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Hôtel des coeurs brisés, une enquête de Marie Machiavelli (4)

 

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman à suspense sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

IV


Je me retrouvais dans une de ces situations que je hais: être dans l’obligation de consulter la police d’un autre canton. Thurgovie. Savais-je seulement où cela se situait? Pas vraiment. J’ai épluché la carte de la Suisse et constaté que la Thurgovie se trouvait au-delà de la ligne invisible où je m’étais toujours arrêtée. En Suisse nord-orientale, je n’étais jamais allée au-delà de Winterthour.

Pour apprendre l’allemand autrement que dans les livres, j’avais passé deux ou trois vacances d’été dans une famille de Lucerne. Heureusement, parce que ainsi j’arrive à me débrouiller dans les deux tiers du pays où mes compatriotes parlent cette langue-là. Leur vraie langue maternelle, c’est bien sûr le schwyzerdütsch, un dialecte issu de l’allemand du Moyen Âge qui est parlé avec des variations jusqu’en Bavière, mais ils apprennent l’allemand littéraire au berceau. Par conséquent, pour s’entendre il vaut mieux baragouiner un peu d’allemand. Ou d’anglais. Entre une langue et l’autre, j’arrive toujours à me débrouiller. Grâce à quoi, en épluchant les quelques papiers que Juliette m’avait laissés, j’ai constaté que son fils était mort à l’Hôtel Ochsen, dans un bled proche de Bischofszell, appelé Sitterdorf; j’allais avoir bien besoin d’être polyglotte.

J’ai hésité un instant. Allais-je appeler Jean-Marc Léon, mon contact à la police cantonale vaudoise? Je me suis aussitôt répondu: non, pas encore. Allons voir la police thurgovienne d’abord.

Le lendemain, j’ai commencé par chercher sur internet, et j’ai trouvé le numéro de téléphone de la police locale. Mais alors que pour d’autres administrations communales il y avait le nom de tous les employés (cela allait jusqu’aux apprentis), pour les flics il n’y en avait aucun. Une fois le numéro composé, il n’y a pas eu de réponse non plus. Bischofszell, cela ne me disait rien. J’ai cherché dans le seul manuel que j’avais sous la main: un guide Baedecker de la Suisse qui avait appartenu à mon père et datait de 1907 – il avait même dû appartenir à mon grand-père et avoir été acheté d’occasion, parce que le premier Machiavelli n’était arrivé par ici que vers 1930. Cela m’a permis de localiser tant Sitterdorf que Bischofs­zell, depuis 1907 ils n’ont pas bougé. Mais, avant d’y aller, il fallait que je comprenne dans quel guêpier je m’étais fourrée – ne serait-ce que pour poser les bonnes questions une fois que je serais sur place.

Après réflexion, j’ai décidé d’appeler le médecin dont j’avais fait la connaissance à la mort de mon père. Mon géniteur était allé le voir sans rien me dire peu avant de succomber à un arrêt cardiaque, en quelques secondes. Autant dire que la mort subite de Damien Savary réveillait en moi quelques émotions. J’avais été absolument furieuse lorsque le DrJérôme Denereaz, cardiologue, m’avait téléphoné après avoir lu l’annonce mortuaire dans le journal pour me dire qu’il avait vu mon père quelque temps auparavant.

«Mais alors, vous n’avez pas fait votre boulot», ai-je vociféré (façon de parler, en fait je n’arrivais pas à arrêter de pleurer).

«Si, je lui ai dit que le mieux serait qu’on l’opère, mais il n’a rien voulu entendre. Il m’a promis de revenir, et je l’ai relancé. Il m’a toujours assuré que ce serait pour bientôt. Mais il n’est jamais revenu.»

Un silence s’était ensuivi.

«Si je vous téléphone», a-t-il fini par ajouter, d’une voix peu amène, «c’est justement pour faire mon boulot. Votre père était affligé d’une malformation congénitale, et je me suis fait du souci à votre propos.»

«À mon propos?»

«Oui, chère madame, je me suis dit que, la malformation de votre père étant souvent héréditaire, vous pourriez à votre tour en être affligée. Aussi voulais-je vous proposer un contrôle. Ces choses-là, il vaut mieux les découvrir à temps.»

