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Hotel des coeurs brisés, une aventure de Marie Machiavelli (1)



En hommage et à la mémoire de Peter Sidler, ami, auteur, traducteur complice, en allemand, de mes livres, films, pièces, articles – de tout ce que j’ai écrit : son cœur a soudain cessé de battre. Sa dope à lui, c’était l’écriture.





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Ma chérie m’a quitté, et j’ai changé de logis,

Impasse des esseulés, Hôtel des cœurs brisés.

Je m’ sens si seul, chérie, si seul que j’en mourrais.

Elvis Presley (Heartbreak Hotel)



I



Nous étions dans un creux. Sophie, qui tient à s’appeler ma «secrétaire» alors même qu’elle est ma partenaire, avait fait de l’ordre jusqu’à n’en plus pouvoir. Avec une femme comme elle notre bureau avait toujours été bien rangé. Mais, là, il resplendissait. J’avais la sensation, depuis quelques semaines, de vivre dans une bulle sans air, je ne savais trop pourquoi. Rico, mon compagnon, était parti en reportage, je rentrais le soir dans un appartement qui me semblait encore plus vide que lors de ses autres absences, et – fait rare – personne n’était venu, depuis au moins trois semaines, me demander de le dépanner.

«Il va falloir que je commence à prospecter, si ça continue», avais-je dit un jour.

Sophie avait à peine levé la tête de sa lecture.

«Attendez, les creux ça fait tout de même du bien, vous avez travaillé comme une folle, ces derniers temps.»

J’avais fini, un matin, par aller faire un jogging prolongé au bord du lac; lorsque je déborde de travail, il n’est pas rare que j’y aille à six heures. Ce jour-là, j’étais partie tranquillement vers sept heures et demie, et ce n’est que vers onze heures que je m’étais pointée au bureau.

Je sors d’une famille très ordinaire d’émigrés italiens en Suisse, à cela près que nous nous appelons Machiavelli. Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers du nom, mais l’ancêtre Niccolò nous fait la vie dure. Je ne me lasse pas de le penser, et de le répéter. Vers l’an 1500, il a trouvé moyen d’écrire un traité, Le Prince, dont s’inspirent encore, cinq siècles plus tard, les stratèges du monde entier. N’empêche, quand vous dites je m’appelle Machiavelli, c’est sans arrêt des remarques du genre Moi, je suis Michel-Ange, ou Pourquoi pas la reine Christine, ou encore Moi, je m’appelle Julia Roberts. J’attends depuis longtemps une bonne plaisanterie sur mon nom: au fond de mon sac je garde un briquet plaqué or destiné à récompenser la première sortie inédite sur le sujet. Il y dort depuis des années. Et si vous vous demandez quelle est l’activité que j’exerce lorsque nous ne sommes pas au chômage technique, il suffit de la lire sur ma porte: Enquêteuse. En fait d’enquêtes, ma spécialité, c’est l’analyse comptable. Par un étrange caprice du sort, je suis docteur en droit. Mais ce sont là des études que j’ai faites pour plaire à mon père. Je n’ai jamais exercé la profession au-delà des stages obligatoires pour acquérir le titre. En parallèle j’avais, à l’époque, pioché les sciences économiques, et, en matière de finances, mon père (qui était agent d’affaires) m’avait appris toutes les ficelles des tricheurs. Avec un mentor pareil, je suis devenue assez forte pour repérer les entourloupes à des signes imperceptibles. Je me suis même fait une réputation de clairvoyance, dans le domaine.

Elle était due entre autres à ce que souvent je ne me contentais pas de traquer les faux dans les écritures. Je n’hésitais pas à partir sur le terrain pour voir de près les faussaires – et parfois, eux aussi, il fallait les traquer.

Quant au reste… Il m’est arrivé de repérer un assassin, et avec l’aide d’un inspecteur de la police vaudoise, Jean-Marc Léon, qui me donne des coups de main et à qui je donne des coups de main, j’ai parfois retrouvé un enfant en cavale, ou un mari amnésique. Mais, le plus souvent, mon quotidien est fait d’analyses comptables ordinaires. Pendant longtemps, je me suis même intitulée «agent d’affaires», moi aussi, comme mon père. Mais la corporation a fini par me faire remarquer assez sèchement que ce n’était pas là un titre héréditaire, que j’aurais certes eu les compétences pour exercer ce métier, mais qu’objectivement mon travail ne ressemblait que de très loin à celui d’un agent d’affaires, une profession qui tient à la fois de l’expertise comptable et du notariat, et qui n’existe d’ailleurs, sous cette définition-là, qu’en Suisse, dans le canton de Vaud. On m’avait donc priée soit d’exercer une activité conforme à mon titre, soit de changer de dénomination. Sophie et moi avons réfléchi pendant quelque temps, et opté pour Marie Machiavelli, enquêteuse. Maintenant que c’est gravé dans le laiton sur ma porte, ça ne se discute plus.

