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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (17)

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

 

XVII

 

 

L’étape suivante arrivait à Malbun, à la frontière entre le Liechtenstein et le canton des Grisons, sous une pluie battante. La course avait été mouvementée: la montée vers Malbun est raide, et tout le monde était très excité. Ullrich s’était fait distancer par Georg Totschnig, un Autrichien, et par Fabian Jeker, un Suisse; gagnerait-il vraiment ce Tour dont il avait, jusque-là, été le premier?

J’avais de la peine à participer à l’excitation générale. Il faisait froid, l’humidité me donnait le blues.

J’avais appelé Léon pour lui faire part de la sortie de Junot. Il s’est arrangé pour que Roland Blanc fouille la chambre du coureur: il n’a rien trouvé. L’humidité montait du sol et la pluie tambourinait sur la tente de la presse; j’étais là, un café à la main, à brasser des idées noires, lorsque quelqu’un m’a tapé sur l’épaule.

Je me suis retournée et me suis trouvée face à une jeune femme élégante en tailleur-pantalon qu’il me semblait avoir déjà vue quelque part.

«Loin des yeux, loin du cœur», a-t-elle dit d’une voix gouailleuse.

«Susan Albert !»

«Pschitt ! Je me suis donné de la peine pour qu’on ne me reconnaisse pas au premier coup d’œil. Heureusement que je vous ai trouvée tout de suite.» Elle a pouffé comme une gamine. «J’ai cherché sur internet où vous seriez.»

«Un coup de fil aurait suffi.»

«C’est plus drôle comme ça, non? Est-ce qu’il y a un coin tranquille? J’ai quelque chose à vous montrer et je suis pressée.»

Les bistrots étaient bourrés de monde, les terrasses fermées, il pleuvait à verse.

«Vous avez une voiture?»

«Oui, bien sûr. En train, pour venir ici depuis mon bled, il m’aurait fallu une demi-journée.»

«Alors, allons à mon hôtel.» J’ai consulté mes papiers. «Je suis logée à Bad Ragaz.»

Nous avons grimpé dans la bagnole de Susan Albert et sommes parties direction Bad Ragaz.

Dans la voiture, nous n’avons échangé que quelques mots. La pluie s’était transformée en déluge, la route ressemblait à un torrent, Susan lâchait un «Verdammt» ici et là, lorsque les virages étaient particulièrement serrés. À la montée, les cyclistes avaient dû déguster.

À Bad Ragaz, nous étions sur le point de nous installer dans un des salons de mon hôtel lorsque j’ai réalisé que l’équipe Stylo y logeait également. Les coureurs ne tarderaient pas à revenir, autant ne pas nous montrer. Nous sommes montées dans ma chambre.

Susan a sorti de son sac quelques petits rectangles en papier qu’elle a posés sur la table avec une satisfaction manifeste.

«Je vous ai dit que je reparlerais avec les gens, maintenant que j’avais un angle différent. C’est ce que j’ai fait. Depuis le premier instant, j’avais eu la sensation que le petit Junot n’avait pas dormi dans sa chambre, ou en tout cas qu’il était sorti. Je ne ­saurais vous dire pourquoi. J’ai reparlé avec les Silberschmitt, avec Giovanna, avec Verena, l’autre serveuse, avec des clients. Et j’ai finalement trouvé quelqu’un qui m’a assuré avoir aperçu un des coureurs dans la campagne avec une femme “ pas de chez nous ”. Malheureusement, le type n’était pas sûr de l’identité du cycliste, parce qu’ils portaient tous la même veste. La description correspondait plutôt à Savary qu’à Junot, mais ça m’a donné une idée.»

Elle a poussé vers moi un des papiers qu’elle avait sortis de son sac. C’était une de ces fiches qu’on vous oblige à remplir lorsque vous descendez à l’hôtel en Suisse, une formalité qui m’a toujours agacée, j’ai chaque fois la sensation que les flics se mêlent de ma vie privée.

«Nous sommes tenus de ramasser ces feuilles tous les matins dans les hôtels mais, franchement, je les mets dans un tiroir et je ne m’en occupe plus, sauf si la police cantonale recherche quelqu’un de particulier et me demande de les parcourir.» Elle m’a regardée avec un sourire malicieux. «Là, j’ai épluché toutes les fiches de la semaine où les cyclistes sont venus chez nous.»