J’étais allée voir Jérôme Denereaz, un homme de mon âge, blond, fluet, l’allure adolescente, et j’avais compris pourquoi mon père ne m’avait pas parlé de lui et de ses recommandations: il ne l’avait pas pris au sérieux. Je n’ai pas commis la même erreur, et me suis laissé établir un bilan de santé complet. J’avais trente-deux ans à l’époque, et tout allait bien; le cardiologue m’avait recommandé de revenir régulièrement. J’avais obtempéré, j’allais me faire examiner tous les deux ans, rien à signaler. Lausanne étant petite, nous nous sommes rencontrés aussi ailleurs qu’à sa consultation, au cinéma, au bistrot, dans la rue; nous avons fini par avoir des rapports cordiaux, qui allaient un peu au-delà de la relation médecin-patient.

«Bonjour, Docteur», ai-je dit lorsque j’ai enfin réussi à le joindre. En huit ans, il avait fait du chemin. Il était chargé de cours à la Faculté de médecine et avait son propre cabinet. Et, un jour par semaine, il continuait à aller à l’hôpital, où mon père d’abord et moi ensuite avions fait sa connaissance.

«Ah, madame Machiavelli !» a-t-il répondu. Le bon usage ayant été respecté, il a enchaîné: «Alors, Marie, que me vaut cet appel? Quelque chose ne va pas?»

«En quelque sorte. Mais il ne s’agit pas de ma santé. On m’a demandé de regarder de plus près une mort par arrêt subit du cœur.»

«À toi?»

«Ben oui, tu comprends que j’aie besoin qu’on me conseille.»

«Et de qui s’agit-il?»

«D’un cycliste. Un coureur professionnel.»

«Damien Savary?»

«Ah bon, tu sais ça?»

«Déduction rapide, ma chère. Si tu t’en occupes, il y a des chances pour que ce soit un Lausannois. Coureur professionnel lausannois mort soudainement, il n’y en a qu’un, ces derniers temps. Et, pour tout te dire, la cardiologie sportive m’intéresse.»

«Je tombe bien, en somme?»

«Excellemment, dirais-je, si je n’étais si mo­deste.»

«Je peux te poser quelques questions?»

«Je t’en prie.»

«Les parents Savary pensent que quelque chose ne colle pas dans la mort de leur fils, et moi, avant de me lancer, je voudrais savoir où j’en suis. J’ai une première question urgente.»

«Mort subite, mort suspecte. Quand on parle d’un sportif, c’est automatique, mais pas nécessairement justifié. Vas-y.»

«Toi, en tant que cardiologue, est-ce qu’un examen te permet de voir si un sportif se dope? On m’a dit à la fois que, un cœur trop gros, cela signifiait dopage, et que cela ne voulait rien dire du tout.»

«Marie, tout sportif voit son cœur grossir. C’est un muscle et, comme tous les muscles, plus tu l’exerces, plus il se développe.»

«Alors tous les sportifs ont le cœur trop gros…»

«Je ne dis pas ça. Je dis qu’un cœur hypertrophié, cela ne signifie pas nécessairement qu’on se dope. Toi, par exemple, tu as le cœur un peu plus volumineux que la moyenne, mais c’est héréditaire.»

«Bon, alors de ceux qui affirment qu’un gros cœur est signe de dopage, et de ceux qui affirment que c’est purement pathologique, qui faut-il croire?»

«Ma chère Marie, il n’y a pas de réponse péremptoire à ta question. Mais viens donc me voir, je t’explique concrètement les problèmes des cardiopathies. À l’hôpital, en ce moment, on a un spécialiste du sport parmi nous. Je te le présenterai.»

«C’est quoi, les cardiopathies?»

«C’est le mot savant pour affection du cœur. Il faut bien que je t’impressionne…»

«Je peux venir cet après-midi?»

«Va pour cet après-midi. Vers deux heures.»

À deux heures tapantes, j’étais à l’hôpital devant la porte qu’il m’avait indiquée. Il a fallu que je poireaute presque une demi-heure, j’aurais dû m’y attendre. Pour beaucoup de médecins, le temps des autres est par définition moins précieux que le leur. Les salles d’attente pleines à craquer de certains sont là pour le prouver. Mais, dans le cas particulier, je me suis abstenue de râler. Après tout, Jérôme Denereaz venait pour me rendre service.

Il m’a fait entrer dans une vaste salle où s’affairaient trois ou quatre personnes.

