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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (13)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

XIII

 

Il a fallu attendre quelques jours pour rencontrer l’ex-compagnon d’équipe de Damien Savary. finalement, l’agenda d’Ofelia et celui de Sébastien Pahud, c’était le nom du jeune homme, ont fini par coïncider.

Ce délai m’a permis de me débarrasser de Walser, que j’avais littéralement en travers de la gorge.

Il est arrivé un matin sans rendez-vous, fringant et fat dans un costume blanc, cravate jaune, chaussures noir et blanc et borsalino blanc vissé sur le crâne. Le comble du ridicule.

Il est entré sans sonner, il est venu tout droit s’asseoir dans mon miteux (mais confortable) fauteuil des clients, et a posé dans le cendrier le mégot de cigare qui pointait au coin de ses lèvres, a arrangé les plis de son pantalon et a enfin daigné lâcher, en guise de bonjour, un:

«Alors?» sur un ton condescendant.

«Alors je vous attendais», ai-je rétorqué.

Comme il tournait le dos à la porte, il a manqué l’expression de Sophie, qui s’était levée, indignée par tant de désinvolture, et le fusillait du regard depuis le seuil. Je lui ai fait signe de laisser tomber, et elle est retournée s’asseoir avec un haussement d’épaules.

J’ai fait semblant de fouiller dans le classeur suspendu qui était sous ma table.

«Je suis arrivée à la conclusion que je ne suis pas la personne pour vous, ce genre de travail doit être fait par un homme ou une femme de lettres, mais enfin, voici un rapport qui vous indique quelques-unes des bibliothèques où celui ou celle que vous engagerez trouvera les principaux documents sur Machiavel.»

Il a pris la chemise que je lui tendais, ne l’a pas ouverte, l’a même reposée sur mon bureau, comme pour me la rendre.

«Je vous remercie», qu’il a dit. Enfin une amabilité. «Mais entre-temps j’ai réfléchi, et je ne vais pas mettre en chantier ce roman sur Machiavel et la ville de Florence. J’ai rencontré quelqu’un qui me propose autre chose, et on va se concentrer sur son projet. On m’assure que, en France, un projet Machiavel actuellement, ce ne serait pas vendeur. Le roman historique ne marche pas fort.»

«Vous m’en direz tant.»

«Oui, ce sont des modes qui vont et viennent, et en ce moment la mode est ailleurs.»

Comme la première fois qu’il était venu, j’avais la sensation qu’il me parlait d’une fabrique de boulons, ou peut-être des cours de la bourse.

«En somme, mon travail ne vous intéresse pas.»

«Ne vous faites aucun souci, je ne vous demanderai pas de me rembourser.»

«Je vous remercie. Mais je vous conseille de ne pas revenir chez moi pour vos recherches, j’ai compris en faisant celle-ci que je ne suis pas faite pour ce genre de boulot.»

«Et bien, ça aura au moins servi à quelque chose.»

Il s’est levé, sans un regard pour les documents que je lui avais remis, qui sont tout simplement restés là, je l’ai prié de passer chez Sophie pour la dernière formalité administrative et me suis excusée, j’avais un rendez-vous urgent.

En fait, je suis descendue dans un café en apparence suffisamment crado pour qu’un homme en blanc l’évite, et j’ai bu un pot en attendant qu’il soit parti.

Ouf ! Qu’il aille chercher ses dopants littéraires ailleurs. Bon débarras.

