ce moment, je n’ai pas de preuves pour réfuter l’histoire que vous m’avez racontée, mais ces choses-là, surtout dans un milieu comme le vôtre, ont l’art de se répandre. D’autant plus qu’il est presque certain que les parents Savary feront un procès à votre équipe pour négligence.»

«Vous pouvez penser ce que vous voulez, ça m’est égal.»

Ses forces le lâchaient, sa voix baissait, je n’ai pas pris cela comme une déclaration définitive, mais ce n’était pas le moment de prolonger cette discussion. M. Junot père, m’avait-on dit, allait arriver d’un instant à l’autre, et je n’avais pas envie de le rencontrer.

C’est en sortant de là que j’ai décidé d’avoir un entretien avec Vagnière. Au téléphone, il a commencé par faire mille difficultés. Il restait le contre-la-montre de Bellinzone, il avait mille choses à régler, son meilleur coureur était à l’hôpital, est-ce que je trouvais le moment bien choisi pour des bavar­dages?

«Si vous ne voulez pas bavarder avec moi, vous vous expliquerez avec la police au sujet des manigances de certains de vos coureurs.»

«Vous me faites du chantage», qu’il a gueulé.

«J’essaie seulement de vous faire comprendre que la situation est sérieuse, et que vous avez meilleur temps de parler avec moi d’abord.»

«Vous ne représentez rien, ni personne.»

«Vous faites erreur. J’enquête pour le compte de M. et Mme Savary, les parents de Damien.»

Là, j’ai enfin réussi à l’inquiéter. Il a néanmoins continué à marchander son temps, pour le principe, jusqu’à ce que je lui propose qu’on rentre ensemble à Lausanne. Il a fini par céder.

Nous roulions maintenant à vive allure sur la route du Gothard. Pendant au moins vingt minutes, Vagnière n’a pas dit un mot. C’était un homme dans la quarantaine, athlétique, portant les vêtements de sa fonction, chemisette sport, mocassins d’une certaine marque, lunettes noires griffées… Bref, si je devais habiller un comédien pour qu’il joue un directeur sportif, je copierais Vagnière. finalement, il a daigné desserrer les dents:

«Vous fumez?»

«Non, pourquoi?»

«Parce que je ne supporte pas ça dans ma bagnole.»

«C’est tout ce que vous trouvez à me dire?»

Il a haussé les épaules.

«Est-ce que je vous ai vue, sur les lieux de l’accident, ou est-ce juste une idée que je me fais?»

«Vous m’avez vue. Vous m’avez aussi rencontrée le premier jour du Tour, et vous m’avez permis de suivre une étape de temps à autre dans la voiture de Le Cosandier.»

Il a détaché les yeux de la route pour me lancer un regard intrigué. Il m’avait serré la main, ce jour-là, mais j’avais bien vu qu’il ne m’avait pas enregistrée. J’étais juste un problème à régler.

«En somme, vous avez été mon hôte toute la semaine, et maintenant vous êtes là à me faire des misères. Belle reconnaissance !»

«Ce n’est pas toute la semaine, mais là n’est pas la question. Est-ce que vous savez que certains de vos coureurs se dopent?»

«Oh ça va ! Vous n’allez pas ramener cette bringue-là. Tous les cyclistes se dopent, c’est la chanson universelle. Pourquoi ne va-t-on pas jeter un œil dans d’autres sports?»

«Effectivement, on s’attarde sans doute indûment sur le cyclisme. Cela ne change rien à ma question: êtiez-vous au courant?»

«Mes cyclistes ne se dopent pas.»

«Vous avez été cycliste vous-même, monsieur Vagnière?»

«Appelez-moi soit Jo soit Vagnière, je déteste être appelé môôssieu Vagnière.»

Pour botter en touche, il se posait un peu là.

«Eh bien, Jo, avez-vous été coureur cycliste?»

«Parfaitement. Deux fois champion de Suisse, et caetera.»

«Avez-vous couru à l’eau claire?»

«Mais qu’est-ce que c’est que cet interrogatoire?»

«Non, vous n’avez pas couru à l’eau claire. Vous avez pris des trucs, une fois vous avez même dû vous expliquer parce qu’il y avait des traces d’un produit dans vos urines, vous avez fait comme tout le monde, vous vous êtes donné un coup de pouce, parce que le cyclisme est un dur métier. Alors maintenant, répondez une bonne fois.»

La veille au soir, je m’étais fait dresser par Marcel un portrait succinct de Vagnière, qu’il n’avait connu que de loin, mais sur lequel il avait retenu deux ou trois anecdotes dont je me servais sans vergogne pour faire pression – pour qu’il me prenne au sérieux.