«C’est ici qu’on fait des recherches qui pourraient t’intéresser, et qui profitent entre autres à la médecine du sport. Tu as le rapport d’autopsie du jeune Savary?»

«Pas encore. Mais j’ai une lettre qui en résume le contenu.»

Je la lui ai tendue, et il l’a lue à haute voix.

«Les analyses démontrent qu’il n’y a dans le sang de M. Savary aucune substance dopante de quelque nature que ce soit; les résultats des analyses faites sur les poils et les cheveux ont également été négatifs. Reste posée la raison du décès, tout de même.»

«Et alors?»

«La conclusion du médecin légiste est de dire qu’il a une hypertrophie du ventricule qui peut être d’origine congénitale et qui n’avait pas été décelée de son vivant. Évidemment. Que veux-tu qu’il dise d’autre?»

«Je sais bien que tu m’as déjà expliqué une fois, il y a longtemps, les problèmes de l’hypertrophie du cœur, mais fais-moi plaisir, recommence. À l’époque, je n’ai retenu que les recommandations que tu m’as faites pour ma propre santé.»

Il a sorti des photos.

«Voici deux cœurs différents. Tu vois: l’un des deux est beaucoup plus volumineux que l’autre. Celui-ci pèse 270 grammes. C’est un poids plus ou moins normal. Celui-là, c’est le cœur d’un jeune homme de dix-neuf ans, qui est mort d’une crise cardiaque. Il pèse 580 grammes. C’est une augmentation très importante; normalement, à cet âge-là, cela ne devrait pas dépasser 300 grammes. Le plus grave, c’est la grosseur excessive du ventricule gau­che.»

Il a pris d’autres photos, sur lesquelles les deux cœurs avaient été coupés en deux dans le sens de la largeur.

«Tu vois, on a ici une cavité ventriculaire gauche beaucoup trop importante. Elle fait au minimum deux fois et demie la taille d’un ventricule gauche normal.»

«Et qu’est-ce que cela signifie?»

«Un ventricule trop grand entraîne les troubles du rythme cardiaque qui sont à la source de la plupart des morts subites de sportifs.»

«Explique-moi comment un cœur peut être aussi gros.»

Il a soupiré.

«Je ne vais rien pouvoir te dire que tu n’aies déjà entendu. À cause d’une maladie héréditaire. Ou d’une maladie qui se déclare subitement. Ou alors, à cause du dopage, notamment des anabolisants.»

«On me parle sans cesse d’anabolisants. Qu’est-ce que c’est, exactement?»

«Un anabolisant, c’est une substance qui stimule le métabolisme, et entraîne notamment un accroissement du système musculaire. L’utilisation des substances anabolisantes, c’est une vieille histoire. On en parle depuis des décennies. Et, si tu veux tout savoir, une hypertrophie du cœur, cela peut être engendré par les stéroïdes anabolisants. C’est pour ça qu’on pense au dopage, lorsqu’on voit un cœur comme celui-là.» Du doigt, il a tapoté sur le cœur d’un demi-kilo. Il a regardé par la fenêtre les nuages blancs qui couraient dans le ciel, comme pour s’en inspirer. Et il a fini par lâcher:

«On connaît des cas de morts subites chez des haltérophiles et chez d’autres sportifs qui prennent ces produits.»

«Ah, tu y viens tout de même ! C’est fou ce que vous avez de peine à admettre que, chez les sportifs, c’est l’hécatombe par arrêt du cœur, vous autres toubibs.»

«Mais, Marie, ce n’est pas sûr…»

«Cinq fois plus d’arrêts cardiaques chez les sportifs de haut niveau que dans la moyenne de la population, ce n’est pas un indice, ça, peut-être?»

Il m’a regardée en soupirant de cet air apitoyé qu’on réserve aux imbéciles.

«Marie, Marie…»

«Bon, passons. Combien de temps faut-il à une personne qui prend des anabolisants pour que son cœur grossisse?

«Oh, un cœur ne grossit pas en quelques jours. Cela implique un dopage à long terme. Le gros cœur provoqué par la prise chronique de stéroïdes anabolisants nécessite plusieurs mois, voire plusieurs années.»

«Et comment est-ce que cela se passe?»

Il a fait un geste.

«Ici, je vais laisser la parole au DrVan Holt, mon collègue qui a étudié plus spécialement ces choses-là. Je lui ai parlé de toi. Viens.»