Pendant ces quelques jours, mes rapports avec Van Holt, que je commençais à peine à appeler Jan, n’ont pas beaucoup progressé. J’ai toujours regardé avec un étonnement teinté de curiosité les hommes qui sont capables de passer avec désinvolture d’une relation amoureuse à l’autre; j’ai vu plus d’une fois des amis être quittés par une femme, puis sortir (et rentrer) le surlendemain avec une autre tout en me racontant qu’ils souffraient. Moi, je n’avais jamais pu, même avec des amants éphémères. Il a toujours fallu que la relation soit finie jusque dans les replis de mon cerveau pour que je me lance dans une nouvelle aventure. C’était d’autant plus fort cette fois, car jamais auparavant je ne m’étais engagée avec un homme comme je l’avais fait avec Rico. Pourtant, j’avais fini par me l’avouer en le lui avouant, Van Holt m’avait attirée avant que Rico ne disparaisse de ma vie. Que serait-il arrivé, s’il n’avait pas rencontré sa Bulgare?

«Je me demande s’il n’a pas en quelque sorte pris les devants, s’il n’a pas d’une manière ou d’une autre senti que tu pourrais lui échapper», a observé Pierre-François à qui j’ai fait part de ma perplexité. «Ce rapport que tu as eu avec lui, plus profond que les autres, t’a mûrie, et tu allais un jour ou l’autre t’apercevoir que vous n’étiez plus sur la même longueur d’onde. Qui plus est, j’ai toujours pensé que, la plupart du temps, les rapports se terminent comme ils ont commencé: vous avez eu le coup de foudre et vous vous êtes jetés dans les bras l’un de l’autre sans trop analyser qui vous étiez. Le risque que cela se termine brutalement était grand.»

«Je connais des couples qui durent depuis vingt ans et qui ont commencé sur un coup de foudre.»

«Moi aussi, j’en connais; mes parents, par exemple. Ils se sont mariés un mois après s’être connus en dépit de la résistance acharnée des Girot et des Clair, et seule la mort les a séparés, comme on dit à l’église. Mais ce sont plutôt des exceptions. Et je pense vraiment que le risque de la rupture brusque est plus grand, lorsque le début est brusque.»

«Dans ce cas-là, si ça s’arrange, mon rapport avec Van Holt c’est pour la vie, au rythme où ça va.»

«Peut-être. En tout cas lui, ce n’est pas le genre d’homme qui papillonne. Lucie pense qu’il est amoureux fou de toi. Et, comme tu sais, pour ces choses-là, Lucie se trompe rarement.»

«Pour les coups de foudre à sens unique, tu as aussi une recette? Parce que moi, pour l’instant, je ne sais pas…»

«Non, chère amie, je n’ai pas de recette. Mais je vais observer attentivement votre évolution commune et cela me permettra d’en concocter une.»

En attendant, dès que je pensais à moi, je me sentais bizarre. C’était comme si je ne me reconnaissais pas. J’entrevoyais que probablement, dans mon rapport avec Rico, c’était moi, depuis longtemps, qui prenais toutes les initiatives. Ce n’était pas là quelque chose de conscient, je n’étais même pas sûre d’avoir raison. Mais chaque fois que je voyais ma passivité face à Van Holt, je ne pouvais m’empêcher de constater que mon comportement actuel était à l’opposé de ce que j’avais fait jusque-là.

Bref, j’étais obligée de vivre dans une certaine schizophrénie: désorientée d’un côté, et enquêteuse logique de l’autre. C’était vraiment de la malchance que je me sois lancée dans une enquête qui demandait rigueur et intuition à la fois à un moment où ma vie personnelle hypothéquait l’énergie qui aurait permis à mon cerveau de fonctionner à cent pour cent.

Mais bon, il n’y avait qu’une solution: aller de l’avant, en me disant que j’avais de la chance. Rico m’avait certes abandonnée, mais grâce à Van Holt je ne me sentais pas méprisée – j’aurais pu me dire que, si Rico s’en allait, c’était ma faute, parce que je n’aurais pas été ceci ou cela. Van Holt m’a évité de tomber dans ce type de gamberge.

