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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (6)

 

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Chapitres précédents

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


 

 

 

VI

 

J’ai hésité une dernière fois à appeler l’inspecteur Jean-Marc Léon, de la police judiciaire vaudoise. J’entrevoyais d’avance les difficultés possibles avec les flics thurgoviens, les pharmaciens italiens, les douanes; le soutien de la police de mon canton aurait pu aplanir ma route. Mais, une fois encore, je me suis demandé au nom de quoi je le solliciterais. Ce que les parents Savary voulaient n’était que marginalement de sa compétence: ils avaient envie de savoir si leur fils était mort dopé. Avec le monde du sport en déni, plus ou moins intouchable par-dessus le marché, ma quête était plus qu’autre chose académique. Léon me dirait: «Et puis quoi?» et retournerait à ses oignons. Il se plaint régulièrement d’être surchargé de travail, il n’allait pas se préoccuper d’un cas hypothétique. Un cas de quoi, d’ailleurs? Je savais d’avance qu’il ne m’appuierait pas sans une raison précise. Avec ce que j’aurais pu lui dire à ce moment-là, il m’aurait arrêtée à la troisième phrase en me priant d’aller me faire voir ailleurs.

Bref, le lendemain matin à neuf heures j’étais dans le train sans avoir parlé à personne.

Le voyage durait plus de trois heures jusqu’à Weinfelden, ensuite il fallait passer dans un train régional. À partir de Winterthour, j’ai observé le paysage avec davantage de curiosité, je n’étais jamais venue par ici. Ce n’étaient que douces collines, vaches grasses, fermes proprettes. Je me suis demandé en quoi un terrain comme celui que j’avais sous les yeux pouvait contribuer à l’entraînement d’une compétition cycliste dont on m’avait assuré qu’elle était si difficile. Habiter en Valais, avec des montagnes partout, et s’entraîner en plaine? Bon, je n’allais pas tenter d’appliquer ma logique à un domaine dont je ne connaissais rien.

À l’entrée de Frauenfeld, une façade recouverte de glycine en fleur m’a fait penser aux séjours en Italie, pendant mon enfance. On mangeait le pistil, il est douceâtre, et nous, les gosses, le trouvions exquis.

Ç’a commencé à être un tantinet plus exotique dans le petit train qui allait vers Bischofszell. C’était comme si le temps avait fait un pas en arrière. En passant le long de villages ensoleillés aux noms inconnus, on apercevait, ici le bâtiment d’une école communale, avec sa tourelle qui donne l’heure aux enfants, là des balcons ornés de géraniums; peu de voitures à cette heure-ci. On était loin des capitales. Peu à peu, le terrain se faisait plus accidenté et, lorsque nous sommes arrivés dans la région de Sitterdorf, j’ai compris que l’endroit était parfait pour s’entraîner, probablement, car il y avait de tout: plaine et montagne.

Il était près d’une heure de l’après-midi lorsque j’ai débarqué. On apercevait déjà l’Ochsen, où Savary était mort, depuis le train. Il surplombait la petite gare, c’était une maison à colombages refaite sans doute récemment, une image de carte postale. Le nom de l’auberge s’étalait en lettres d’or sur la façade.

À l’intérieur, c’était conforme: une sommelière aux allures latines, en noir et blanc; un petit tablier ovale recouvrait la bourse qu’elle portait sur le ventre; derrière le comptoir, une femme élancée, la jeune quarantaine, veillait sur la salle d’un œil froid: ce ne pouvait être que la patronne. Et lorsqu’un homme grand et maigre en uniforme de cuisinier, toque et tout, s’est encadré dans ce qui devait être la porte de la cuisine, j’ai été tout aussi certaine que c’était le patron.

«C’est vous qui vouliez la chambre 14?», m’a demandé la patronne lorsque je me suis annoncée.

«Oui.» C’était celle où Savary était mort, j’avais lu ça dans un journal, et je m’étais dit que cela m’apprendrait peut-être quelque chose d’y séjourner. Je me trouve souvent idiote de faire des choses de ce genre, et puis parfois ça mène à une illumination.