Nous nous sommes déplacés jusqu’à l’autre bout de la vaste salle. Un homme en blouse blanche était penché sur un instrument qui de loin ressemblait à un microscope, mais n’en était pas un.

«Excusez-moi de vous interrompre, Van Holt…»

L’homme a levé les yeux et a tourné vers nous une tête surprenante: Humphrey Bogart. N’ayant jamais vu Humphrey Bogart en couleurs, je ne sais pas si lui aussi avait les yeux gris-vert. Et, si j’en crois la légende, Humphrey Bogart était tout petit, alors que l’homme qui s’était levé pour m’accueillir était du genre grande asperge. Mais à part ça…

«Ah, tu m’as amené le détective», a-t-il dit dans un français irréprochable, mais avec un accent que je n’ai, sur le moment, pas réussi à localiser.

«Détective, c’est un grand mot…», ai-je réussi à balbutier. Si Humphrey dégageait le même magnétisme que ce Van Holt, qui me fixait en souriant avec une expression qui m’a paru ironique, je comprends que les femmes du monde entier aient été folles de lui.

Jérôme Denereaz a fait les présentations.

«Je vous laisse», a-t-il conclu. Et il a tourné les talons.

«Alors, madame Machiavelli, que puis-je pour vous?»

J’ai fait un effort.

«J’ai quelques incertitudes.»

«Allez-y.»

Pour la énième fois, j’ai posé la question de l’hypertrophie du cœur et, pour la énième fois, j’ai reçu les mêmes réponses. Il a pourtant ajouté une précision inédite. Enfin.

«À vrai dire, il faut aussi admettre que les résultats de l’autopsie ne suffisent pas à écarter l’hypothèse du dopage.» Il a fait un geste d’impuissance. «Les analyses ne détectent que les produits dopants pris quelques jours avant la mort et non pas des mois auparavant.»

«Alors, le cœur hypertrophié de Damien Savary pourrait aussi être une conséquence du dopage?»

«Franchement, oui.»

«Sa mère prétend pourtant qu’il ne s’est jamais dopé.»

Il a eu un rire sans joie et a haussé une épaule.

«Présentez-moi un athlète en exercice prêt à admettre qu’il se dope. Ni auprès de sa mère, ni de  qui que ce soit d’autre. La plupart du temps, ils ne se l’admettent même pas à eux-mêmes.» Il s’est passé une main dans les cheveux, qu’il avait ondulés, d’un brun strié d’argent. «Il y a des athlètes qui s’expriment. Mais ce jour-là ils quittent le milieu. Et s’ils ne le quittent pas, les pressions qu’ils subissent sont telles qu’ils ne tiennent pas longtemps le coup. Dans mon pays, j’en connais quelques-uns personnellement.»

«C’est où, votre pays?»

«La Hollande.»

«En cas de besoin, vous m’en présenteriez un?»

«Avec plaisir, chère madame.»

Un silence. Il fallait que je réfléchisse. Pourtant…

«Damien Savary était jeune; est-ce possible d’avoir déjà un cœur trop gros à vingt-six ans?»

Cette fois, il a ri franchement.

«Ma chère amie ! il faut que vous sachiez que… Non, venez plutôt dans mon bureau, je vous présenterai la panoplie du parfait dopé. Je l’ai préparée.»

Il m’a tenu la porte avec une courtoisie impeccable, nous avons longé de ces couloirs qui semblent être le propre de tout bâtiment hospitalier, et sommes finalement entrés dans une petite pièce dans laquelle il y avait un bureau, une étagère, une armoire murale et une petite table ronde recouverte de boîtes.

«Voilà», a-t-il dit en embrassant d’un geste les emballages. «Denereaz m’a dit que vous voudriez sans doute avoir une vue d’ensemble.»

Il m’a pris l’épaule et nous a positionnés tous deux devant la table ronde.

«J’ai préparé la plupart des médicaments utilisés par les sportifs. Chacun correspond à un objectif précis. C’est la palette du parfait dopé, le mode d’emploi du sportif qui veut gagner à tout prix.»

«Mais encore?»