J’ai donc rencontré Sébastien Pahud autour d’un plat de cannelloni. Ofelia a invoqué un prétexte pour s’en aller avec son mari, et nous nous sommes retrouvés tous les trois, Cesco, lui et moi. J’étais quelque peu surprise. Je m’étais attendue à un garçon tout juste sorti de l’adolescence, mais Sébastien Pahud devait avoir trente-cinq ans au bas mot. Je me suis dit que, dans l’état où j’étais, avec un type qui avait l’air mûr et réfléchi il valait mieux ne pas faire ma maligne – je finasserais une autre fois. En entamant le deuxième cannellone j’ai expliqué pourquoi j’avais voulu le voir.

Ç’a été plus facile que Cesco ne l’avait craint.

«Je ne voudrais pas que ce que je vais vous raconter ait pour résultat que je ne peux plus approcher mes ex-compagnons», a-t-il commencé par dire, comme prévu.

«Ce que je veux, c’est comprendre qui était Damien Savary. Je ne vous demande pas un témoignage au bout duquel il faudrait que je vous cite dans un tribunal. Quoi qu’il ait fait, Damien est mort. S’il se dopait, il a payé le prix fort. Et c’est justement cela, que je voudrais savoir. Je n’ai que les témoignages de ses proches, qui ne disent de lui que du bien. Vous l’avez approché, je pense?»

«Oui, je le connaissais déjà lorsqu’il était junior. Des dons exceptionnels, il sortait du lot à tout point de vue. Il mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Affûté comme une lame, rien que du muscle, et une puissance naturelle hors du commun.»

Il avait quelque peu souligné le mot naturelle.

«Est-ce que vous sous-entendez que sa puissance incluait aussi une composante artificielle?»

«Pas quand il était junior. Il n’en avait pas besoin. Il avait un taux d’hématocrite naturellement haut, il était avantagé par rapport aux autres. Mais les juniors étaient propres, vraiment propres. Entre parents et entraîneurs, la surveillance et les contrôles étaient féroces, du moins dans le groupe de jeunes dont je me suis un peu occupé. Par la suite, évidemment…»

Il avait mastiqué en silence le temps d’un cannellone.

«Le problème, voyez-vous, c’est que pour parler de Savary, qui est mort, je suis tout de même obligé de mettre en cause des gens vivants.»

«Si vous avez l’intention de me raconter que les Stylo se sont fait prescrire des trucs bizarres par le Dr Weiss, ou par un autre, je sais ça depuis des années.»

C’est Cesco qui a dit ce qu’il fallait:

«Sébastien, je te donne ma parole d’honneur que, pour ce qui est de ce que tu pourrais raconter, ton nom ne sortira jamais d’ici. Marie aussi, je pense. D’ailleurs, moi, je vais aller bricoler dans la pièce d’à côté. Si vous avez besoin de moi, appelez-moi.»

Pendant qu’il se levait, j’ai renchéri.

«Je suis tenue à la discrétion, sinon plus personne ne me renseignerait, ma parole d’honneur va par conséquent de soi. Mais je vous la donne.»

Il nous a regardés tour à tour, a dû voir que nous étions sérieux et nous croire. Cesco est parti bricoler, et Sébastien Pahud s’est lancé.

«Je suis entré à l’équipe Stylo deux ou trois ans après qu’elle a été mise sur pied.»

«Vous avez connu Marcel Barraud?»

Il s’est tortillé sur sa chaise.

«J’ai parfois des remords, quand je pense à lui. Il a compris ce qui se passait avant tout le monde. Nous lui avons tous tourné le dos. Il faut dire que les dirigeants n’ont pas joué franc jeu avec nous.»

«Qu’est-ce que vous entendez par là?»

«Je suis arrivé avant le départ de Marcel et de quelques autres, mais je n’ai été intégré à l’équipe que parce qu’ils ont fait défection. On nous a dit pis que pendre à leur sujet. Mais les responsables ont tiré les leçons de leur “ rébellion ”, c’est ainsi qu’ils qualifiaient ces abandons. Ils n’ont plus envoyé des ignares à la pharmacie se chercher des produits à la limite de la légalité. On nous a soignés à la maison, pour ainsi dire. Pendant les entraînements, on nous a raconté que les piqûres qu’on nous faisait, c’étaient des vitamines, et un extrait de corticoïdes, inoffensif.»