«Et vous avez trouvé…?»

J’avais déjà deviné, mais autant lui laisser la satisfaction de me le dire.

«Voilà.»

La fiche qu’elle a poussée vers moi était remplie d’une écriture haute, très chic. Madame Lavinia Clerici Curzio, née à Sestri en 1972. L’adresse qu’elle donnait m’était familière: c’était celle de la pharmacie de Gênes où j’étais allée avec Van Holt.

«J’ai eu une chance extraordinaire, je dois l’admettre», a poursuivi Susan. «J’ai discuté avec la propriétaire de cet hôtel, que je connais parce qu’à Bischofszell tout le monde se connaît, et elle m’a dit que, la nuit, cette dame recevait un homme dans sa chambre. Elle tentait de faire ça en douce, mais dans une petite ville comme la nôtre c’est sans espoir. Les gens ont des yeux dans le dos. J’ai donc tenté de prendre contact avec quelques-uns des autres hôtes qu’on avait enregistrés, et c’est là que j’ai eu mon coup de pot.»

Elle a sorti une autre fiche.

«Ça, c’est un détective privé de Saint-Gall. Il avait été engagé par un mari jaloux qui soupçonnait sa femme de le tromper. Il pensait qu’elle faisait ça à Bischofszell. Il y a envoyé le détective, qui a fini par trouver la femme et par confirmer au mari que, effectivement, elle avait un amant.»

«Et alors?»

«Alors, le détective a commencé par se tromper de femme.»

Elle a sorti de son vaste sac une enveloppe cartonnée dont elle a tiré des photos. Lavinia – car ce ne pouvait être qu’elle – était une belle blonde, luxueusement vêtue. Il y avait des photos d’elle dans la rue, seule. Une photo dans la campagne avec Savary, qui lui tenait l’épaule et la regardait avec ce qui paraissait être une complicité mêlée de tendresse.

Et puis il y avait quelques photos, prises de l’extérieur, d’un encadrement de fenêtre illuminé et de la pièce qu’il y avait derrière. Elles étaient un peu floues, mais suffisantes pour que les choses soient claires: Lavinia et Junot étaient au lit ensemble.

Susan a tapoté sur ces photos-là.

«Celles-ci ont été prises la nuit du… de l’accident. J’avais raison de penser que Junot avait quitté sa chambre. Je crois bien que cette bonne femme se payait les deux coureurs en même temps. Elle a même une tête à les avoir joués l’un contre l’autre.»

«À sa pharmacie, à Gênes, on m’avait dit que “ Curzio ” allait livrer des… disons des produits pharmaceutiques en Suisse. Serait-elle venue pour ça?»

«Possible. Ça ne l’a pas empêchée de faire ses petites affaires personnelles.»

«Le coup des fiches d’hôtel, c’est une idée géniale.»

«Non. Les fiches d’hôtel, pour moi, c’est de la routine, j’aurais même dû y penser plus tôt. Ma chance, c’est le détective qui se trompe.» Elle a ri à gorge déployée. «J’aurais voulu voir le mari jaloux quand le détective lui a présenté les photos, et qu’il a découvert que ce n’était pas sa femme ! Le détective m’a dit qu’ensuite il lui a fallu presque une semaine avant de dénicher la vraie femme du mec.»

Là-dessus, elle a remballé les fiches et a poussé les photos vers moi.

«Tout ce que j’ai fait outrepasse mes fonctions. Avec le chef direct que j’ai en ce moment, qui pense que mon job n’est pas un travail de femme, même s’il n’ose pas le dire, je ne peux même pas en faire état sans risquer des sanctions. Si on était en Thurgovie, je pourrais néanmoins entreprendre des démarches. Mais ici… Tenez, gardez ces photos pour l’instant. J’ai promis au détective que si elles servaient à démasquer quelqu’un, on le payerait. Il y a son adresse au dos. Faites pour le mieux et tenez-moi au courant.»

Elle s’est levée.

«Il faut que je rentre ce soir. Demain, je dois m’occuper d’une kermesse qui s’étale sur toute la ville, je vais devoir être partout à la fois.»