«Le grand principe, c’est de commencer par des anabolisants, en général à partir de l’âge de quatorze ou quinze ans. Ça permet d’obtenir une masse musculaire optimisée. Raison pour laquelle, entre parenthèses, à vingt-six ans on a eu tout le temps d’hypertrophier son cœur qui, comme vous le savez sans doute, est un muscle. Puis arrive l’EPO: c’est une substance très efficace, elle transforme l’athlète en avion supersonique du sport, avec ça il survole la compétition. L’EPO, c’est l’effort sans limites. Et pour couronner le tout, si on est gourmand, on prend des produits qui donnent du punch, comme les amphétamines, l’éphédrine ou la cocaïne; c’est bon pour l’athlétisme, on sortira le premier des starting-blocks. Mais on sortira encore plus vite des starting-blocks si on prend de la testostérone. Ou quelque chose qui dilatera le poumon, ou des anti-inflammatoires pour réparer les muscles, et par-dessus tout ça des corticoïdes pour la sensation d’euphorie. J’en ignore sans doute quelques-uns.»

Le dopage, je savais, bien sûr. Mais de voir tout ça sur une table, j’en étais comme assommée. Van Holt a ramassé toutes ses boîtes, qu’il avait soulevées une à une pour me les présenter, les a rangées dans l’armoire murale qu’il a fermée à clef, et enfin il m’a regardée avec ce sourire ironico-sardonique qui devait, chez lui, être permanent.

«Ça vous épate, hein?»

«Le mot est faible. Mais, dites-moi, je pourrais aller dans une pharmacie, et acheter tout ça? Je sais que pour l’EPO il faut une ordonnance, mais j’ai aussi constaté que certains médecins en prescrivent généreusement.»

«Vous avez essayé d’en acheter?»

«Non. Ou plutôt si. Je suis allée dans un certain nombre de pharmacies et j’ai demandé si avec une ordonnance ils en vendraient. On m’a toujours dit que oui. Mais il y a déjà un certain temps. Et je n’ai finalement rien acheté.»

«J’imagine que cela n’avait pas encore fait les gros titres de la presse sportive. Aujourd’hui, tout pharmacien qui se respecte signale aux autorités des achats suspects, même sur ordonnance. Puis-je vous demander ce qui vous a amenée à faire une telle enquête dans les pharmacies?»

«C’est parce qu’une fois j’ai fait l’audit d’une comptabilité pour le compte d’une assurance. Elle ne comprenait pas le sens de certaines factures, et j’ai fini par constater que ces factures venaient d’ordonnances faites par un médecin qui ne soignait pour ainsi dire que des sportifs, et qui prescrivait de l’EPO à tire-larigot. J’ai transmis les résultats de mon analyse à l’assurance, et je ne sais pas ce qu’ils en ont fait. Ils ont peut-être dénoncé ce médecin, il a peut-être été puni.»

«Ou on lui aura recommandé d’être plus prudent.»

«Vous êtes désabusé…»

«Il y a de quoi. En Hollande, j’ai été le médecin d’une fédération d’athlétisme. Puis j’ai été chargé de contrôles inopinés. Mais je n’ai pas tenu le coup. Je voyais tous ces jeunes se foutre en l’air, comme on dit chez vous, et je ne pouvais rien faire de vraiment utile. Il faut fréquenter les milieux sportifs pour comprendre.»

«Bon. Mais, tous ces produits, il faut tout de même se les procurer?»

Il m’a carrément assise sur un tabouret qu’il a extrait de sous la table, il en a pris un second et s’est assis en face de moi. Avant de me parler, il a sorti une cigarette et l’a allumée avec une allumette qu’il a frottée sur la semelle de son soulier. Plus Bogart que jamais, décidément. Entre deux bouffées, il a scandé, comme si j’étais débile:

«Qu’est-ce qu’un produit dopant? Ce n’est pas comme une drogue dure, qu’on ne trouve que sur le marché parallèle. Il s’agit toujours d’un médicament détourné de son usage initial. Raison pour laquelle vous les trouverez toujours en pharmacie.»

Il a réfléchi quelques instants en tirant sur sa cigarette.

«Tenez», a-t-il fini par dire. «Je vais vous faire une démonstration. Venez.»

Il s’est levé, m’a invitée d’un geste, il est sorti et a longé l’inévitable couloir à grands pas, sans même vérifier que je le suivais. En comparant mes pas aux siens, on peut dire que je lui trottinais après. Il s’est arrêté à un ascenseur, nous sommes montés de deux étages, avons encore longé un couloir qui n’en finissait pas et sommes entrés dans une salle où se trouvaient des sièges entourés d’appareils et de flacons de toutes sortes.