«Vous y avez cru?»

«Bien sûr. Si on posait une question, on nous priait de ne pas gaspiller notre énergie pour douter, de la garder pour courir. Des années plus tard, un ex-coureur devenu médecin m’a dit que ça n’existait pas, les extraits de corticoïdes. On nous injectait de la cortisone, un point c’est tout. Et dieu seul sait quoi d’autre, moi je n’ai jamais réussi à le découvrir.»

«Mais il est arrivé un moment où vous vous êtes dopé volontairement?»

«Je vais vous dire: entre le moment où j’ai commencé à courir et le moment où j’ai arrêté, les moyennes ont augmenté de quelque chose comme huit kilomètres-heure. Il y en a qui disent moins, il y en a qui disent plus. Peu importe. figurez-vous qu’en 2003, Hans De Clerq, la lanterne rouge du Tour de France, a réalisé pratiquement la même moyenne horaire que Bjarne Riis, le vainqueur de 1996. Juste pour dire. Le fait est que le plus crétin des crétins a fini par s’apercevoir qu’on ne faisait pas des moyennes pareilles à l’eau claire, ni même aux vitamines. Nos parents “ salaient la soupe ”, ce qui signifiait qu’ils prenaient des amphétamines. Nous, on a fini par se rendre compte que, pour faire des résultats, ça ne suffisait pas; il s’agissait de “ charger la mule ”, de “ prendre un fond de jante ”, c’était l’euphémisme pour les hormones de croissance et les corticoïdes, et de se “ bourrer le canon ”, en d’autres termes de prendre de l’EPO. Et ainsi de suite. L’argot cycliste est inépuisable pour exprimer la chose.»

«Vous, qu’est-ce que vous avez entrepris, pour pouvoir courir les moyennes démentielles?»

«De ma propre initiative, rien, au début. Pendant un certain temps, je me suis laissé faire. Je ne voulais pas savoir ce qu’on m’injectait. Et puis, il est arrivé un jour où il a fallu que je choisisse.»

Il était évident que Sébastien Pahud souffrait de devoir avouer, mais il a été franc:

«Je me suis procuré de l’EPO. En Suisse, ç’a commencé par être facile. Le jour où c’est devenu compliqué, je suis allé ailleurs. En Italie, en Espagne. Au Nord. À l’Est. On a le choix. Et je n’ai pas voulu en parler avec notre médecin, qui pourtant devait savoir. Weiss avait été remplacé, à ce moment-là. J’ai commencé à avoir d’assez bons résultats. Et puis il y a eu l’affaire Festina. Et maintenant moquez-vous si vous voulez, mais je n’ai compris qu’à ce moment-là que tout le monde faisait comme moi.»

Il m’a regardée par en dessous.

«Vous pensez peut-être que j’ai oublié Savary, mais ce n’est pas le cas. J’essaie de vous dépeindre le tableau dans lequel il est venu s’insérer.»

«Et pour vous, comment est-ce que cela a fini?»

«Je n’ai jamais pris les quantités énormes d’EPO qu’ont prises d’autres, juste ce qu’il fallait pour me maintenir dans une bonne moyenne. Une étape gagnée de temps à autre, une bonne place dans une classique, toujours dans le premier tiers des classements généraux.»

«Vous avez eu des séquelles physiologiques?»

