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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (14)

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


XIV

 


Les jours qui ont suivi sont un véritable tourbillon dans ma tête. Tout a fini par arriver en même temps, c’était couru. Je passais une bonne partie de mes journées à la Banque de Crédit ou chez son client, à collationner des écritures, des documents, à écouter des explications et à les confronter aux chiffres. J’ai trop vu ce genre d’audits conclure que tout était en ordre, que la société ou la personne analysées méritaient le crédit qu’ils demandaient, après quoi on s’apercevait qu’on avait eu à faire à un manque patent du sens des réalités du demandeur, et parfois carrément à de l’escroquerie. Je tiens à ce que les avis que j’émets soient vérifiés jusqu’à la limite du possible, et jusqu’ici je n’ai jamais été désavouée. Ce résultat positif a fini par avoir une conséquence paradoxale: lorsqu’une petite entreprise ou un particulier (dont la comptabilité est analysable par une seule ­personne) présentent des difficultés, c’est à moi qu’on les confie.

«Si quelqu’un est capable de voir des irrégularités, ce sera vous», m’a dit un jour un des directeurs de la banque. Je n’ai pas été sensible au compliment, au contraire: cela m’a glacée. Parce que, implicitement, on me disait que je n’avais pas le droit à l’erreur.

Résultat: lorsque je m’attelle à un audit, je deviens assez vite imbuvable. Sophie, qui me connaît bien, me sert dans de telles circonstances de paravent, pour tenter de m’éviter les distractions. Mais cette fois, c’était difficile. Les travaux que j’avais acceptés dans un moment de désœuvrement (d’aberration, plutôt) n’arrangeaient pas les choses. Je m’étais débarrassée de Walser – sans mérite, c’est lui qui avait lâché prise. Mais j’étais par trop engagée dans la recherche d’explications sur la mort de Damien Savary pour m’en retirer; d’ailleurs plus j’avançais, plus j’avais l’impression de toucher du doigt à quelque chose de vital sans pouvoir m’expliquer ce que c’était. Ç’avait tendance à me rendre dingue, d’autant plus que j’avais la sensation que ce «quelque chose» était à ma portée, si seulement j’avais été capable de le voir.

Dernier élément qui contribuait à me rendre irritable: je savais que je n’aurais que dix jours pour faire mon audit. Le onzième, il fallait que je parte pour le Tour de Suisse. Et j’en venais par instants à me dire: faut-il vraiment que j’aille au Tour de Suisse? Je n’étais pas loin de me dédire.

Je ne parle même pas de mes affaires privées: l’appartement de l’avenue de Rumine laissé à lui-même, le bureau qu’il s’agissait de trouver rapidement, les déménagements en perspective, cette douleur intense, inconnue jusque-là, que continuait à être la trahison de Rico lorsqu’elle m’assaillait, par vagues qui avaient le chic de me submerger aux pires moments. Entre-temps, j’avais compris que Van Holt était vraiment amoureux de moi, que ce n’était pas un caprice, et je le voyais même régulièrement. Mais ce véritable cadeau n’allégeait que peu, pour l’instant, le poids psychologique que représentait encore Rico.

Avec tout ça sur le dos, il fallait que je sois rationnelle, il y avait de quoi s’affoler.

Heureusement, autour de moi tout le monde comprenait le problème. Les Girot me dorlotaient, ma roulotte était tenue (par Lucie) comme une chambre d’hôtel, mes vêtements étaient entretenus comme par une femme de chambre, je n’avais jamais à répondre au moindre coup de fil qui ne soit pas indispensable. Et c’est Sophie, pendant que je m’occupais de comptabilité (un des rares domaines auxquels elle ne comprend que peu de chose), qui a retrouvé les kilims perdus par une de nos clientes. Avec un succès inégal, je faisais un effort pour ne pas penser aux affaires de Damien Savary.

J’ai eu quelques jours de répit de ce côté-là parce que Susan Albert a mis plus de temps que prévu à se procurer le rapport d’autopsie de Damien. J’avais incité les parents Savary à en faire parallèlement la demande. Van Holt, à qui j’avais expliqué cette double démarche, avait dit avec un de ses sourires typiques qu’on verrait bien qui réussirait le premier: la voie officielle, ou la voie officieuse. Il semblait pencher pour la voie officieuse, moi aussi d’ailleurs, c’est bien pourquoi j’avais sollicité Susan Albert. Nous avons eu raison.