Mme Silberschmitt (son nom était inscrit sur une petite plaquette qu’elle portait sur la poitrine – un signe de modernité, tout de même) m’a regardée d’un drôle d’air, mais n’a pas commenté. Elle m’a précédée dans l’escalier étroit qui menait aux étages, et m’a ouvert la porte de la chambre.

«Si vous voulez manger, dépêchez-vous, mon mari éteint les fourneaux dans dix minutes.»

«Non, non, dites-lui que j’arrive tout de suite.»

J’ai jeté un regard circulaire – rien de particulier. Deux lits côte à côte, une commode à l’ancienne, une petite table ronde avec deux fauteuils. C’était meublé avec goût, les rideaux, le couvre-lit, le rembourrage des sièges formaient un ensemble harmonieux de couleurs diverses, et la paroi derrière le lit était d’une teinte genre terre brûlée qui mettait en valeur tout le reste.

Comme je crevais de faim, je ne me suis pas attardée. Je suis allée m’asseoir à la table ronde des habitués, traditionnelle dans ce genre de bistrot. C’est là qu’on recueille, et qu’on peut provoquer, le plus de potins. De plus, l’étiquette tacite veut qu’il soit naturel que les gens se parlent même sans se connaître. Le simple fait d’aller s’asseoir à la table ronde signifie que vous êtes prêt à bavarder, même avec des inconnus.

M. Silberschmitt était un cuisinier correct, surprenant, même, dans cette ambiance de Suisse profonde, dans ce local lambrissé qui sentait le cigare et les odeurs de la campagne: herbe, fleurs et fumier. Il m’a apporté mon assiette lui-même; lorsqu’il est revenu voir si je voulais un supplément à une première portion déjà abondante, je lui ai demandé s’il était né ici.

«Oui; mon père était allemand. Il avait passé en Suisse pendant la guerre et n’a plus voulu rentrer au pays; il a pu rester parce qu’il avait une tante par alliance qui était une enfant du pays, c’est à elle qu’appartenait cette maison. Mon père a pris la nationalité suisse, et maintenant nous sommes thurgoviens. Nous vivions à Frauenfeld, et puis ma tante nous a légué cette belle maison. J’avais fait l’école hôtelière, ma femme et moi nous sommes dit qu’on pourrait tenter notre chance. Et nous ne l’avons pas regretté.»

«Ça marche bien?»

«Très bien. Nous avons du monde toute l’année. L’hiver le personnel de toutes les usines alimentaires qui nous entourent, et l’été les touristes en plus.»

«Les coureurs cyclistes aussi, ai-je lu quelque part.»

Il a soupiré.

«Hélas ! Alors vous avez aussi lu qu’il en est mort un, chez nous.»

J’ai hésité deux secondes, puis me suis lancée.

«Oui, pour être franche c’est même à cause de cela que je suis ici.»

«Je m’en suis douté, quand j’ai vu que vous vouliez le 14.» Il a pris une chaise et s’est assis. «Vous êtes de la police?»

«Non, la maman de ce cycliste est une de mes amies. Elle voudrait comprendre pourquoi il est mort. C’est elle qui m’a priée de venir. Elle a trop de chagrin pour faire le voyage elle-même.»

Ça ne disait pas le fond des choses, mais ç’avait l’avantage de ne pas être faux.

Comme on allait sur les trois heures, j’ai demandé s’il y avait un taxi pour aller jusqu’à Bischofszell, qui était à quelques kilomètres.

«Si vous acceptez mon tracteur», a dit un homme dans la cinquantaine qui était venu s’asseoir près de nous et avait avalé en cinq minutes une méga-bière après laquelle je n’aurais, moi, jamais osé me mettre au volant, «je vous emmène.»

J’ai accepté, en espérant que la bière ne lui faisait pas le même effet qu’à moi. Il n’a pas pipé mot de tout le trajet, et m’a déposée aux abords de la petite ville. De la main, il m’a indiqué la gare:

«Vous longez le bâtiment, vous passez le parking et l’école de judo, ensuite vous avez la poste et, juste après, dans le même bâtiment, vous avez la police.»