«On ne saura jamais d’où cela venait. Un de mes genoux a enflé outre mesure, je n’arrivais plus à pédaler, ni même à marcher. Les médecins de l’équipe ont voulu me traiter avec des produits que je ne connaissais pas, et là, je dois dire que je n’ai même plus discuté. Je suis allé voir un médecin réputé, à qui j’ai donné la liste de tout ce que j’avais pris consciemment. Il m’a ordonné de tout arrêter et n’a accepté de me soigner que si je me soumettais à ses prescriptions. Il était certain que ma maladie était une réaction à la testostérone que j’ai prise. Depuis, d’autres médecins m’ont dit que ce n’était pas si sûr. Mais dans tous les cas, lorsque mon genou est redevenu normal, c’est moi qui n’ai plus eu envie de continuer à faire du vélo. J’avais trente-quatre ans, depuis quatorze ans je n’avais rien fait d’autre, il me semblait que le moment était venu de changer de vie. Ç’a été dur, mais j’ai réussi. Et c’est Savary qui a été titularisé à ma place.»

«Et ce Savary, qui était-ce?»

«Un fanatique. Un grand admirateur de sa propre personne. Très conscient de sa propre importance. Sa taille, sa force, et son physique en général en faisaient un coureur-né. Mais l’essentiel n’était pas là. Vous savez ce que dit Ferdy Kubler, qui en la matière en connaît un bout: c’est bien d’avoir des jambes mais, pour gagner, il faut la tête. Les jambes seules ne suffisent pas. Savary avait des jambes exceptionnelles, et une tête grosse comme ça. Plus une ambition démesurée. Il ne m’a jamais été très sympathique.»

«C’est-à-dire?»

«C’était un grand calculateur. L’année dernière il a fait Liège-Bastogne-Liège en tête, il savait parfaitement qu’il ne pouvait pas finir premier, qu’il ne tiendrait pas le coup jusqu’au bout. Il a choisi d’être en tête pendant plus de deux cents kilomètres, pour qu’on le remarque tout de même. C’était la meilleure manière de se tester, disait-il. Cette année, il aurait gagné, j’en suis certain. Et croyez-moi, c’était un des candidats à la succession de Lance Armstrong en tête du Tour de France.»

«Un petit Suisse comme lui?»

«Ça n’a rien à voir. Lorsqu’on rencontre un leader-né, ça se reconnaît.»

«Et pourtant, à vingt-six ans, il est déjà mort.»

«Vous savez, ça m’étonne. Un Savary qui dépasse la dose…»

«Vous ne croyez pas à une mort naturelle?»

«Je ne sais pas que penser. Je vois mal un Savary faire abstraction d’une malformation cardiaque de naissance.»

«Pourquoi est-ce si inconcevable?»

«Parce que ce type-là tenait trop à sa petite personne. S’il avait eu une malformation congénitale, il l’aurait su. Or je vous jure que, au contraire, il était persuadé d’avoir un cœur en or massif. Il me l’a même dit.»

«Mais peu avant sa mort, on a détecté des anomalies. Il a continué comme si de rien n’était.»

«Parce qu’on ne lui a pas dit les choses clairement, et qu’il n’avait pas encore eu le temps de les découvrir pour son compte. Mais il faut croire que, subjectivement, il se sentait en pleine forme, sinon, croyez-moi, il aurait réagi. Vous pouvez me décrire comment il est mort?»

J’ai reconstitué pour lui le tableau que je m’étais fait de la mort du cycliste et, pour faire bon poids, j’y ai ajouté celui des résultats sommaires de l’autopsie dont j’avais entendu parler. Il a écouté avec concentration, sans un mouvement.

«Vous savez quel est le plus grand danger de l’EPO?» a-t-il demandé lorsque je me suis tue.

«Je sais qu’elle peut favoriser les embolies.»

«Mais vous ignorez peut-être que le moment le plus dangereux, c’est la nuit. L’EPO augmente la densité du sang, elle se dépose sur les parois des artères, et ça finit par les obstruer. Lorsqu’on dort, la fréquence cardiaque est ralentie, et comme du moment qu’il est épaissi le sang afflue plus difficilement, le cœur peut s’arrêter de battre.»

«Euh… Alors un type qui prend de l’EPO ne peut plus dormir tranquille?»