Un matin où j’arrivais au bureau à dix heures – j’avais travaillé jusqu’aux petites heures –, Sophie a agité quelques feuilles dès qu’elle m’a vue pousser la porte. Son visage était aussi courtoisement impassible que d’habitude, sa voix aussi égale, mais j’ai tout de suite compris qu’elle devait être excitée: elle a oublié de me dire que j’arrivais en retard. D’ailleurs, depuis quelques jours, elle aussi travaillait davantage que les quarante heures auxquelles elle tenait tant. Moi j’étais même, en principe, pour les trente-cinq heures. En ces mois de mai et de juin, c’était plutôt un rêve qu’autre chose, nous vivions dans le stress. Sophie quittait le bureau à cinq heures aussi ponctuellement que d’habitude, mais je l’avais entendue prendre rendez-vous pour visiter des bureaux à louer pour le soir à six, et même à sept heures: si ce n’étaient pas là des heures supplémentaires, ça y ressemblait diablement. Quant à moi, je commençais à sept heures du matin, et j’arrêtais à minuit ou, comme la nuit précédente, à trois heures, parce que quelque chose ne tournait pas rond et qu’il m’avait fallu du temps pour trouver ce que c’était.

Bref, Sophie m’a tendu le rapport d’autopsie de Savary.

«MmeAlbert a appelé, et s’est excusée de n’avoir pas encore trouvé qui se cachait derrière l’adresse électronique de Lavinia. Elle ne désespère pas. Et, elle insiste pour que le rapport d’autopsie ça reste entre nous.»

Entre-temps, nous avions fait un contrat à Van Holt, je me sentais par conséquent autorisée à partager avec lui l’arrivée du document. Je l’ai appelé.

«Bonjour, Jan, j’ai une bonne nouvelle.»

«Bonjour, Marie. J’aime les bonnes nouvelles le matin, surtout venant de vous.»

Un peu fleur bleue, d’accord; dans la situation de transition où nous étions, il s’arrangeait comme il pouvait.

«J’ai obtenu le rapport d’autopsie.»

«Et vous voulez que je le voie?»

«Confidentiellement, tout au moins. Je vous le faxe.»

«Vous l’avez obtenu des parents?»

«Non, de… Vous savez bien de qui.»

«Dans ce cas-là, pas de fax. Je viens le voir. Tout de suite si vous voulez.»

J’ai jeté un œil à mon agenda. J’avais un rendez-vous deux heures plus tard. J’ai accepté. De l’hôpital à notre ruine, cela ne prenait pas plus de dix minutes. Un quart d’heure plus tard il était là.

Entre-temps, j’ai essayé de lire le rapport moi-même, mais j’étais face à un de ces documents dont on comprend presque chaque mot sans en saisir le sens.

Quand Van Holt est arrivé nous lui avons offert un café, je l’ai assis dans mon fauteuil, et je lui ai mis le document entre les mains.

Il l’a lu avec concentration, en buvant distraitement. Après l’avoir terminé, il a recommencé. Quand il est retourné pour la troisième fois à la page un, je n’y ai plus tenu.

«Qu’est-ce qui ne va pas?»

«Il y a quelque chose d’étrange, qui ne cadre pas avec le bilan de santé de Savary avant qu’il ne devienne professionnel. Mais je préfère ne pas vous en parler maintenant, parce qu’il faut d’abord que je revoie ce dossier, et il faut aussi que je consulte Denereaz.»

«Et vous ne voulez pas me dire…»

«Excusez-moi, Marie, mais je ne peux pas. Il faut que je voie Denereaz, parce que j’ai besoin de l’opinion d’un cardiologue. Je me trompe peut-être absolument, et je ne voudrais pas avoir prononcé des paroles inconsidérées. Ce sont des choses trop graves.»

J’avais déjà constaté plusieurs fois chez lui cette solidité de roc, cette intégrité sourcilleuse; surgie de je ne sais où, une petite voix m’a murmuré que c’était pour cela que je finirais par l’aimer vraiment, parce que j’avais toujours voulu rencontrer un partenaire comme lui. Bien sûr, j’avais pensé que Rico était la solidité personnifiée. Mais je me demandais, depuis qu’il s’était tiré comme un lâche, si je n’avais pas été aveugle à sa fragilité psychique, cachée qu’elle était derrière son allure (séduisante en diable) de grand ours aux larges épaules.