Je m’étais imaginé que le flic d’un bled comme Bischofszell ressemblerait à Heinrich Gretler, le comédien zurichois qui, au cinéma, a interprété Studer, l’inspecteur des romans de Friedrich Glauser: entre deux âges, corpulent, imper douteux, démarche lente, chapeau en arrière, Toscano vissé aux lèvres. Je me gourais. Le flic qui est venu à ma rencontre avait trente-cinq ans environ, énergique, visage ouvert, œil alerte – et c’était une femme. Susan Albert, disait la plaquette avec son nom.

«Vous avez de la chance de me trouver», a-t-elle dit, «d’habitude le samedi je ne suis pas là.»

Je me serais prise à coups de pied, je n’avais même pas pensé qu’on était samedi.

En voyant Mme Albert, j’ai tout de suite pensé que mieux valait lui raconter mon histoire sans fioritures ni faux-fuyants. Ce n’était pas le genre à se contenter de baratin. Elle m’a écoutée avec concentration et a fini par dire:

«Bien entendu, c’est moi qu’on a appelée en premier, ce matin-là.»

«Vous y êtes allée?»

«Au pas de course. J’étais dans la voiture, et j’aurais dû aller vérifier je ne sais plus quelle mesure de sécurité lorsque Mark Silberschmitt m’a téléphoné. J’ai un cadavre sur les bras, qu’il m’a dit.»

«Il était mort dans son lit?»

«À côté de son lit.»

«Ah bon, à côté de son lit?»

«Il a dû tenter de se lever, et c’est là que l’arrêt du cœur s’est produit.» Elle a lâché un soupir qui venait du fond d’elle-même. «Ça fait mal de voir un homme si jeune mourir comme ça. Je sais déjà que vous allez me poser la question du dopage. C’est la première pensée que j’ai eue. Mais c’est un milieu incroyable. Tout le monde y vit dans le refus systématique de l’idée que qui que ce soit pourrait se doper. Savary était un coureur propre, tout le monde était prêt à l’affirmer sous serment. C’est tout juste s’ils ne m’ont pas dit que j’étais une femme et que je ne pouvais pas comprendre.»

«Et qu’est-ce que vous avez fait?»

«J’avais lu les journaux après l’affaire Festina, je savais ce que j’avais à faire: je suis allée fouiller les poubelles.»

«Et vous avez trouvé…»

«Rien du tout. Mais je suis têtue comme une mule. Mon mari s’en plaint constamment. Avec mon assistant, qui en principe est plutôt là pour faire la police du feu, on a surveillé le départ de l’équipe le lendemain. Un des gars s’est débarrassé d’un sac de déchets à vingt kilomètres de Bischofszell. Ils ont dû nous prendre pour des arriérés. Mais, nous, on l’a récupéré.»

«Et alors?»

Elle est allée ouvrir un tiroir et en a sorti une pile de feuilles.

«Avant de passer les emballages vides au juge, je les ai photocopiés, et j’ai bien fait, parce que je n’en ai plus jamais entendu parler. Mais j’ai préféré en garder la trace, je me suis dit qu’on ne sait jamais, et vous voyez: vous êtes là. Deux jours plus tard ils avaient décidé que Savary ne pouvait pas s’être drogué, et la messe était dite. Et puis bien entendu on ne peut pas savoir qui a ingurgité ces produits.»

Il y avait là, parmi beaucoup de noms qui m’étaient inconnus, quelques-uns des emballages de Van Holt.

«Vous me permettez de photocopier vos photocopies? Je vais rencontrer un spécialiste de la médecine sportive, j’aimerais les lui montrer. Il ne saura pas d’où elles viennent.»

Il faut croire que la confiance était mutuelle.

«Faites. De toute façon, officiellement, ces copies n’existent pas.»

«finalement, tout ça ne surprend personne», ­ai-je constaté pendant qu’elle passait les feuilles dans la photocopieuse.