D’habitude, j’ai tellement de boulot que je ne sais où donner de la tête. Les affaires ne se suivent pas sagement, elles arrivent les unes sur les autres. Pour certains clients, je travaille régulièrement. Prenez la Banque de Crédit, par exemple: chaque fois qu’ils ont un problème – un client dont ils ne sont pas sûrs et qui leur demande de l’argent, un autre qui a déjà emprunté et qui ne rembourse pas – ils me prient d’intervenir. J’analyse des comptabilités, je trouve ou ne trouve pas des irrégularités, et je fais mon rapport. Ou alors je pars dans la nature à la recherche de l’oiseau qui s’est envolé sans régler l’ardoise (des dizaines de milliers de francs ou des millions, selon les cas).

Un travail que certains pourraient trouver ennuyeux, mais qui ne l’est pas: l’analyse comptable mène à tout. C’est par une comptabilité truquée que j’ai contribué à découvrir une affaire de drogue importante. C’est, indirectement, par un recouvrement de dette que j’ai retrouvé un assassin – et une victime. Je ne détaille pas. Cela fait bientôt quinze ans que j’exerce ce métier, et j’en ai vu de toutes les couleurs.

Mais j’avoue que je ne m’attendais pas à ce que j’ai trouvé ce matin-là en arrivant à l’agence.

Le bureau de Sophie à gauche (baptisé par elle «secrétariat») et le mien à droite étaient face à la porte d’entrée. D’un coup d’œil, j’ai embrassé une situation inédite. Toutes les portes étaient ouvertes.

À gauche, Sophie était à son ordinateur. Lorsqu’elle m’a vue paraître, elle a levé les yeux au ciel, a pointé sur sa montre pour me faire comprendre que j’arrivais à une heure insupportable.

Sophie et moi nous entendons comme larrons en foire, sauf pour une chose. Pour elle, le travail, c’est de neuf heures du matin à cinq heures du soir, pas une minute de moins, pas une de plus. Pour moi, c’est de quand je me réveille à quand je tombe dans mon lit. Je fais facilement des journées de quinze heures. Sophie désapprouve absolument. Mais nous avons arrêté de nous adresser des remarques trop acerbes à ce sujet. J’accepte comme un rituel les observations quotidiennes lorsque je pousse la porte de l’agence à dix ou onze heures du matin (généralement parce que j’ai étudié une comptabilité jusqu’aux petites heures), j’ai renoncé à lui faire admettre que je ne suis pas «en retard», au contraire, que j’ai pris de l’avance en travaillant la moitié de la nuit pendant que personne ne vient m’interrompre. Sophie ne comprend pas cela. Elle, même un marteau-piqueur sous sa fenêtre, quand elle travaille, ça ne la dérange pas. Alors, comme elle est d’une efficacité redoutable, d’une remarquable exactitude en toutes choses, et comme sous ses allures froides elle a un cœur d’or, j’ai cessé de m’en faire, me contentant de manifester un agacement convenu – qui n’exprime plus depuis longtemps une irritation que je n’éprouve pas.

Après sa remontrance muette, elle s’est remise à son travail (que pouvait-elle bien faire, encore?), et m’a fait signe d’aller dans mon bureau.

J’ai déplacé le regard vers la porte de droite. Grande ouverte, elle aussi.

Installé dans mon fauteuil des clients, il y avait un inconnu, distingué, quarantaine mûre, chemise éblouissante, nœud de cravate impeccable, allure plus soignée que soignée. Il lisait sans manifester la moindre impatience. En entendant le bruit de la porte, il a levé les yeux, qu’il avait bruns, petits et ronds, et m’a fixée sans sourire. Peut-être parce que Sophie avait l’art de me culpabiliser matin après matin, j’ai eu l’impression que dans ce regard-là il y avait comme un reproche.