J’ai donc laissé partir Van Holt sans qu’il m’ait rien dit.

«Si je résous le problème aujourd’hui, je vous explique tout ce soir», a-t-il assuré en s’en allant.

Nous nous voyions désormais régulièrement au Café Romand. Si nous étions pressés, ce n’était que le temps d’un apéro, si nous le pouvions, nous allions ensuite dîner ensemble. Parfois, il est même descendu jusqu’à ma caravane. Mais il s’est toujours arrêté à la porte. Il m’était impossible, du moins pour l’instant, d’aller plus loin.

J’ai passé la journée à consulter les gens les plus divers à propos de factures qu’ils avaient reçues ou envoyées, à jeter des coups d’œil dont je me reprochais la légèreté sur des comptabilités étrangères. Dans l’ensemble, j’avais la sensation que la boîte à propos de laquelle je faisais cet audit cachait quelque chose, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Mon interlocuteur à la Banque de Crédit me pressait pour que je lui donne une première impression, mais c’était pour moi, avec ces comptes, comme pour le rapport d’autopsie: l’instinct professionnel vous dit que quelque chose cloche, mais vous n’arrivez pas à voir ce que c’est, et vous n’avez pas envie d’enfoncer un innocent en prononçant, comme aurait dit Van Holt, des paroles inconsidérées.

À cinq heures et demie, je suis allée au bistrot. J’en avais marre, et j’avais si peu dormi la nuit précédente que j’ai décidé d’aller me coucher tôt. Circonstance inhabituelle, Van Holt s’est fait attendre. Et comme il est généralement la ponctualité même, j’en étais à me demander s’il ne lui était pas arrivé quelque chose (je devais vraiment être en train de tomber amoureuse, ma parole) lorsqu’il a poussé la porte.

«Excusez-moi, Marie, mais j’ai voulu faire une expérience, et cela a pris plus de temps que je ne pensais. Je n’ai pas vu le temps passer.»

«Vous êtes tout excusé. Moi-même, pour chercher un résultat, je n’ai pas lâché prise avant trois heures du matin, en ayant la sensation qu’il devait être minuit.»

Le garçon avait décrété quelques soirs auparavant, le regard ailleurs comme s’il parlait aux lustres, qu’«il adorait être le témoin d’histoires d’amour»; il nous a servis sans que nous demandions rien. Nous étions devenus des habitués, et il ne s’adressait à nous qu’en nous appelant «les amoureux». Je ne m’étais pas encore remise au Campari, preuve qu’en dépit de ces remarques idylliques quelque chose ne tournait toujours pas rond dans ma comptabilité personnelle.

«J’ai comparé le rapport d’autopsie et le bilan de santé de Damien Savary, et j’en ai discuté avec Denereaz. Nos conclusions coïncident. Ni à l’électrocardiogramme ni à l’échographie d’il y a cinq ou six ans, on ne voit trace d’une cardiomyopathie hypertrophique.»

«Et qu’est-ce que c’est que ça?»

«Je vais vous faire un petit exposé, excusez-moi de jouer au prof. La cardiomyopathie hypertrophique se caractérise par un épaississement plus ou moins important du muscle cardiaque, c’est cela qu’on appelle hypertrophie.» Il a sorti un carnet de sa poche et s’est mis à faire un croquis du cœur pour illustrer ce qu’il disait. «Dans environ soixante-dix pour cent des cas, elle est transmise par les parents, et on considère qu’il s’agit d’une maladie génétique. Elle est la conséquence d’anomalies sur les chromosomes responsables de la fabrication des différentes protéines qui constituent le muscle cardiaque. Vous me suivez?»

«Jusqu’ici, ça va.»

«À chaque conception, le risque de transmission est de cinquante pour cent, qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille. Le fait d’être porteur de l’anomalie génétique ne veut pas nécessairement dire que l’on va la développer, la maladie peut sauter une génération. Et l’évolution clinique au sein d’une même famille atteinte peut varier d’une personne à l’autre. J’ai donc besoin du bilan de santé des parents et des grands-parents Savary pour savoir s’il pouvait être porteur de l’anomalie.»

Je ne voyais pas précisément où on allait, mais j’ai sorti mon téléphone et j’ai appelé Juliette Savary.