«Non, cela ne fait que confirmer les idées qu’on s’est faites ces dernières années. À l’Ochsen, Giovanna, le bras droit des Silberschmitt, est une veuve du Calcio italien, demandez-lui comment son mari est mort. Dans le foot, ils tombent comme des mouches d’atrophie musculaire. Dans le cyclisme, ils meurent d’arrêts du cœur. Dans le football aussi, d’ailleurs, vous avez vu Foé?»

Tout le monde avait vu Foé, apparemment (sauf moi): il était mort en direct, sous les yeux de millions de téléspectateurs.

«Et Giovanna, qui est sensibilisée au problème, m’a raconté que, dernièrement, deux joueurs d’un club portugais s’étaient écroulés de la même manière sur un terrain pendant un match, à quelques semaines d’intervalle. L’un avait vingt-quatre ans, l’autre dix-neuf.»

«Comment se fait-il qu’une veuve du Calcio soit serveuse à Sitterdorf? Elle n’a pas hérité de quelques millions?»

«Tous les footballeurs ne sont pas Beckham, vous comprenez, il y en a qui gagnent leur vie comme vous et moi. Le mari de Giovanna était de ceux-là. Et Giovanna est italienne, mais elle est née par ici. Elle a même acquis la nationalité suisse. Elle n’est partie que pour se marier. Ses parents sont restés. Elle a un fils de dix-neuf ans qui parle bien l’allemand, il étudie à l’Université de Constance, qui n’est pas loin. Je crois que ce qu’elle voulait, après la mort de son mari, c’était fuir le milieu du sport.»

Je me suis promis de parler avec Giovanna.

«Lorsque vous avez vu que Savary était mort, qu’est-ce que vous avez fait? Vous avez appelé le juge?»

«Silberschmitt avait déjà appelé le médecin, j’ai dû le laisser entrer, il a constaté le décès, cause probable: arrêt du cœur. Ensuite j’ai pris quelques photos avec le petit appareil que j’emporte toujours avec moi, ça complète mon bloc-notes, j’ai mis la chambre sous scellés et j’ai effectivement appelé le juge. En attendant qu’il arrive, parce qu’il est à Amriswil, je suis partie à la recherche du compagnon de chambre de Savary.» Elle a passé derrière son bureau, a fouillé dans un tiroir et en a tiré un carnet noir qu’elle a feuilleté jusqu’à ce qu’elle trouve. «Jacques Junot. Il m’a fait une drôle d’impression.»

«Pourquoi?»

«Il était fuyant et j’ai eu la sensation qu’il me cachait quelque chose. J’ai même pensé qu’il avait découché, et qu’il avait trouvé son compagnon de chambre non pas en se réveillant, comme il l’a dit, mais en revenant d’ailleurs.»

«Les photos, vous les avez encore?»

Elle me les a montrées sur l’écran de son ordinateur. Pas des chefs-d’œuvre. Damien Savary avait occupé le lit du côté de la porte. Son visage un peu flou était rouge violacé et semblait exprimer quelque chose entre la peur et l’étonnement. Le haut du corps était sur le sol, une jambe était restée en partie sur le lit.

«Je suis une piètre photographe, je sais», s’est excusée Susan Albert.

Je n’ai pas fait semblant de protester. C’était mieux que rien, mais c’était maigre.

«La mère de Jacques Junot m’a dit que Damien Savary était comme un frère pour lui. Ils se connaissaient depuis l’enfance.»

«Junot nous l’a dit aussi, mais je ne saurais vous expliquer pourquoi, il ne m’a pas convaincue.» Un soupir. «Mais nous, on ne compte pas, dans une enquête de ce genre. Ils envoient des inspecteurs de la police criminelle et, à partir de cet instant-là, nous n’avons plus notre mot à dire.»

Cela expliquait sans doute sa loquacité avec moi: elle était frustrée. J’ai voulu prendre congé.

«Vous connaissez Bischofszell?» m’a-t-elle demandé lorsque je me suis levée.

«Non, mais…»

«Je vais vous faire faire le tour de la ville. Elle est particulière, parce qu’un jour, il y a deux siècles et demi, elle a presque entièrement brûlé, et elle a été reconstruite d’un seul coup par un des grands architectes baroques du moment.»