«Qu’est-ce que vous voulez savoir, à la fin?»

«Monsieur Vagnière. Jo. Un de vos coureurs meurt de mort subite. Un autre perd les pédales, c’est le cas de le dire. Ne pensez-vous pas qu’il se passe des choses curieuses dans votre équipe?»

«Ça n’a pas de rapport !»

«Si, ça en a un. D’abord, vous avez laissé Savary se doper jusqu’aux yeux.»

«Mais je vous en prie, Savary était un athlète exceptionnel, il remportait des succès parce qu’il était très fort.»

«Il était certainement doué. Mais, en six ans, il a tellement malmené son cœur qu’il a finalement suffi d’un rien pour le tuer. Et vous, qui le saviez, n’avez pas cru bon de l’en dissuader.»

«Je ne vous permets pas ! Savary m’a dit lui-même que tout était en ordre, il a passé un contrôle complet quelques semaines avant de mourir.»

«Et on vous a envoyé son dossier médical. Vous ne pouviez pas vérifier?»

«Et personne ne nous a envoyé son dossier médical, chère Madame.»

«J’ai vu moi-même le courrier électronique où Damien vous l’annonce.»

«Oui, il me l’a annoncé, mais je ne l’ai pas reçu.»

«Vous n’allez pas me dire que le médecin qui a fait le contrôle ne vous a pas envoyé ses conclu­sions?»

«Mais si, je vous le dis. Je n’ai rien reçu, rien vu.»

«Moi, je l’ai vu, ce dossier. Un cardiologue l’a vu. Un médecin du sport l’a vu. Avec un électrocardiogramme comme le sien, on arrête même de monter les escaliers à pied, qu’ils disent.»

Nous avions passé le tunnel du Gothard, et une aire de repos se profilait à l’horizon. Il y est entré. Sur le parking il s’est retourné, il a attrapé son ordinateur sur le siège arrière, il l’a allumé, et il m’a montré les messages que je connaissais.

finalement il a capitulé.

«Vous avez l’air de savoir mieux que moi ce que prenait mon coureur. Allez, dites-le-moi. De toute façon, le directeur sportif est généralement le dernier informé de ces choses-là. On en est réduit à prier que ses coureurs ne fassent pas de bêtise.»

«Il prenait de l’EPO que lui apportait une copine à lui qui s’adonne au trafic. Il prenait sans aucun doute des anabolisants, et il n’était pas le seul. Et maintenant ne me dites pas que vous ne saviez rien de tout ça, sinon pourquoi vos gens se seraient-ils donné la peine d’aller jeter les déchets de votre entraînement à vingt kilomètres de Bischofszell? Je vous signale que ces déchets ont été récupérés, que les emballages ont été montrés à des spécialistes, ne niez pas l’évidence, je vous en prie.»

«J’ai besoin d’un café.»

«Bon, allons boire un café, et vous me parlerez du suivi de vos coureurs.»

Nous sommes entrés dans un de ces restaurants d’autoroute où tout est aussi éphémère que la clientèle.

«Il va de soi que nous avons des soigneurs», a finalement dit Vagnière sans que je doive lui arracher les mots un à un. «Si l’un ou l’autre se fait le complice d’un coureur qui se dope, je suis sans défense. Les gens font les choses à mon insu. C’est ainsi. Savary avait-il parlé au médecin de l’équipe? Je n’en sais rien.»

«Il est où, ce médecin?»

«À l’heure qu’il est, il doit être rentré à Lausanne. Je vous donnerai son adresse.»

«Et s’il avait trouvé quelque chose qui l’aurait inquiété, il vous l’aurait dit? Sans trahir le secret médical?»

«En principe, il aurait dû m’en parler. La Fédération des médecins helvétiques stipule qu’un médecin d’équipe a le droit de parler des problèmes des athlètes avec les responsables. Et puis, en Suisse, les coureurs doivent obligatoirement se soumettre à un contrôle de santé une fois par année. Moi, je ne sais qu’une chose: j’ai les résultats de Damien pour toutes les années précédentes, il ne me manque que celle-ci.»

«Et on ne vous a pas parlé de son cœur?»

«Jamais, je vous le jure !»

«Comment expliquez-vous que ce cœur était en parfait état il y a cinq ou six ans, et qu’il était kaputt il y a quelques mois?»

«Je ne me l’explique pas. Vous avez vu Chad Silver? Il a passé la visite médicale un jour, une semaine plus tard il était mort en pleine patinoire d’un arrêt du cœur. Le médecin n’avait rien vu.»