Elle a commencé par vouloir savoir où j’en étais.

«Nous avançons à grands pas, Juliette, mais pas vite. Le grand pas, c’est chaque fois que nous réussissons à nous procurer un nouveau document, ou à connaître un nouveau fait. Mais ces choses-là ne tombent malheureusement pas du ciel en succession rapide.» Elle a eu un petit rire triste. «En fait, je vous téléphone parce que les médecins qui sont en train d’examiner les bilans de santé de votre fils se posent des questions auxquelles je ne sais pas répondre. Je vous passe le DrVan Holt.»

Quelques questions ont suffi à Van Holt pour se convaincre qu’à première vue personne n’avait de cardiomyopathie hypertrophique dans la famille. Les grands-parents étaient dans la soixantaine, pas encore à la retraite, et en parfaite santé. Il y avait même une arrière-grand-mère de quatre-vingt-sept ans, alerte, elle aussi. Juliette Savary allait leur demander le lendemain si leurs parents avaient souffert d’une maladie cardiaque. Van Holt étant ce qu’il était, il a demandé à voir les dossiers de la famille, et Juliette Savary lui a promis sans discuter qu’elle allait organiser cela pour le lendemain. Ils ont échangé leurs numéros de téléphone.

«Je vais essayer de rencontrer leur médecin», a dit Van Holt en me rendant mon téléphone. «Je veux en avoir le cœur net. Parfois, les médecins de famille ne disent pas tout à leurs patients. À première vue, je dirais que Savary ne vient pas d’une famille qui a une histoire cardiologique chargée. On pourrait peut-être soumettre tout ce monde à une échographie, pour être vraiment sûr.»

«Bon, où en étions-nous?»

«Ce que nous pensons, c’est qu’à l’autopsie de Savary on a constaté une cardiomyopathie hypertrophique qui était absolument inexistante quelques années auparavant, pour laquelle il n’y a jamais eu aucun symptôme et qu’aucun contrôle médical n’a été capable de détecter avant qu’il n’en meure. Le premier signe de dysfonctionnement c’est, pour autant qu’on sache, l’électrocardiogramme. La cardiomyopathie hypertrophique peut avoir de nombreuses causes; le plus souvent, je vous l’ai dit, elles sont héréditaires. Ou alors, dans quelques cas, la personne est victime de maladies dont il n’y a pas de trace dans le cas de Savary.»

«Donc…? Ne me faites pas languir.»

«La cardiomyopathie hypertrophique dont souffrait Savary pouvait être induite par les anabo­li­sants.»

«Belle découverte. Nous y pensions depuis le début.»

«Là, cela devient palpable. Attention ! Je n’ai pas dit que c’était certain. Mais la comparaison entre le bilan de santé ancien et l’autopsie, c’est assez parlant. Si j’acquiers l’assurance que ni la famille Savary ni les quatre grands-parents ne sont affectés par la maladie, on aura éliminé la plupart des autres causes. La cardiomyopathie hypertrophique saute parfois une génération, je me demande si elle peut en sauter deux ou trois.»

«Et en admettant que les parents et les grands-parents sont OK, comment Savary se serait-il arrangé pour réduire son cœur à cet état hypertrophié en six ou sept ans?»

«Je ne sais pas exactement, et je doute que je le découvre jamais. On voit des choses terribles, depuis quelques années: les sportifs ont recours à des perfusions d’insuline et d’IGF1, c’est un facteur de croissance sécrété par le foie. Pour le muscle cardiaque, c’est très mauvais. Et s’il n’y avait que ça. Mais à cela s’ajoutent les amphétamines, qui provoquent des insuffisances cardiaques. Les anabolisants. Et pour couronner le tout, il y a l’EPO et les transfusions sanguines qui lui sont liées – ça obstrue les vaisseaux qui irriguent le cœur. Bref, je ne peux pas vous dire précisément comment cela s’est passé, mais maintenant que j’ai analysé tous les prélèvements que j’ai faits dans son chalet, je peux vous dire que, entre un cocktail de stimulants qui comprend quelques-unes ou toutes les méthodes que je vous ai indiquées, et l’entraînement qui lui aussi fait épaissir le muscle cardiaque, il a réussi à avoir ce cœur que je n’ai pas vu, mais qui, si j’en crois la description que j’en ai lue, était parfaitement anormal.»