Le tour de la ville était fait en moins d’une heure. Les rues en pente de la Vieille-Ville étaient véritablement très belles. Beaucoup de maisons avaient été reconstruites par les charpentiers sur le modèle traditionnel de l’époque. Mais, surtout dans ce qui devait être la rue principale, il y avait une série de bâtiments baroques magnifiques. L’Hôtel de Ville était particulièrement splendide. Pur rococo, rose avec des touches de blanc. Au-dessus des fenêtres, en lettres d’or sur fond noir, il y avait les noms de quelques-uns des grands tribuns de l’Histoire: Caton, Pompée, Sénèque, Socrate, Aristote. Pour une si petite ville, c’était particulièrement grandiose.

Le juge du district, qui avait été en charge de ­l’affaire, était absent. D’habitude, on le trouvait à Amriswil, à une vingtaine de kilomètres de là, mais une voix féminine m’a expliqué qu’il était en vacances, et que son substitut ne s’était occupé de rien.

«Vous ne tirerez de toute façon rien de lui», a dit, une pointe de sarcasme dans la voix, Susan Albert. «Les huiles du cyclisme sont arrivées au pas de charge, et ont noyé le poisson. Si on ne m’avait pas pareillement exclue des événements, j’aurais pro­bablement été impressionnée, moi aussi. Mais en m’écartant ils m’ont forcée à devenir critique. J’ai été frappée par le fait qu’il faut parfois des semaines après une compétition pour savoir si un sportif était dopé, mais que, là, en deux ou trois jours, on était sûr que le petit gars était propre, que sa mort était due à une malformation cardiaque. Et maintenant, tout le monde a déjà oublié.»

Elle m’a raccompagnée jusqu’à l’Ochsen, et est entrée avec moi, disant qu’il lui fallait un coup de blanc. Mais j’ai fini par comprendre ce qu’elle voulait réellement:

«Lorsque vous aurez vu votre spécialiste, vous me direz ce qu’il a pensé des emballages?»

«Volontiers. Faisons un échange de bons procédés, si c’est possible. Si je trouve quelque chose, je vous le fais savoir. Et vous, si vous découvrez un détail que votre fonction vous permet de me confier, vous m’appelez.»

Je lui ai donné mon numéro de portable, c’est tout dire.

«Vous comprenez», a-t-elle encore lancé en partant, «il y a des domaines où quelqu’un comme moi ne peut plus agir, une fois que les autorités ont statué. Mais je reste sceptique, je sens qu’il y a anguille sous roche, quelque part, et j’aimerais savoir. Pour ma satisfaction personnelle.»

En sortant, elle a serré quelques mains, échangé quelques propos avec les gens venus assez nombreux boire leurs deux décis du soir – un blanc du pays très bon, auquel Susan m’avait conseillé de goûter et qui avait un goût de revenez-y. En la voyant, petite, boucles brunes, un paquet de muscles et de nerfs dans son uniforme, j’ai repensé à Studer: l’imper crasseux et le cigare manquaient, mais je soupçonnais que Susan Albert n’en était pas moins taillée dans la même étoffe que le mythique inspecteur.

Le soir, l’Ochsen étalait des nappes blanches sur quelques tables situées au fond du bistrot, et M. Silberschmitt a insisté pour que je dîne à l’une d’elles. Le service était assuré par la serveuse que j’avais déjà vue à deux heures. Elle s’occupait essentiellement de nos tables, le reste du bistrot étant dévolu à une petite blonde qui avait tout l’air d’une enfant du pays.

«C’est vous, Giovanna?» ai-je demandé, en italien, lorsqu’elle est venue m’apporter le menu. Elle a soupesé la question un instant, avant de répondre, assez sèche:

«Oui, pourquoi?»

«Susan Albert m’a raconté votre histoire, et je me demandais si vous répondriez à quelques questions. Je suis en train de me renseigner sur le dopage dans le sport pour le compte d’une maman qui est brisée par la mort de son fils.»