«Il faut croire que les contrôles sont trop superficiels.»

«Je vous signale qu’aucun de mes coureurs n’a jamais été contrôlé positif.»

J’ai éclaté de rire malgré moi.

«Ah non ! Pas à moi. Je n’ai jamais couru un mètre de compétition de toute ma vie, mais je peux vous donner vingt moyens de masquer la prise de produits dopants. Moi, qui en fait de dope bois quelques apéros à cinq heures et un whisky de temps à autre. Des cyclistes repentis ont tout raconté, ils n’arrêtent pas de raconter, même.»

«Ce ne sont pas des repentis, ce sont des aigris, des types qui n’ont pas réussi une belle carrière, et qui maintenant se vengent de ceux qui, selon eux, les ont empêchés d’être des champions.»

Entre-temps, nous étions repartis, et traversions la Suisse, toujours à vive allure. Je me suis laissée aller dans mon siège, j’étais découragée.

«Faut-il vraiment que vous me serviez tous les clichés? D’abord ce n’est pas vrai pour tous, il y a des stars, parmi eux. Et ensuite, peut-être que des déceptions ont fait prendre conscience à certains de ce qu’ils faisaient. Mais ils l’ont tout de même fait. Et ce qui est admirable chez eux, à mon avis, c’est qu’ils ne racontent que ce qu’ils faisaient eux-mêmes. Il est rare qu’ils dénoncent quelqu’un d’autre nommément.»

«On ne fait pas un champion d’un cheval de bois. Il faut des dons, sinon on a beau se doper, ça ne sert à rien.»

«Je pourrais vous présenter des spécialistes qui prétendent que, depuis l’apparition de l’EPO et d’autres produits similaires, faire un coureur de pointe de M. Personne, c’est possible. Mais je ne vais pas polémiquer avec vous là-dessus. Ce que je vous demande, c’est si vous vous rendiez compte de ce qui se passait dans votre propre équipe.»

Il a re-re-re-rebotté en touche, et j’ai renoncé. Je ne lui ai pas parlé des agissements de Savary, des produits freinants, des confidences de Junot. Nous arrivions à proximité de Berne, je lui ai demandé de me laisser aux abords de la ville, je ne le supportais plus. Pas parce qu’il ne serait pas sympathique: il était très gentil, à condition qu’on ne parle pas de cyclisme. Je préférais prendre le train et être seule, au moins j’aurais la possibilité de réfléchir. De Vagnière, il n’y avait rien à tirer. Je me suis d’ailleurs demandé si c’était à moi qu’il voulait cacher des vérités compromettantes, ou à lui-même: j’avais la sensation qu’il était tellement inscrit dans un système, tellement dans le déni, qu’il ne voyait plus la réalité des choses. Pourvu que son équipe marche – et pendant ce Tour de Suisse, libérée de l’hypothèque Savary, elle avait marché comme jamais. S’il se posait des problèmes au sujet de ses coureurs, ce n’était pas au niveau du dopage. Il ne visait que les performances.

Je suis arrivée au bureau à trois heures. Sophie s’est levée pour m’accueillir, encore un geste inattendu.

«Je suis contente que vous soyez déjà là. J’ai trouvé un bureau, mais il faut qu’on réponde avant demain à neuf heures, sinon ils le donnent aux suivants sur leur liste.»

«Il est où, ce bureau?»

«Au flon. Il n’est pas garanti que ce soit pour la vie, un jour ils vont sans doute rénover, mais ça a l’avantage d’être sympathique et pas cher. Il faut qu’on soit hors d’ici dans huit jours, ils sont venus me le répéter ce matin même.»

J’étais crevée, mais je voyais l’urgence.

«Je vous propose que nous plantions là ma valise, et que nous allions voir.»

Elle a regardé sa montre.

«Maintenant?»

«Oui, Sophie, maintenant. Ce bureau peut se passer de vous pendant une heure ou deux. On visite ces locaux, ils sont sans doute très bien si j’en juge par votre enthousiasme, on pourra discuter de comment on les aménage, et demain, on commence à faire les cartons, dès que je vous ai raconté mon histoire par le menu.»

Il fallait que je consulte Van Holt, à qui je n’avais pas eu le temps de relater en détail les événements qui avaient précédé l’accident de Junot; il fallait que j’appelle Léon, que je tire des conclusions, que je décide de ce que je raconterais aux parents de l’un et de l’autre coureur, et il fallait surtout que je fasse un rapport pour les Savary, afin de me débarrasser d’une histoire qui avait fini par devenir triste à mourir – encore une expression qu’on pouvait prendre au pied de la lettre.