«Nous sommes ici au centre de dialyse.»

Dans chacun des fauteuils, une personne. Nous nous sommes approchés d’un jeune homme, à peine plus qu’un adolescent, qui nous souriait.

«Salut, Christophe, comment ça va?»

«Super. J’ai presque fini.»

Van Holt nous a présentés, puis:

«MmeMachiavelli s’interrogeait sur l’utilité de l’EPO.» Il s’est tourné vers moi. «Il faut que vous sachiez que Christophe en reçoit deux fois par semaine par injection. Comme tous les insuffisants rénaux à qui il faut une dialyse.»

«Mais à quoi ça sert, alors?»

«Un rein malade ne produit pas d’érythropoïétine, c’est le vrai nom de l’EPO, et sans cette érythropoïétine qui régit la formation des globules rouges, c’est l’anémie garantie.»

«Auparavant», a renchéri Christophe, «après la dialyse j’étais crevé. Tandis que, avec ça, je me sens en forme. Je retrouve la force, le souffle. Le reste du temps je vis presque normalement. Bref, l’EPO a transformé ma vie.»

Nous avons encore échangé quelques amabilités, et nous sommes ressortis.

«Café?» a proposé Van Holt avant que j’ouvre la bouche pour prendre congé, comme j’en avais eu l’intention. J’ai regardé ma montre. Le temps avait volé…

«Apéro, plutôt, il va être cinq heures.»

Ça l’a fait rire.

«D’accord pour l’apéro. Je vais déposer ma blouse et enfiler mon veston.»

«Je vous accompagne et, pendant que vous vous changez, je prendrai congé de Jérôme, s’il est encore là.»

Jérôme était introuvable.

Van Holt m’attendait devant la grande porte de l’hôpital, enfin à Lausanne on appelle désormais cette institution le «CHUV», abréviation pour Centre hospitalier et universitaire vaudois, la simple désignation d’hôpital cantonal étant devenue insuffisante aux yeux de certains. On n’arrête pas le progrès.

Dans la rue, Van Holt a déclaré:

«Si vous permettez, je vous amène dans une brasserie où ils ont mon apéro préféré.»

Ce n’était guère une question. J’ai acquiescé. J’aurais préféré le Carlton, mais je pourrais toujours y aller plus tard.

Il m’a menée au Café Romand, place Saint-François, un des bistrots les plus conviviaux de Lausanne. L’ambiance y est sympathique, chaleureuse.

J’étais curieuse de savoir quel était cet apéritif si rare.

«Du jeune genièvre. Jonge Genever, en hollandais. Très répandu à l’heure de l’apéritif aux Pays-Bas, et pratiquement inconnu ici, je ne sais trop pourquoi. Vous voulez goûter?»

J’aurais préféré un Campari, mais bon…

«Les alcools forts, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé.»

«Il n’est pas si fort, et d’en boire un cela ne vous fera pas de mal. Foi d’Esculape.»

«OK, essayons.»

Il a fait signe à un garçon qui semblait le connaître. De loin, il a eu un large sourire et a crié:

«Un comme d’habitude?»

«Deux, s’il vous plaît.»

«Ça marche.»

Tout à coup, je me suis trouvée ridicule. Regretter de ne pas aller au Carlton, de ne pas boire un Campari, me méfier d’un alcool inconnu… Mais qu’est-ce qui te prend, Marie, tu vieillis?

finalement, le jeune genièvre, j’ai trouvé ça très bon, et en le sirotant j’ai repris la discussion sur le dopage.

«J’aimerais tout de même comprendre comment les sportifs se procurent des médicaments comme l’EPO et des substances comme… mettons la testostérone, puisqu’ils sont désormais si surveillés.»

Il m’a regardée par en dessous, comme quelqu’un qui prépare un mauvais coup, et au lieu de me répondre il a dit:

«J’aimerais vous proposer un marché.»

«À moi?»