«Faites du sport, ça rend sain, qu’ils disent.»

«Pratiqué à bon escient, le sport prolonge la vie, j’en suis persuadé. Mais en hypertrophiant le muscle cardiaque, le sport à haute dose génère des microlésions, des anomalies du rythme cardiaque. Et la compétition le pourrit.»

«Mais alors pourquoi est-ce que le médecin légiste a conclu à la mort naturelle? Il n’a pas vu que Savary se dopait?»

«Le médecin légiste n’a pas consulté l’histoire de la famille. Il n’avait pas le dossier médical récent de Savary et il faut croire que les résultats des derniers examens, ceux que nous avons trouvés dans ses affaires, lui sont restés inconnus. Il a supposé la maladie héréditaire. Je ne le lui reproche pas. C’était normal qu’il se concentre sur la recherche de produits dopants. Et les substances dont je vous parlais à l’instant son indécelables à l’autopsie. Moi, je dispose du bilan de santé d’avant la compétition, de l’électrocardiogramme d’un mois avant la mort, et du rapport d’autopsie. Le légiste ne disposait que du corps de Savary. Cela dit, les analyses peuvent être faites de plusieurs manières, et je soupçonne ce médecin légiste de s’être contenté des plus élémentaires et d’en avoir tiré des conclusions simplistes: pas de traces d’EPO dans les examens qu’il a faits, donc ce n’est pas l’EPO qui l’a tué. Cœur hypertrophié, donc maladie héréditaire. Il a décidé que c’est la maladie héréditaire qui l’a tué, et non la prise d’une substance qu’il n’a pas décelée. Et comme, sur le moment, ses conclusions arrangeaient tout le monde…»

«Je peux parler de tout ça à Juliette Savary?»

«Attendez deux ou trois jours. Peut-être aurai-je un résultat plus concret.»

«Mais vous êtes persuadé que Savary s’est dopé.»

«S’il n’y a pas trace d’hypertrophie chez les parents, grands-parents et peut-être même arrière-grands-parents, et compte tenu de ce que j’ai trouvé dans sa salle de bains et dans sa table de nuit, je ne vois pas d’autre explication aux divergences entre les différents documents. L’hypertrophie acquise prouve l’absorption des anabolisants. Et dans ce cas-là, l’EPO n’est jamais loin, même s’il n’y en a plus trace dans l’organisme.»

Là-dessus, nous avons rangé notre matériel, et nous sommes allés au flon nous asseoir devant un repas et une bonne bouteille. Nous avons parlé de politique, de cinéma, de tout et de rien, mais plus un mot n’a été échangé sur Savary.

Il faisait doux, et Van Holt m’a proposé de me raccompagner à pied. Nous sommes descendus jusqu’à Ouchy. En route, il m’a entouré les épaules de son bras et, contrairement à d’autres fois, je me suis laissé faire. Ma convalescence avançait, décidément.

Nous n’avons pas dit grand-chose, nous nous sommes contentés d’être ensemble. Nous étions presque arrivés, on entendait déjà les musiques des carrousels, un mélange conflictuel de rengaines de toutes sortes, lorsque je lui ai demandé, je ne sais trop pourquoi:

«Vous vous souvenez des photocopies des emballages de médicaments? Vous aviez dit qu’il y avait une substance curieuse, qui n’aurait pas dû être là…»

«Oui, le Nocteril. Je l’avais oublié.»

«C’est quoi, le Nocteril?»

«C’est un neuroleptique et, si je m’en souviens bien, c’était même la dose forte. Ça m’a un peu surpris dans la panoplie d’un sportif à l’entraînement. On s’excite, dans ces cas-là, on ne dort pas. Les gens qui prennent de l’EPO mettent même leur réveil au milieu de la nuit, pour faire des pompes, ou du vélo de chambre, mais…»

Je me suis arrêtée net. C’était au moins la troisième fois en peu de temps que quelqu’un me parlait de ce réveil nocturne. Il avait les yeux ouverts, mais ce n’était pas ses yeux. C’était… C’était comme une bête traquée qui m’aurait fixé. Pendant quelques secondes, ç’a été comme si j’avais été frappée par la foudre. Je pense qu’il a eu peur, à la dernière seconde. Puis le sang m’est monté à la tête et les mots sont sortis de moi tout seuls.