Nous sommes allées voir le local.

Il était à flanc de colline, du côté de Montbenon, avec de grandes baies vitrées: sans doute un ancien atelier. C’était un seul grand espace, au deuxième étage; par la fenêtre, on apercevait, entre les maisons, le bout du Grand-Pont. Si on tournait la tête à droite, on devinait la place de l’Europe et à gauche, la rue, et par beau temps, on était au-dessus des terrasses de bistrot. J’ai tout de suite été séduite. C’était clair, moins bruyant, me semblait-il, que le Rôtillon, qui était à moins d’un kilomètre, mais pour ainsi dire dans un autre monde. C’était peut-être mieux comme ça. J’oublierais plus facilement Rico, auquel je constatais avec un certain soulagement que j’avais peu pensé depuis dix jours. Rien de tel que d’être ailleurs.

«Il va falloir qu’on installe tout, ici.»

À part des toilettes exiguës, c’était le vide. Et ce n’était pas donné, mais enfin, on ne pouvait plus prétendre trouver un loyer aussi ridicule que celui du Rôtillon. C’était de toute manière moins cher et plus vaste qu’un des bureaux modernes que nous avions visités ces derniers temps.

Nous avons passé l’heure suivante à décider ce que nous ferions, et comment. Sophie est une bricoleuse de première. Avant qu’elle n’arrive au Rôtillon, l’appartement était un taudis. Sophie avait commencé par faire, pratiquement seule, une rénovation complète, j’avais trop de boulot pour pouvoir l’aider. Ici, il s’agissait de recommencer, et même de trouver un moyen d’isoler mon bureau; quand les gens viennent me confier leurs petits secrets, ils veulent avoir la sensation d’être seuls avec moi.

«On ne va pas pouvoir tout faire en huit jours, et déménager en plus», ai-je constaté.

«Ma foi, on commencera par camper pendant quelque temps.»

J’ai soupiré. Si seulement je n’avais pas eu l’impression qu’il restait tant à faire dans l’affaire Savary. Je revenais toujours au même problème: pouvais-je croire le récit de Junot? Y avait-il un moyen de confirmer son histoire? Vagnière n’avait fait que renforcer le besoin que je ressentais de tout vérifier.

Une fois que nous avons fait un semblant de programme pour le lendemain, je suis allée au Café Romand, voir si par hasard Van Holt y était. C’était son heure, il y était.

Nos effusions en nous revoyant sont restées limitées, d’une part parce que Van Holt est un gars d’une discrétion exemplaire, et que les grandes manifestations publiques ne sont pas son genre, et d’autre part parce que l’œil goguenard du garçon ne perdait rien de notre rencontre et que ça m’inhibait.

Je me suis assise sur la banquette à côté de Van Holt; au bout d’un instant il m’a passé un bras autour des épaules, et cela m’a fait si intensément plaisir que je me dis que, au fond, c’est à ce moment-là que j’ai pour la première fois ressenti de l’amour pour lui. Jusque-là, j’avais été comme anesthésiée.

Nous avons bu nos apéros, nous sommes allés dîner. Pendant tout ce temps, j’ai parlé à jet continu, j’ai raconté toute l’histoire.

«Je ne sais pas si je dois croire Junot», ai-je conclu. «Même s’il a voulu tuer Savary, je n’ai aucun moyen de le prouver. Toute cette histoire de produits freinants n’est pas vérifiable.»

Van Holt fixait le vide d’un œil rêveur.

«Je me demande… Je me demande si les échantillons du contrôle inopiné dont vous m’avez parlé, fait deux ou trois jours avant la mort de Savary, sont encore disponibles. Avec un peu de chance, on pourrait peut-être même retrouver des prélèvements de la dernière course qu’il a gagnée, certains laboratoires les gardent plus longtemps que le temps réglementaire.»

J’étais bouche bée.

«Parce qu’ils les gardent?»

«Les législations nationales imposent de les conserver un certain temps, variable selon les pays. Et certains laboratoires les stockent très longtemps. Mais ce qu’il faut aussi avoir, c’est la liste des noms qui correspondent au numéro des fioles.»

«Encore une entreprise ardue comme l’ascension de l’Everest.»

«Pour vous peut-être. Mais si votre inspecteur d’un côté, des gens que je peux convaincre de l’autre, pressent les autorités compétentes, elles pourraient peut-être tout de même nous donner un coup de main. Ce serait un bon moyen de vérifier. Et puis, même sans la liste des noms, il suffit qu’on trouve des produits freinants parmi les prélèvements de courses où Savary a fait de bons résultats, on n’a pas besoin d’identités.»