À peine était-elle sortie que j’ai appelé Daniel.

«Dis-moi, dans quel hôtel d’Adelboden Junot est-il allé en visite?»

Il m’a donné un nom. J’ai demandé le numéro aux renseignements, et j’ai appelé.

«Bonjour, j’aurais voulu parler à Mme Clerici Curzio.»

«Mme Clerici? Je ne crois pas que… Ah si. Mais elle est repartie avant-hier déjà, Madame.»

«Elle ne vous a pas par hasard laissé une adresse? Ou un message pour moi, Mme Martin?»

«N… non. Non, je n’ai rien.»

Mais, moi, je savais ce que je voulais savoir.

Je suis descendue à la recherche de Marcel. Il était au bar avec quelques reporters, ils commentaient la journée.

J’ai accepté avec reconnaissance la bière qu’on me tendait et, après quelques phrases vides, j’ai demandé discrètement à Marcel:

«Où sont les coureurs?»

«Dans leurs chambres, on les masse.»

«Après, ils descendent dîner?»

«Sans doute. Certains restent parfois dans leur chambre. Pourquoi?»

«Et le jeune flic en civil, Roland Blanc, où est-il?»

«Mais il doit être en haut avec les soigneurs. Pourquoi toutes ces questions?»

«Parce que j’aimerais parler à Junot, tu crois qu’il pourrait arranger ça? Et rester à portée de main, au cas où…?»

«Et si tu allais lui poser la question?»

«Marcel, moi j’évite Junot, j’ai réussi à ne pas me faire repérer de tout le Tour. J’aimerais que, quand j’entre dans sa chambre, ce soit une surprise totale. Il faut que j’arrive à en avoir le cœur net sur un crime pour lequel il n’y a aucune preuve concrète, tu comprends? Il faut que je cause à Roland Blanc, et il est en haut parmi les coureurs.»

Marcel s’est levé de son tabouret de bar en soupirant.

«Bon, j’ai compris, attends-moi là.»

Il est revenu dix minutes plus tard avec le noiraud.

«Vous savez quelles sont les intentions de Junot?»

«Il parlait de manger dans sa chambre. Il est très nerveux.»

«J’aimerais le voir seule à seul, mais j’aimerais  que vous ne soyez pas loin pour le cas où ce que j’ai à lui dire le rendrait violent.»

«L’inspecteur Léon m’a dit…»

«L’inspecteur Léon est à plusieurs centaines de kilomètres d’ici, je sens que c’est ce soir ou jamais. Demain nous sommes à Bellinzone, après-demain c’est une étape contre la montre, difficile, et puis tout le monde se disperse dans la nature, il n’y a plus de tension. Si Junot était sur le point de gagner le Tour de Suisse, je m’abstiendrais de le distraire. Mais comme ce n’est pas le cas, il vaut mieux que je lui parle maintenant. Sans prévenir Léon, qui de toute façon ne peut pas arriver miraculeusement d’ici une heure.»

Le jeune homme a froncé le sourcil.

«Dans ce cas-là, vous ne m’avez rien dit, et je serai dans le couloir tout à fait par hasard.»

«Voilà. Je monte dans une heure.»

«Comptez sur moi.»

Et c’est ainsi que, une heure plus tard, je frappais à la porte de Junot. Nous nous étions assurés qu’il serait seul. Lorsqu’il m’a vue entrer, il a d’abord froncé le sourcil. Il lui a fallu dix secondes pour me remettre. Une fois qu’il m’a reconnue, il y a eu comme une lueur de panique dans ses yeux, mais il est vite revenu à l’expression morose que je lui voyais depuis le début de la course.

«Madame Machiavel, qu’est-ce que vous faites là?»

«Je suis venue vous parler.»

«Et ça ne peut pas attendre la fin du Tour?»

«Non. Je pense que le meilleur moment, c’est maintenant.»

Il a haussé les épaules et m’a fixée sans un mot. Je me suis lancée.