«Celui qui est mort ici.»

«Oui, lui.»

«Ce n’était pas un footballeur.»

«Je sais. Mais si je veux pouvoir dire quelque chose à ces parents détruits de chagrin, il faut que je comprenne, et je n’arrête pas d’entendre parler d’arrêts du cœur dans le foot aussi. Aujourd’hui, j’ai en plus appris un nouveau terme: “ veuve du Calcio ”. Alors, je m’informe.»

«On arrête de servir les repas à neuf heures. Vous êtes dans quelle chambre?»

«La 14.»

«Je viens vous parler après neuf heures, ça va?»

«Merci beaucoup.»

«Qu’est-ce que vous prenez?»

J’ai commandé mon repas, et l’ai mangé distraitement. J’avais hâte qu’il soit neuf heures. En attendant que Giovanna termine son service, j’ai commencé à mettre de l’ordre dans les notes que j’avais griffonnées sur mon carnet, avec des abréviations si cryptiques que, si j’attendais deux jours, je risquais de ne plus les comprendre moi-même.

Giovanna est arrivée vers neuf heures et demie, deux verres et une demi-bouteille de Riesling à la main. Elle avait enlevé sa blouse blanche, sa jupe noire, et avait passé des jeans et une chemisette. Elle avait tout à coup l’air vulnérable.

«Si ce que vous faites devait contribuer à la chute d’un seul de ces dopeurs, n’importe lequel, ce sera une parcelle de vengeance pour moi.»

Giovanna n’était visiblement pas du genre à pleurer sur son sort. Elle a servi le vin, nous avons trinqué, puis elle a attaqué:

«Qu’est-ce que vous vouliez savoir?»

«D’abord, qu’est-ce que c’est qu’une “ veuve du Calcio ”?»

Elle a fixé longtemps le fond de son verre, puis elle y est allée.

«Un footballeur, c’est un travailleur de force. Parfois, il joue un match tous les deux jours. Et le foot, c’est un sport physique, où on ne court pas seulement après le ballon, mais aussi après le footballeur qui le détient. Résultat: du stress, des blessures. Et pas le temps de décompresser, pas le temps de guérir. Alors on les bourre d’antidouleurs, de stimulants, de corticoïdes. On leur fait des piqûres, souvent ils ne savent pas eux-mêmes ce qu’il y a dedans. Des vitamines, qu’il disait, le directeur sportif de mon mari. Mais, déjà avant que Paolo soit malade, je n’y croyais pas. La vérité, c’est que, quand ils ne sont pas vraiment en forme, on leur injecte un cocktail de drogues diverses.»

«Mais les contrôles antidopage…?»

Elle a haussé les épaules.

«Ne me faites pas rire. Ils cherchent là où la dope n’est pas. Leurs contrôles dits inopinés sont presque toujours connus d’avance et, quand ils ne sont pas connus, les athlètes disparaissent dans la nature, se font attendre, prennent des produits masquants qui sont autant de drogues dangereuses, bref, ils passent de la poêle dans la braise.»

«Et qu’est-il arrivé à votre mari?»

«Pas un arrêt du cœur. Un jour, une de ses mains a refusé de bouger. Puis un bras, puis peu à peu son corps tout entier. Cela a duré deux ans. À la fin, notre fils, qui entre-temps avait eu seize ans, le portait, il ne pesait plus que quarante kilos, il ne parlait plus. Il n’y avait que son regard… La maladie de Gehrig, qu’ils appellent ça.»

La voix ne s’était pas altérée, mais les larmes coulaient, abondantes, pendant qu’elle parlait. Que dire? Elle ne m’a pas laissé le temps de placer une phrase qui n’aurait pu être que maladroite.