Mais, me suis-je rassurée in petto, tu-n’es-pas-annoncé-mon-vieux, et j’ai dégainé mon plus beau sourire.

«Bonjour!»

«Bonjour, madame. Vous êtes madame Machiavelli, je suppose?»

«Pour vous servir, monsieur.»

Entre-temps j’étais suffisamment près de lui pour que nous nous serrions la main.

Il s’est levé.

«Benoît Walser, enchanté de faire votre connaissance», a-t-il dit en s’inclinant légèrement.

Benoît Walser… J’ai feuilleté rapidement ma base de données mentale. N’était-il pas écrivain? Je n’avais jamais rien lu de lui mais, au hasard d’un voyage, je devais avoir parcouru la critique d’un de ses livres. De grosses ventes, si mes souvenirs étaient bons.

J’ai fait le tour du bureau, nous nous sommes assis, tous les deux.

«En quoi puis-je vous être utile, monsieur Walser?»

C’est ma question rituelle.

«C’est un peu particulier», a-t-il répondu, presque aussi rituellement. Pour moi les clients se ressemblent souvent, mais eux pensent quasi immanquablement que leur cas est particulier.

«Voyons cela», ai-je répliqué – jusque-là nous étions toujours dans le scénario classique.

Il a pris son élan.

«On m’a dit que vous trouviez toujours ce que vous cherchiez.»

«Disons que j’ai parfois de la chance.»

«Que vous êtes très méthodique.»

«Euh…»

«On m’a également assuré que vous descendez de Niccolò Machiavelli.»

Ah non, il n’allait pas me faire ce coup-là! Je l’ai regardé les dents serrées et l’œil noir mais j’ai préféré ne pas sortir les sarcasmes qui se pressaient sur ma langue. J’ai attendu.

«C’est au sujet de Machiavel que je viens vous voir.»

«Au sujet de…?»

Encore un peu, sa plaisanterie mériterait mon briquet plaqué or.

«J’avoue que je ne vous suis pas tout à fait, monsieur Walser.»

«Eh bien voilà. Je me suis dit que, comme vous vous appeliez Machiavelli, vous deviez connaître votre grand ancêtre sur le bout des doigts.»

«Je l’ai parcouru, en effet. Mais n’ayant étudié ni les lettres, ni les sciences politiques, je vous avoue que je ne l’ai pas examiné à fond.»

«Oui, mais enfin, vous êtes toscane, vous devez…»

«Monsieur Walser, ne parlons pas de moi. Parlons plutôt de vous, juste ce qu’il faut pour que je comprenne. Qu’attendez-vous de moi? Une fois que j’aurai saisi cela, je pourrai vous dire si ma connaissance de l’ancêtre Niccolò est suffisante.»

«Je suis écrivain.»

«Ah bon? Vous êtes un descendant de Robert Walser?»

Il a manqué une occasion d’éveiller ma sympathie, j’adore Robert Walser, l’auteur entre autres d’un roman intitulé L’Homme à tout faire, dont j’ai fait la connaissance littéraire à l’école et que j’ai continué à lire depuis. Mais ce Walser-ci a répondu:

«Pas du tout.»

Il n’avait même pas l’air de savoir de qui je parlais. Au lieu de remarquer que nous portions tous deux un nom d’écrivain, je me suis par conséquent contentée de confesser:

«J’avoue ne jamais rien avoir lu de vous.»

«Ce n’est pas nécessaire. J’aimerais que vous fassiez pour moi une recherche.»

«Quel genre de recherche?»

«J’ai l’intention de mettre en chantier un roman historique qui se passe à Florence. J’ai trouvé quelqu’un pour le commencer, mais il n’a pas le temps de fouiller les archives. Nous en discutions hier soir dans un bar, et quelqu’un nous a parlé de vous comme de la personne idéale.»

«S’il est vrai que je trouve parfois, il est tout aussi vrai que ma spécialité, ce sont les fraudes en tous genres. Mon métier, c’est d’analyser des comptabilités trafiquées. À la rigueur je sais récupérer un tableau perdu, et j’ai parfois ramené des enfants en cavale. Mais en littérature, je suis nulle.»

«Je vous le répète, madame, j’ai d’autres gens que vous pour le côté littéraire.»

Je l’ai fixé un instant pensivement. Pour une fois, son cas était vraiment «un peu particulier».