«J’ai commencé à douter de votre histoire quand vous m’avez dit que, lorsque vous avez découvert Damien Savary, sa lampe de chevet n’était pas allumée, et qu’il était à moitié hors du lit. Se lever sans allumer, cela paraissait étrange, surtout que, si j’ai bien compris, Damien n’avait pas d’égards particuliers pour vous. Lorsque je vous ai posé la question, vous avez eu une drôle d’expression. Vous veniez de vous rendre compte que vous aviez fait une bêtise, n’est-ce pas? Cette lampe, il aurait fallu la laisser allumée. Vous êtes rentré de votre escapade chez votre dulcinée, et c’est là que vous avez découvert le regard insoutenable de Damien dont vous m’avez parlé. J’ai bien réfléchi: en vous retournant après avoir ouvert la fenêtre, vous n’auriez pas pu le voir. Mais en ouvrant la porte, vous l’avez reçu en plein estomac, n’est-ce pas, Jacques?»

Son visage m’a dit, l’espace d’un instant, que j’avais mis dans le mille, mais il a tout de même bafouillé:

«Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.»

«Mais si, mais si. Cela faisait un bout de temps que des coureurs de votre équipe éprouvaient d’étran­ges malaises. Vous leur donniez en douce quelque chose, juste ce qu’il fallait pour qu’ils ralentissent un peu et pour que vous gagniez à leur place. Vous vouliez être le leader du groupe et vous les avez tous affaiblis lorsqu’il fallait.»

Junot me regardait d’un air incrédule: lorsque je me suis tue, il a eu un rire sec.

«Mieux vaut entendre ça que d’être sourd. Vous êtes complètement à côté de la plaque, ma vieille.»

«Peut-être. Mais, à Savary, vous lui avez tout de même filé une de vos pilules, et il en est mort, n’est-ce pas? Ne dites pas non, en refaisant les analyses, on a trouvé des traces du produit.»

Il a ouvert et refermé la bouche plusieurs fois. Il fixait le plancher comme pour y chercher la réponse. finalement, il m’a regardée avec ces yeux gris si clairs qu’on aurait dit de l’eau, et il a dit:

«Et puis, après tout, quelle importance?»

Il s’est assis sur son lit, a mis ses deux mains sous la nuque, et sans me quitter des yeux, il a commencé son histoire.

«Tout d’abord, ces pilules, ce n’étaient pas “ mes ” pilules, mais celles de Damien. Ce n’étaient d’ailleurs pas des comprimés, à mon avis, mais un liquide. C’est lui qui voulait devenir le nouveau Koblet, le nouveau Kubler, le nouvel Armstrong, j’ai tout entendu. Il filait son truc aux gars le matin avant les entraînements, avant les courses, ça les ralentissait, mais on ne remarquait rien. Maintenant qu’il est mort, Damien est devenu le chevalier sans peur et sans reproche, je sais. Mais ce n’est pas ça du tout. C’était un enfant gâté, un gars à qui tout était dû, et qui était prêt à tout pour obtenir ce qu’il voulait. À la maison, il n’y en avait que pour lui. Mes frères et moi, on le détestait. Mais ma mère, qui a le cœur gros comme ça, n’a jamais rien remarqué. Elle est incapable de voir le mal.»

«Mais si vous étiez au courant, vous auriez pu…»

«Je n’étais pas au courant. J’ai fini par soupçonner qu’il se passait quelque chose à des allusions, à des incidents bizarres. Mais il ne m’a jamais rien dit. À moi aussi, il filait sa drogue, il n’allait pas m’en parler. Il avait rencontré une pharmacienne en Italie. En vacances, qu’il était, à ce qu’il disait. Vacances, mon œil ! Il allait se chercher ses produits, il allait voir un de ces médecins qui sont tout contents d’avoir des cobayes pour leurs expériences, et il trichait comme un grand. Mais avec sa gueule de beau gosse, personne n’y a jamais rien vu.»

«Et vous?»

«Moi, j’étais le vilain petit canard. Le chevalier servant, dévoué au prince, dont je devais faire les quatre volontés.»

«Vous vous dopez?»