«Mon Paolo, vous n’en avez jamais entendu parler. C’était un joueur ordinaire, dans une équipe sans grand renom; il avait grandi entre Zurich et son village lombard, il a toujours voulu être footballeur, je l’ai rencontré lorsque j’étais apprentie à Zurich, et puis il est parti pour l’Italie, parce qu’on lui a offert cette place, et moi avec lui. On s’est mariés, j’avais vingt ans, lui vingt-deux. On était vraiment des gens ordinaires. Mais la maladie qui nous est tombée dessus n’a rien d’ordinaire. Sauf chez les footballeurs. En quelques années, plus de quinze cas de maladie de Gehrig. Pour le reste de la population, c’est un cas sur plusieurs millions et, d’habitude, cela arrive après la cinquantaine. Mais nos maris n’avaient pas quarante ans, quand ils sont morts. Et nous, on est là, avec nos gosses… Voilà ce que sont les “ veuves du Calcio ”.»

Elle s’est mouchée bruyamment. Cette fois, j’avais compris qu’il fallait laisser que ça sorte. Elle a fixé le mur ocre pendant dix secondes, puis elle est repartie.

«Signorini… Vous avez entendu parler de Signorini?»

«Franchement, non. Je ne me suis jamais intéressée au football.»

«Gianluca Signorini, c’était une star du foot italien. Il était tellement doué qu’on montre des vidéos de ses matches pour enseigner la tactique. Il a passé d’une équipe prestigieuse à l’autre. Je suis allée au match joué en son honneur, en 2001. Paolo était mort depuis six mois. Signorini est venu en chaise roulante, et sa fille a lu son message au public; lui, il ne parlait déjà plus. “ Je voudrais me lever et courir avec vous, mais je ne peux pas. Je voudrais chanter avec vous, mais je ne peux pas. Je voudrais me réveiller, et que tout ceci ne soit qu’un mauvais rêve, mais je ne peux pas. ” On était trente mille, dans ce stade, et tout le monde pleurait. Il est mort, entre-temps.»

Un autre long silence, puis elle m’a regardée droit dans les yeux.

«Maria, fais-le pour nous. Cela m’est égal que ce soit dans le cyclisme et pas dans le foot, mets-les à nu, dénonce leurs combines. Ces patrons de club sont presque tous pareils. Ils exploitent leurs athlètes à mort. Ils les font travailler comme des bêtes et, depuis trente ou quarante ans, ils les gavent de médicaments à des doses telles que c’en devient des drogues.»

«Je ne sais pas si j’y arriverai, Giovanna. Tout le monde nie…»

«Je sais. On s’est mises ensemble, quelques veuves du Calcio, et on a finalement réussi à convaincre un magistrat de Turin. Il enquête.»

«Et toi? Tu restes ici?»

«Le club de Paolo nous a donné une somme, quand il est mort. J’ai proposé à Luca, mon fils, qu’on quitte l’Italie. On n’a jamais rompu nos liens avec la Suisse, mes parents vivent toujours par ici, Luca est venu souvent pendant ses vacances, et il a appris l’allemand. On a décidé de dépenser la somme du club pour ses études, et moi je suis venue ici parce que ce n’est pas loin de Constance, Mme Silberschmitt et moi nous connaissons depuis longtemps, quand elle a autre chose à faire je tiens le restaurant pour elle et, le reste du temps, je sers. J’ai un diplôme de cafetier, moi aussi.»

Elle s’est levée pour partir, et son regard a fait le tour de la chambre.

«Quand nous étions gosses, nous étions persuadés que lorsque quelqu’un mourait, son esprit flottait dans la chambre où il avait rendu l’âme jusqu’à ce qu’on l’en délivre. Peut-être que ton cycliste était ici, ce soir, c’est peut-être lui qui m’a poussée à te parler, cela lui a peut-être permis de s’en aller. Je ne le fais pas d’habitude. Allez, bonne nuit.»

J’ai tout de même évité de me coucher dans le lit du côté de la porte, celui où Savary était mort; j’ai préféré prendre celui du côté de la fenêtre. J’ai bien dormi, en dépit du fait que Giovanna avait conjuré le fantôme, ou peut-être parce que nous l’avions apaisé et qu’il s’était envolé.

Le lendemain matin j’ai pris congé de mes hôtes et de Giovanna, et j’ai grimpé dans le tortillard. Deux heures plus tard j’étais à l’aéroport.

 

(à suivre)

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo. Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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