«J’aimerais bien savoir ce que c’est que ces produits freinants, je n’avais jamais entendu parler de ça, c’est la perversion absolue.»

«Ils sont particulièrement inavouables, mais ils existent. Ce sont des cocktails savants de… Peu importe ! On s’en sert pour mater des coureurs récalcitrants et trop excités, par exemple.»

«On m’a dit ça.» J’ai secoué la tête. Quel monde, je vous jure. «Bon, essayez de voir ce que vous pouvez faire. Moi, je vais rendre visite à Jean-Marc Léon, je lui raconte ma version des choses à l’exception du suicide manqué. Je dirai que Junot était suicidaire, mais pas qu’il a fait exprès.»

Encore un soir où j’ai failli finir dans le lit de Van Holt (dans le mien, ç’aurait été difficile, il n’y avait pas de place pour deux), et où rien ne s’est passé. Quelque chose me retenait encore, je n’avais pas fini de tourner la page Rico.

Le lendemain matin à sept heures et demie j’étais au Rôtillon. Rien que d’en approcher, ça me déprimait. L’idée que d’ici quelques semaines il y aurait ici un trou béant, et dans quelques mois quelques-uns de ces temples de verre et de béton comme on en construit à la douzaine, me blessait. Je savais bien que le vieux Rôtillon était déjà défiguré à jamais. Mais… Basta ! Inutile de rêver à ce qui aurait pu être.

J’ai commencé par chercher la carte de visite de la pharmacie de Gênes, celle derrière laquelle on m’avait écrit le numéro de portable de Curzio. Le souvenir m’en était revenu comme un flash pendant la nuit. Elle était rangée dans le dossier Savary, heureusement, on pouvait compter sur Sophie. J’en ai fait une photocopie, et j’ai mis l’original dans mon sac. Ensuite, j’ai appelé Léon. Il était revenu à son horaire de jour, il était à son poste.

«Je n’en crois pas mes oreilles, Machiavelli, vous êtes déjà levée?»

«Depuis que j’habite dans une caravane, je me réveille tôt. Et je me suis dit que comme je dois commencer à faire des cartons pour déménager, ça remplacera le jogging.»

Pendant quelques instants, nous nous sommes entretenus de mes changements d’adresse, des difficultés de tout déménagement.

«Il faut absolument que je vous voie ce matin, Léon. J’ai la sensation que c’est urgent», ai-je conclu d’une voix pressante.

«Qu’est-ce qui vous empêche de sauter dans un taxi?»

«Je dois aller signer le bail des nouveaux bureaux. Dès que c’est fait, j’arrive. Vers dix heu­res.»

«Espérons que personne n’aura assassiné personne entre-temps.»

Là-dessus, Sophie est entrée, avec une heure d’avance sur son sacro-saint horaire. Ç’aurait été à moi de faire une remarque ironique. Mais, bon, la situation était exceptionnelle. Pendant que nous buvions notre thé, je lui ai raconté toute l’histoire en détail. Puis j’ai sorti de ma valise, qui était restée là la veille au soir, mon bloc-notes, les papiers que j’avais recueillis au Tour, les photos de Curzio.

Pendant une heure, Sophie a consigné mon récit, numéroté des documents. Nous avons passé au scanner les photos, pour qu’il nous en reste une copie (je savais d’avance que Léon garderait les originaux). Nous avons essayé de mettre de l’ordre dans cette histoire qui restait complexe et confuse, et ça m’a aidée à préparer mon entrevue avec Léon.

Ensuite de quoi nous avons mis le téléphone sur répondeur, et nous sommes parties ensemble signer le bail pour les nouveaux locaux, une formalité qui a été expédiée en moins d’une demi-heure. Nous n’avions peut-être pas trouvé le bureau dans lequel nous pourrions rester jusqu’à la fin de nos jours, mais Sophie avait réussi à négocier un bail de cinq ans minimum, pour que nous ayons le temps d’amortir les travaux que nous ferions forcément. En quittant la régie, nous sommes encore allées boire un café, et nous sommes promis d’ouvrir prochainement une des bouteilles de Krug qui nous restaient. Puis elle est allée au bureau mettre les notes au net, commencer les cartons et, comme elle a dit, «tenir le fort». Moi, j’ai appelé Léon. Personne n’avait été assassiné entre-temps, il était à son bureau; je suis montée à la Blécherette.

 

(à suivre)

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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