«Vous ne croyez pas si bien dire. Les coureurs qui ont eu recours à l’EPO se font réveiller la nuit, parfois.»

«Vous croyez que Savary voulait se lever pour faire des pompes, ou quelque chose dans le genre?»

«À quelle heure est-il mort?»

«Entre deux et quatre heures du matin.»

«Dans ce cas-là, c’est une hypothèse à envisager.»

Une espèce de tourbillon s’est fait dans ma tête, de petits détails ont surgi, ténus, fuyants. Un instant, j’ai cru comprendre. Et puis tout s’est estompé, comme le fantôme d’Hamlet. Mais il m’est resté la sensation que c’était dans cette direction-là que je devais chercher.

«Bon, essayons de voir un peu mieux qui était ce Savary. Très doué. Très ambitieux. Vous pensez qu’il prenait des substances interdites?»

«Je n’en sais rien, ses contrôles étaient certainement négatifs, alors qui suis-je pour accuser. Graeme Obree, vous voyez qui c’est?»

«Non.»

«C’est un ancien recordman cycliste de l’heure. Il m’a dit que, à son avis, quatre-vingt-dix-neuf pour cent des coureurs de l’élite prennent aujourd’hui de l’EPO ou une drogue similaire. Pas parce qu’ils tiennent à se doper: c’est simplement pour être au même niveau que les autres. Je ne sais pas ce que Savary pensait exactement mais, pour lui, il n’était pas question de ne pas devenir un champion. Il en avait réellement les moyens, d’ailleurs, ce n’était pas comme son chevalier servant.»

«Qu’entendez-vous par chevalier servant?»

«Jacques Junot, bien entendu. Ils étaient frères de lait, ou quelque chose d’approchant. Ils étaient toujours ensemble. Jacques est aussi ambitieux que l’était Damien, mais il n’a pas tout à fait les moyens de ses envies. Vous devriez le rencontrer, vous comprendriez tout de suite.»

«Je l’ai rencontré, et il est vrai qu’il ne m’a pas transportée d’enthousiasme.»

«Le seul auquel il déférait était Damien. Mais j’ai toujours pensé que sa soumission cachait une part de ressentiment. Damien était un leader naturel, il ne devait rien faire pour cela. Tandis que l’autre devait régater pour suivre. Il faisait de bons résultats, mais pas aussi bons que ceux de son ami.»

Un instant, j’ai revu le visage fin, les yeux transparents de Jacques Junot.

«Je ne peux rien vous dire de plus», a conclu Sébastien. «À part le fait que, si on ne change pas les choses rapidement, le sport cycliste de compétition risque de perdre sa part de rêve, et de mourir comme un somnambule qu’on réveille. C’est un des rares sports qui soient restés vraiment populaires; vous allez vous mettre au bord d’une route, vous pouvez nous serrer la main. À l’arrivée, au départ, on peut nous toucher, nous parler, échanger des plaisanteries; et pour nous, la chaleur que dégage le public est précieuse. J’adore ce sport. Mais il est pourri.»

«Par le dopage?»

«Par l’argent. Le dopage n’est qu’une conséquence. Ou plutôt, il y a deux sortes de dopage: celui que pratiquent ceux qui veulent se dépasser – je ne dis pas qu’il est moins dangereux, mais faire toujours mieux, c’est un des instincts innés de l’homme, c’est le moteur du progrès. Et, pour cela, on se donne un coup de fouet. L’autre sorte de dopage, c’est celui qui découle du fait que le cycliste est devenu une espèce de colonne Morris. Il est le porteur d’une ou de plusieurs images de marque. Le nom de son équipe est celui d’une boîte qui fabrique une marchandise qu’il faut vendre. Les sponsors exigent qu’on se fasse remarquer. Et à partir du jour où quelqu’un a introduit des produits comme l’EPO, ils ont transformé le sport et accéléré les cadences. Beaucoup d’athlètes se dopent parce que c’est le seul moyen pour eux d’assurer leur pain quotidien.»