«Moi? Pas comme Damien. J’essaie de rester à peu près dans le licite. Je suis doué, j’ai fini par le comprendre, mais on ne peut plus régater sérieusement à l’eau claire avec ceux qui sont préparés à fond. Le jour où je suis arrivé troisième à Liège-Bastogne-Liège, à sept secondes de lui seulement, vous savez ce que Damien m’a dit? “ Tu as eu de la chance, parce que, si tu m’avais battu, j’aurais prouvé à la face du monde que tu étais dopé. ” “ Tu ne peux pas prouver ce qui n’est pas. ” “ Mais le jour où cela arrivera, tu seras bel et bien dopé, compte sur moi. ”» Un sanglot est monté, il l’a ravalé et a continué. «Il m’a fait le même chantage lorsque j’ai voulu changer d’équipe. Un vrai salaud.»

«Et c’est pour ça que vous l’avez tué?»

Il s’est redressé.

«Mais je ne l’ai pas tué, c’était un accident !»

«C’est tout de même vous qui…» J’ai sorti les photos. «Vous vouliez aller voir votre copine.»

Il n’a jeté sur les photos qu’un regard distrait.

«Je l’ai dit à Lavinia, que quelqu’un nous photographiait. J’ai des yeux de chat, je vois dans la nuit comme s’il faisait jour. J’ai fermé la fenêtre, mais il faut croire que j’ai vu trop tard. J’ai pensé que c’était Damien, figurez-vous. Après, avec ce qui s’est passé, j’ai oublié l’incident du photographe.»

«Expliquez-moi ce que Lavinia vient faire là.»

«Elle est pharmacienne, elle travaille à Gênes dans une drôle de pharmacie, dont je ne comprends pas comment il se fait que la police ne l’ait pas encore fermée pour trafic de stupéfiants de toutes sortes.»

«Et vous alliez dans cette pharmacie?»

«Une fois pour toutes, dites-vous bien que je suis trop idiot pour faire ce genre de choses. C’est Damien qui est allé là-bas, qui a séduit la pharmacienne qui venait de perdre son mari, il a joué au chevalier servant, et il a obtenu d’elle tout ce qu’il voulait.»

«Et puis il l’a laissée tomber?»

«Exactement. Mais elle lui a couru après, elle était mordue, je crois. Pour finir, elle est tombée sur moi un jour où Damien lui avait posé un lapin. Elle m’a séduit pour se venger. Et comme je suis un imbécile, je suis tombé amoureux d’elle, vraiment amoureux.»

«Mais si j’ai bien compris, c’est quelqu’un de pas net. Elle apporte en Suisse des produits illicites.»

Les larmes ont jailli en même temps que son cri.

«Je le sais, maintenant. Mais parce que je suis un imbécile, il m’a fallu du temps pour comprendre. Au début, j’ai été aveuglé par cette femme. Je n’avais jamais vraiment fait l’amour, avant, j’avais tiré quelques coups à la va-vite, entre adolescents. Elle m’a rendu comme fou.»

Le fantôme d’un sourire a passé sur son visage strié de larmes.

«Au moins j’aurai eu ça. Ce sont les meilleurs moments de ma vie. Mieux qu’une victoire d’étape.»

«Qu’est-ce qui s’est passé, le soir où Savary est mort? Et d’abord qu’est-ce que Lavinia faisait à Bischofszell?»

«Elle m’a fait croire qu’elle était venue pour moi, mais, bien entendu, ce n’était pas vrai. Elle avait apporté des produits à deux coureurs. Damien, et un autre, dont il est inutile de me demander le nom, je ne cafte pas. On avait eu un contrôle inopiné la veille, on était tranquilles, selon eux, il manquait une semaine à la course, on pouvait prendre ci ou ça sans risque aucun.»

«Vous, qu’est-ce que vous avez pris?»

«Rien de ce que Lavinia a apporté, en tout cas. Je me suis toujours méfié de l’EPO.»

«Passons. Racontez-moi comment tout ça est arrivé.»

«Après l’entraînement, je vais me balader à Bischofszell, c’est une jolie petite ville, et au retour je tombe sur Lavinia. Bien entendu, elle me dit qu’elle m’attendait, et me suggère de venir la voir le soir, une fois que Damien dormirait, et surtout il ne devait rien en savoir. Elle a sorti une plaquette de pilules de son sac et me l’a donnée en disant: “ Donne-lui une de celles-ci, il ne t’entendra pas partir, ça agit juste ce qu’il faut, pendant une heure ou deux. ”»

«Vous ne saviez pas que le cœur de Damien était très malade?»