«Dire que j’ai toujours vu les écrivains comme des gens qui triment la nuit à la lueur d’un lumignon…»

«Il y en a. Mais moi je procède autrement. Et à ce propos, il va de soi que tout ce que nous nous disons ici est lié par le secret professionnel.»

«Absolument.»

«Moi, disais-je, je produis une idée, ou je la reçois d’un tiers, puis je fais travailler des équipes. Parfois une personne unique suffit. Elle écrit l’histoire, je la relis, je fais mes observations, l’autre fait les corrections et je la signe.»

«En somme, “ Benoît Walser ”, c’est une marque de fabrique, pas la signature d’une œuvre. Le public sait cela?»

«Officieusement, dans le monde de l’édition, c’est connu. Mais non, cela ne sort pas dans le grand public. Pour lui, il vaut mieux préserver l’image que vous vous faites vous-même de nous.»

Je rêvais, ma parole. La seule chose qui m’a retenue de le mettre à la porte, c’est que je n’avais rien d’autre à faire.

«C’est d’une usine que vous me parlez, et non de création romanesque.»

«Le monde a changé, madame Machiavelli. Nous sommes à l’âge de la spécialisation, même en littérature.»

Lorsque je pensais au seul écrivain que je connaisse de près, Jacques-Étienne Bovard, régulièrement rencontré au Café du Mouton à deux pas de l’agence, j’avais des doutes. Il fait tout tout seul, lui, et produit de petits chefs-d’œuvre qu’on s’arrache. Même moi qui lis peu de littérature locale, j’attends ses romans avec impatience et je les dévore à chaque fois. Et je ne m’attarderai pas sur Robert Walser, artisan s’il en fut, qui ciselait, souvent au crayon, des textes fabuleux. Au lieu de penser que le monde a changé, j’étais incline à me dire qu’il y avait deux conceptions de la littérature, ou pour le moins de l’écriture.

«Bon», me suis-je contentée de dire à haute voix, «maintenant expliquez-moi ce que vous attendez de moi.»

Il m’a fixée de ses yeux porcins, a eu les deux secondes d’hésitation usuelles du client qui va se lancer, et il y est allé.

«J’ai l’intention de mettre sur le marché un roman qui se passe à Florence et qui éclaire quelques points méconnus de l’histoire de cette belle ville.»

«D’accord.»

«Vous avez lu London?»

«C’est quoi? Un guide?»

«Non, justement, c’est un roman. Il prend Londres au berceau, pour ainsi dire, dans la préhistoire, et raconte en épisodes les aventures de x générations. Et le fil conducteur de leurs aventures, quels que soient les changements, c’est toujours la cité autour de la Tamise. Ça m’a donné une idée. J’ai voulu copier le schéma et l’adapter à d’autres villes. J’ai très vite pensé à Florence. Mais je me suis rendu compte que le travail de recherche serait trop considérable pour être rentable.»

Il aurait parlé d’une fabrique de boulons qu’il ne se serait pas exprimé autrement.

«Mais enfin», a-t-il continué imperturbable, et certainement aveugle ou indifférent à la réprobation incrédule qui devait être aussi claire sur mon front très peu machiavélique qu’une enseigne au néon, «à quelque chose tout cela a été bon. Mon recherchiste de l’époque, un étudiant français, a eu la sensation, pendant son travail, que votre ancêtre Machiavelli se serait intéressé de près à la navigation fluviale.»

«Ah bon?» Que voulez-vous que je dise? J’avais de la peine à ne pas sourire. Ce monsieur Walser était une diversion inattendue.

«C’est cela que j’aurais voulu vous demander de rechercher.»

«Vous savez, je coûte huit cents francs par jour, et pour peu que je ne trouve rien…»

«On me dit que vous trouvez toujours. Et si j’arrive à mettre sur pied une opération Florence, le jeu vaudra la chandelle. Vous me ferez bien un prix, vu que vous ne courrez aucun risque physique. Il paraît que lorsque vous êtes sur une affaire vous sortez armée.»

Il avait dû rencontrer Pierre-François Clair, mon avocat, qui avait dû y aller de son imagination débordante pour me gagner un job. J’étais prête à parier qu’il n’avait pas compris de quoi il s’agissait.

J’ai lâché un petit rire.