Il a pointé un doigt agressif dans ma direction.

«Vous n’allez pas me croire, mais la plupart des sportifs sont très inquiets, et ils ne souhaitent qu’une chose: qu’on ne se dope plus. S’ils continuent à compromettre leur santé, c’est parce que les contrôles antidopage sont inefficaces.»

«On en entend parler sans arrêt pourtant.»

«La majorité des athlètes seraient très heureux de s’y soumettre, mais à une condition: qu’ils soient généralisés, et qu’ils décèlent tout ce que tout le monde prend.»

«Si je comprends bien, c’est la seule planche de salut que vous voyez pour le cyclisme.»

«Pas tout à fait, mais c’est un des moyens de sortir de l’impasse. L’Agence mondiale antidopage fait de réels efforts, ces derniers temps, et obtient des résultats certains. Elle a promis de redoubler de vigilance pour les Jeux olympiques. On commence à entendre parler de contrôles vraiment inopinés. On m’a dit qu’on allait pouvoir déceler les autotransfusions. Et on vient de m’apprendre qu’on a découvert une méthode pour distinguer, dans le sang, entre l’érythropoïétine produite par les reins et celle injectée. Il y a donc des éclaircies en vue, mais la route est encore longue.»

«On m’a proposé de suivre le Tour de Suisse. Vous pensez que cela peut me servir à quelque chose?»

«Oui. À comprendre les mentalités. Vous ne verrez rien de la cuisine des coureurs. Autrefois, on entrait chez eux comme dans un moulin. Depuis l’affaire Festina, c’est fini. Mais vous verrez des gens, vous entendrez des discours. Trouvez une voiture de suiveurs qui vous emmène pour une ou deux étapes. Je ne sais pas si cela vous fera comprendre comment est mort Damien, mais vous comprendrez, en partie du moins, comment il a vécu.»

Là-dessus nous nous sommes quittés. Il m’a fait promettre une fois encore que je ne dirais pas d’où je tenais toutes les informations qu’il m’avait données, est passé serrer la main de Cesco qui farfouillait dans les entrailles d’un ordinateur, et s’en est allé juste au moment où Ofelia et Laurent revenaient du cinéma.

Ce que m’avait dit Sébastien de Damien Savary coïncidait avec ce qu’avaient raconté les coureurs de son équipe à Marcel. Il m’avait rapporté le matin même, à son retour d’une compétition dont j’oublie le nom, que personne ne savait vraiment si Damien se dopait; tout le monde penchait pour le oui. Mais on lui avait dit que c’était un type fier, qui jamais ne se serait confié à qui que ce soit. Personne, par ailleurs, n’avait entendu parler d’un électrocardiogramme problématique. On lui avait confié aussi que maintenant que Damien n’était plus là pour jouer le rôle de leader, tout le monde respirait mieux. Au fond, ses coéquipiers ne l’aimaient pas beaucoup.

Je suis descendue jusqu’à Ouchy à pied. J’avais la sensation d’avoir touché du doigt quelque chose d’important, mais je n’arrivais pas à saisir ce que c’était. C’était comme si mon pauvre cerveau, très surmené par les émotions que je vivais depuis quelque temps, se dérobait à ma volonté, et me disait que, oui, il avait bien une idée, mais qu’en ce moment il était en voyage. Ça m’agaçait.

Je suis arrivée au luna-park au moment où les clients commençaient à se faire rares. Je me suis encore payé deux tours sur la grande roue, juste pour le plaisir de voir Ouchy de haut, et aussi dans l’espoir que mes idées se remettraient en place. J’ai vu Ouchy, mais les idées ont obstinément refusé de venir. Peut-être qu’après une bonne nuit de sommeil… Et il fallait qu’elle soit bonne, le lendemain je commençais mon travail pour la Banque de Crédit. Si je voulais aller au Tour de Suisse, il fallait que je me remue.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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