«Damien? Vous voulez rire ! Ce type-là débordait à tel point d’énergie qu’il fatiguait tout le monde. Il bougeait tout le temps, il était de toutes les sorties, de toutes les échappées.»

«Et pourtant, il souffrait d’une grave hypertrophie du cœur, qui était peut-être due à tous les produits qu’il avait pris.»

«Mais alors…»

«Il avait mis le réveil pour deux heures du matin?»

Jacques m’a regardée un instant comme si je débloquais, et puis soudain il a tout compris d’un seul coup.

«Merde !»

«Mais encore?»

«Ce n’est pas un réveil, c’est un sport tester. On le porte quand on s’entraîne, et lorsqu’on dépasse une fréquence de pulsations donnée, un bip sonore vous avertit. La nuit, ça peut servir d’alarme si le cœur descend au-dessous de vingt-cinq pulsations minute. Damien le portait toujours, mais je n’avais jamais compris pourquoi. Je le trouvais un peu ridicule, pour tout vous dire.»

«Vous ne le portiez pas, vous?»

«Pas pour dormir. Je n’ai jamais touché aux trucs genre EPO. Je ne suis pas propre à cent pour cent, mais je ne charge pas la mule à fond.»

«Bon. Revenons à Damien.»

«Son bip a dû sonner. Il a dû allumer la lampe, tenter de se lever, et puis…»

«Donc ce n’est pas la pilule qui l’a tué.»

«Que si. Elle a dû lui enlever les réflexes.»

«La mort subite ou l’embolie, c’étaient des dangers qui le guettaient avec ou sans somnifère.»

Il a éclaté en sanglots. La porte s’est entrouverte, et Roland Blanc a passé la tête dans l’entrebâillement. Jacques ne s’en est même pas aperçu, et je lui ai fait signe de s’en aller. Il a refermé doucement, mais ses pas ne se sont pas éloignés dans le couloir. J’aimais mieux ça. Junot a fini par se calmer.

«Depuis ce jour-là, je vis avec l’idée que je me suis trompé de pilule, que j’ai tué mon ami d’enfance. Oui, je sais, il était tyrannique, imbuvable, mais ce n’était pas une raison pour le tuer. Je ne suis pas un assassin.»

«Vous ne vous êtes jamais dit que, si meurtre il y a, c’est plutôt Lavinia qui est la meurtrière?»

«Comment?»

«C’est elle qui vous a donné la pilule, n’est-ce pas, elle qui vous a dit que c’était une dose inoffensive.»

Il était à tel point écrasé par son sentiment de culpabilité, et cette idée était si neuve, que ça lui a fait l’effet d’un coup de fouet. Il s’est dressé et m’a fixée comme si je venais d’une autre planète. Il était là, bouche bée, incapable de sortir un mot.

«Elle vous a même invité à venir dans sa chambre, pendant que le poison agissait.»

«Mais elle me… Elle me…»

«Elle vous aimait, vous voulez dire?» Un silence, rempli de doutes. «C’est elle que vous êtes allé voir l’autre nuit à Adelboden?»

Il ne m’a même pas demandé comment je le savais.

«Elle m’a envoyé un texto, mais ce qu’elle voulait, c’était que je donne des fioles à… bref à un copain. J’ai refusé. Elle a tenté de me séduire, mais je n’avais pas la tête à ça, et puis tout à coup j’ai eu la sensation que, pour elle, je n’étais qu’un instrument. Je suis reparti. Sous les injures, je vous prie de croire.» Une pause, un soupir. «Mais savait-elle que le cœur de Damien était en mauvais état? Elle ne l’avait pas vu depuis des semaines.»

Je lui ai passé la photo où on voyait Lavinia et Damien ensemble.

«Cet après-midi-là, en tout cas, ils se sont parlé. Qui sait ce que Damien a pu lui dire?»

Jacques Junot a jeté la photo loin de lui d’un geste violent, il s’est levé, il est allé à la salle de bains et s’est passé la tête sous l’eau. Il est revenu une serviette autour du cou.

«Je suis vraiment un imbécile. Je me suis laissé manipuler comme un gamin.»