«Ah ! Nom d’un chien ! C’était donc ça ! Ah ! l’imbécile ! l’idiote !»

«Mais qu’est-ce qu’il y a, Marie?»

«Vous ne voyez pas?»

Le tableau était clair devant moi comme de l’eau de roche, il me semblait impossible qu’il ne soit pas évident pour lui aussi.

«Je comprends que vous venez de faire une découverte, mais je ne saisis pas…»

«Et si on avait donné cette pastille à Savary pour qu’il ne se réveille pas?»

Il m’a regardée comme si j’étais folle à lier. Lui aussi, comme Marcel, était prêt à tout croire des cyclistes: ils feraient n’importe quoi, ou plutôt, ils se feraient n’importe quoi pour gagner. Mais jamais ils ne tordraient le moindre cheveu d’un autre. Pourtant, si j’avais raison, il en allait pour la moyenne des cyclistes comme pour tous les êtres humains. Il y avait des assassins potentiels parmi eux, dans des proportions semblables à celles du reste de l’humanité.

Pendant que je me disais tout ça, Van Holt devait s’être tenu un discours parallèle; il avait changé de tête, et maintenant il avait tout du chien de chasse.

«Ça s’élimine vite, ce Nocte machin chose?»

«C’est la question que je me posais. Il faut que je voie ça. Mais je ne sais pas si les prélèvements faits permettent de le déceler, ou si une nouvelle autopsie serait nécessaire. Et, même ainsi, il n’est pas dit qu’on le trouverait, s’il est là.»

«Mais vous pensez qu’il y a une chance?»

«C’est possible, en tout cas. Ce n’est pas quelque chose que le médecin légiste a cherché, bien entendu. Il n’y avait aucune raison qu’il le fasse. Mais ce que je ne vois pas, c’est qui aurait pu faire ça.»

«Moi si, je crois. Mais laissons cela pour l’instant. Il faut que j’y pense encore un peu avant d’accuser. Il vous faut les prélèvements. Pour ça, il faut que je demande l’aide de l’inspecteur Léon; si on lui amène un assassin, il acceptera peut-être.»

«Mais n’importe qui pourrait avoir pris cette pilule.»

«C’est entendu. Ça peut n’être qu’un hasard, mais… Non, je ne peux pas vous expliquer maintenant pourquoi tout à coup je pense que c’est bel et bien Savary qui a avalé ce comprimé, sans doute sans s’en apercevoir. Si je me trompe, Léon m’assommera. Mais, une fois de plus, une fois de moins, je suis aguerrie.»

À cet instant, mon téléphone a émis une vibration. J’ai regardé l’écran. Le texto disait: Lavinia Curzio, pharmacienne à Gênes. Suivaient l’adresse et le numéro de téléphone de la pharmacie que Van Holt et moi connaissions. Et ça se concluait par: Tu me dois une bouteille de champagne. Cesco.

Je suis restée là à regarder cet écran comme s’il pouvait encore ajouter quelque chose. J’essayais de me souvenir de ce qu’on m’avait dit dans cette pharmacie de Gênes. Curzio étant aussi un prénom, c’est moi qui avais pensé que c’était un homme. En italien, on n’utilise généralement pas les pronoms des verbes, du moins dans la langue parlée, c’est moi qui, en traduisant les propos du pharmacien en français, avais ajouté des «il». Avec d’autant plus de facilité que je n’avais pas vu de femme dans le magasin.

«Alors, qu’est-ce qu’il se passe?» Ça, c’était Van Holt, je l’avais oublié. Son idée d’aller à Gênes et de chercher à acheter des médicaments interdits dans plus d’une pharmacie nous donnait, je le sentais, une clef importante de l’énigme.

Je lui ai tendu le téléphone, et à son tour il a lu le texto. Puis il m’a regardée, et nous nous sommes mis à rire. Nous n’avons pas échangé un mot de plus. Nous étions là, béats, comme deux galopins qui ont réussi une bonne blague.

Nous étions parmi les carrousels, je l’ai entraîné vers la grande roue; il fallait qu’on fête l’illumination soudaine de mon cerveau. Pour une fois, pendant que la roue tournait, je n’ai rien vu, parce que nous étions tellement contents de nous que nous nous sommes embrassés pendant au moins trois tours complets.


(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

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