«À vous. Il y a longtemps que je me demande comment on peut acheter de l’EPO aussi facilement. Je sais bien que, en Suisse, ce n’est pas comme en France, où l’EPO est enfermée à double tour dans la pharmacie des hôpitaux. Mais, enfin, vous me l’avez dit vous-même, les assurances y regardent de plus près, et les pharmacies sont circonspectes. Elles ne seront jamais des sources suffisantes pour les sportifs qui se bourrent, littéralement, d’EPO. On m’a dit que le meilleur endroit pour qu’on ne pose pas de questions, c’était l’Italie. Je me suis promis d’aller y faire un tour. Cependant, en ma qualité de médecin, j’aimerais éviter de me montrer, même à l’autre bout de l’Europe, à un comptoir de pharmacien en train d’acheter, même si c’est le plus légalement du monde, une substance interdite. Ou du moins que je n’ai, moi, aucune raison d’acheter. Alors j’aimerais que vous y alliez à ma place.»

«Que j’aille où?»

«À la frontière franco-italienne par exemple, à Vintimille, on dit que c’est un très bon endroit. Il y a aussi le Mexique, à ce qu’il paraît, mais ça fait un peu loin pour une vérification.»

J’ai réfléchi un instant.

«Je pourrais essayer, bien sûr. Indirectement, cela pourrait être utile à la recherche de la vérité pour ma cliente. Mais, en toute conscience, je ne vais pas pouvoir lui facturer le temps passé à tenter le coup.»

«Si c’est une question d’argent, je peux vous payer, moi. Non, ne protestez pas, ce ne serait pas avec mon argent, j’ai un budget pour faire ce type de recherche, c’est même pour ça que je suis en Suisse.»

«Si vous prenez la chose comme ça…»

«Je peux même venir avec vous, si vous voulez. Cela m’intéresserait de voir les choses de visu.»

«Je croyais que vous ne vouliez pas vous montrer à un comptoir de pharmacie.»

«Je resterai dehors, bien entendu, mais j’aurai les nouvelles encore chaudes. On peut faire ça en une journée.»

«Permettez-moi de réfléchir jusqu’à demain, je vous téléphone.»

J’ai sorti ma carte.

«Voilà. Si vous me cherchez…»

Il a sorti la sienne. Au dos, il y a noté un numéro de portable.

«Et voilà comment m’atteindre pour me communiquer votre décision.»

Bientôt, nous nous sommes quittés au coin du Grand-Pont, j’ai promis de le rappeler le lendemain. Je voulais discuter avec Sophie avant de décider, et évidemment, après dix-sept heures, inutile de prétendre lui parler.

En me retrouvant seule, j’ai hésité un instant. J’ai fini tout de même par me diriger vers le Carlton, mais tout à coup j’ai eu la sensation d’obéir à une insupportable routine. J’avais de la peine à comprendre ce qui m’arrivait. J’ai été soulagée de mes incertitudes en tombant sur Pierre-François Clair devant la poste.

«Formidable», me suis-je exclamée. «Je me demandais s’il était encore temps de t’appeler, je voulais te demander quelles seraient les conséquences possibles d’un acte au bord de la légalité.»

«Viens», m’a-t-il dit, «puisqu’on est là, allons boire un pot à la Bavaria, j’adore ce genre de problème. Raconte-moi tout.»

Devant une bière, je lui ai raconté toute l’histoire de Damien Savary, en y incluant la proposition de Van Holt.

«Tu ne cours aucun risque», a estimé Pierre-François. «Tu demandes ça sans ordonnance, ils te le refusent. Tu ressors, Van Holt te fait une ordonnance, elle arrive cinq minutes après, tu retournes, et tu reçois ou ne reçois pas ton médicament. Il y a des chances pour que Savary aussi se soit procuré de l’EPO de cette façon-là.»

«Pourquoi es-tu si certain que Savary s’est injecté de l’EPO?»

«On parie?»

«Qu’est-ce qui te donne une telle certitude?»

«Je suis tenu par le secret professionnel. Mais je peux te dire que je me suis occupé d’un cycliste, une fois. Je l’ai défendu, il a été absous. Mais plus tard, quand il a arrêté la compétition, il est venu me voir et m’a tout raconté. C’est là que j’ai enfin compris. Excuse-moi, je ne peux pas t’en dire plus.»

C’était déjà beaucoup, et cela a achevé de me décider. Je prendrais encore l’avis de Sophie. Mais je savais déjà que j’irais à Vintimille.

 

(à suivre)

 

 

 

«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann.  Couverture: photographie de Anne Cuneo 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

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