«Peut-être que personne n’est vraiment coupable de la mort de Savary au sens juridique du terme. Son cœur était fragilisé par les anabolisants, et en plus il avait pris de l’EPO, un rien a suffi à l’achever. Sa vie ne tenait qu’à un fil. Ce sont surtout les médecins de votre équipe qu’il s’agit d’interpeller. Eux, l’électrocardiogramme qui indiquait un trouble grave, ils l’ont forcément vu. Quoi qu’il en soit, je dois parler de tout ça à la police.»

«Je finirai en taule.»

«Pas nécessairement, ou pas pour longtemps.»

«Vous me laissez terminer la course?»

«Je ne suis pas un flic. Demain c’est samedi. Je ne ferai aucun rapport avant lundi. Le Tour sera fini.»

J’en étais à me demander pourquoi je tentais de rassurer un type qui aurait pu être un assassin, et qui n’était peut-être qu’un excellent comédien et un menteur consommé, lorsque son coéquipier a poussé la porte.

«On peut entrer, ou vous êtes encore en train de vous faire des mamours?»

Ç’a détendu l’atmosphère d’un seul coup.

«C’est bon, je crois que votre camarade a sa dose de caresses pour quelques jours.»

«Et moi, j’y ai pas droit?»

«La prochaine fois que vous aurez un gros chagrin, mais je ne vous le souhaite pas. Allez, Jacques, dormez bien, et faites une belle étape, demain.»

Le lendemain, la course partait de Buchs et grimpait jusqu’au sommet du Lukmanier, ensuite une descente vertigineuse amenait jusqu’à Bellinzone.

Je l’ai faite dans la voiture de Le Cosandier. J’ai aperçu Jacques au départ, le visage fermé. Longtemps, il a roulé sur l’avant du peloton. Nous étions pratiquement au sommet du Lukmanier lorsqu’il s’est détaché. On voyait qu’il mettait toute son énergie à s’échapper. Il a pris quelques centaines de mètres d’avance et il a gardé cette distance jusqu’au sommet du col.

«Il va encore gagner du terrain, il est très bon à la descente», a remarqué le mécano. «Ces Stylo, depuis qu’ils ne doivent plus rouler pour un leader, ils s’éclatent.» Et en effet, dès que le sommet a été passé, il est parti comme un boulet. Il a fallu un moment pour que nous nous rendions compte de ce qu’il faisait: il descendait en roue libre, sans toucher les freins.

«Mais qu’est-ce qu’il fait? Il est fou !»

Dans l’autre voiture, le directeur sportif parlait à Junot dans son oreillette, et nous l’entendions par la radio.

«Jacques, ne fais pas l’imbécile, tu vas te tuer.»

Peine perdue, Jacques dévalait toujours la pente sans retenue. Les motards lui faisaient des signes, le cameraman à moto a détaché son œil du viseur pour l’engueuler, même l’ardoisier a écrit un message sur sa tablette, je n’arrivais pas à le lire, mais ce n’était pas simplement l’indication de son avance. Rien n’y faisait. Il était au milieu de la route, et les voitures n’arrivaient pas à le dépasser. Si quelqu’un avait tenté de l’arrêter à cette vitesse, il se serait probablement tué avec lui. Il avait dix minutes d’avance sur les coureurs suivants. J’étais crispée sur mon siège – il était en train de se suicider, et ce serait ma faute. Une petite voix continuait à me dire que l’empoisonneur, c’était peut-être quand même lui, mais sur le moment j’étais incapable d’en tenir compte.

Ç’a duré un temps qui m’a paru infini. Nous atteignions les premiers villages lorsque finalement Jacques a foncé tout droit dans un monument au milieu d’un rond-point; les motards lui faisaient désespérément signe de passer à leur droite. Il les a ignorés. Dans un bruit qui m’a paru aussi fort qu’une explosion, il s’est écrasé dans les buissons au pied de l’obstacle.

J’ai sauté de la voiture avant qu’elle ne soit complètement arrêtée. Avec une chute pareille, il devait être mort.

Mais non. Les buissons avaient amorti le choc. L’ambulance est arrivée bruyamment. Peu après on apprenait qu’il s’était cassé je ne sais combien d’os, mais que la colonne vertébrale n’était pas touchée. Il s’en tirerait.

J’avais beaucoup de peine à arrêter de pleurer.

Il a repris connaissance pendant qu’on l’emballait pour le mettre sur la civière, et nos regards se sont croisés.

«Ce n’est pas toujours facile, de mourir», a-t-il murmuré. «À la dernière minute, mes mains ont freiné toutes seules.»

«Mais qu’est-ce que tu racontes?» a lancé d’une voix indignée son directeur sportif.

Jacques n’a plus rien dit mais, en disparaissant dans l’ambulance, il m’a encore lancé un coup d’œil. Nous nous étions compris.

 

(à suivre)

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

4 commentaires
1)
Saluki
, le 18.10.2009 à 13:40

Et cette semaine : Vandenbroucke

2)
Thierry F
, le 18.10.2009 à 15:13

J’ai moi aussi pensé au roman de Anne Cunéo lorsque j’ai appris le décès de ce cycliste. Mais s’agit-il d’un roman?

3)
Anne Cuneo
, le 19.10.2009 à 10:21

J’ai moi aussi pensé au roman de Anne Cunéo lorsque j’ai appris le décès de ce cycliste. Mais s’agit-il d’un roman?

Je devrais peut-être mettre en exergue de chaque chapitre de ce roman l’explication que je donnais la semaine dernière en réponse à une question similaire. Je la recopie ci-dessous. Il s’agit bien sûr d’un roman dans la mesure où certaines choses qui se sont passées de façon, disons, éparpillée, son réunies ici en une seule histoire, mais je voudrais insister: LE BUT DE CE ROMAN ETAIT DE METTRE A JOUR DES FAITS QUE L’OMERTA CYCLISTE S’OBSTINE A NIER, A OUBLIER, A IGNORER. L’idée du roman est venue d’un journaliste sportif honnête qui était déchiré entre dire ce qu’il savait et se trouver être virtuellement exclu des courses, ou se taire et se considérer lui-même comme un mauvais journaliste, de perdre son estime. Tout, je répète TOUT, jusqu’aux épisodes qui peuvent vous paraître les plus invraisemblables, est arrivé dans la réalité.

Avec quelques différences, il est fort possible que le cas de Vandenbroucke ne soit pas si différent quant à la manière, de celui de «mon» Savary.

C’était la première fois que j’approchais le monde du cyclisme professionnel, j’en ai été hallucinée!

Voici donc ce que je disais dimanche dernier.

«J’ai inventé le nom et la composition de l’équipe, et j’ai concentré sur cette équipe quelques problèmes essentiels, mais tout le reste est scrupuleusement véridique. J’ai discuté avec des dizaines de coureurs cyclistes, très jeunes, jeunes, moins jeunes, et jusqu’aux champions d’autrefois, en Suisse, en France, en Italie. J’ai suivi plusieurs tours et courses dites “classiques”. Tout est non seulement véridique, mais souvent vérifié plusieurs fois. Des données générales comme le fait que le dernier du Tour 2003 avait fait un temps similaire au gagnant de 1996 sont vérifiables par chacun.

J’ai été très entourée en écrivant ce livre, par des spécialistes qui ont été prêts à tout faire pour que la vraie vérité sorte: les journalistes surtout, qui ne pouvaient pas révéler certains agissements sans se voir bannir, et qui ont saisi l’occasion de ce roman pour vider leur sac. Mon enquête a duré des années; je faisais autre chose pendant ce temps, bien sûr, mais j’ai accumulé, vérifié, été mettre mon nez dans les choses pendant très très longtemps. Entre l’idée et la publication, il y a eu plus de quatre ans.

Un groupe de journalistes sportifs avec qui j’ai discuté après la sortie du livre avait qualifié Hôtel des coeurs brisés de “vérité en comprimé” – on avale le comprimé et on sait tout, disaient-ils.»

4)
Thierry F
, le 19.10.2009 à 16:22

Merci chère Anne pour la synthèse des commentaires de la semaine dernière. Je n’ai pas encore lu les deux derniers chapitres. le roman est un bon moyen de permettre au lecteur d’appréhender une problématique complexe. Je pense que vous avez des collègues qui pratiquent de même, je pense à Marc Dugain dans “Une exécution ordinaire”.