«Vous devez me confondre avec Julie Lescaut, mon cher monsieur. Il n’y a aucun danger à analyser une comptabilité, si l’on excepte celui de s’abîmer les yeux à force de lire entre les lignes. Et c’est là mon travail.»

«Ce n’est pas ce qu’on m’a raconté. Vous auriez eu à vous défendre plus d’une fois.»

«Les gens exagèrent toujours. La réponse est non. Huit cents francs, c’est le juste prix de mes services. Je suis rapide – mais je ne peux malheureusement pas garantir les résultats, surtout pas dans une cueillette à l’aveugle comme celle que vous me proposez.»

«Alors un forfait…»

«Écoutez, monsieur, je suis certaine qu’il y a des dizaines d’étudiants qui ne demandent qu’à faire vos recherches. Moi, je suis enquêteuse et non historienne.»

«Exactement. Et moi, j’ai besoin d’une enquêteuse expérimentée.»

«Dans ce cas-là, vous la payez. Me payez, en l’occurrence.»

Il a lâché prise, je l’ai vu. En bon homme d’affaires, il avait tenté d’obtenir un rabais.

«Bon bon, d’accord. Je vous paie.»

«Et que voudriez-vous que je fasse?»

«Un des étudiants que j’ai engagés, car j’ai pensé aux étudiants, a lu les œuvres de Machiavel en entier, et n’a rien trouvé.»

«Et vous voulez que, moi, je cherche? Que je relise?»

«Non, je voudrais que vous alliez dans les bibliothèques. Je suis sûr que vous trouverez quelque chose, de quoi partir sur une piste crédible et réelle. Pour moi, ce type de roman doit partir d’une réalité historique si possible originale. Après quoi le roman peut prendre son envol, et on peut imaginer ce qu’on veut dans les creux de l’Histoire. Ce que j’attends de vous, c’est une bibliographie à partir de laquelle on puisse travailler. Vous pouvez aller où vous voudrez: à Florence, par exemple.»

«Écoutez, je vais tenter de vous faire dépenser aussi peu d’argent que possible. Comment je m’y prends, c’est mon affaire. Je vous propose un essai. On fait un contrat de – disons – cinq jours, que vous me payez d’avance. Et si je n’ai rien trouvé d’ici là, on arrête.»

«Ça me convient. Je reviens dans cinq jours.»

On voyait bien qu’il était chef d’entreprise et ni historien ni recherchiste.

«Non, monsieur Walser. Vous revenez au minimum dans dix jours, car vous n’êtes pas seul au monde et il faut aussi que je m’occupe d’autres clients que vous. Je ne peux pas tout laisser tomber pour Machiavel, même si c’est mon aïeul – une chose que je n’affirmerai de façon définitive, pour ma part, que le jour où j’aurai en main un arbre généalogique scientifique.»

«Si vous allez à Florence, ce sera une bonne occasion pour vous en faire faire un.»

«Très bonne idée. À vos frais, ça me va.»

Il a ri, j’ai ri, et j’ai sorti un contrat de mon tiroir. Mais pourquoi donc ne l’avais-je pas mis à la porte? Dix minutes plus tard nous avions pris congé. J’avais appris qu’il passait l’été à l’Hôtel des Trois-Rois à Ouchy, une résidence petite et chic. Ce n’était pas tout à fait le Beau-Rivage, l’hôtel le plus huppé de la ville où l’on avait pu croiser, au fil des ans, rois et tyrans, milliardaires et margoulins de haut vol. Mais enfin, c’était déjà une résidence pour personnes fortunées.

«Qu’est-ce que c’est que ce mec?» s’est interrogée Sophie sans même lever les yeux une fois qu’on a entendu la porte cochère se refermer sur mon visiteur.

Il va de soi que Sophie avait tout entendu. Entre son bureau et le mien, il y avait une porte communicante qui n’était jamais tout à fait fermée.

«Vous avez écouté?»

«Non, je m’en voudrais.»

C’est un petit échange qui fait partie de notre rituel. Sophie écoute aux portes de façon éhontée, mais l’idée qu’elle se fait de sa discrétion de secrétaire le lui interdirait, aussi prétend-elle toujours n’avoir rien entendu. Il faut dire qu’elle ne potine pas à l’extérieur, aussi ai-je toujours fait semblant de ne pas savoir à quel point elle tend l’oreille.

Je n’ai pas failli à la tradition, je lui ai raconté toute l’histoire, et j’ai posé le contrat sur son bureau.

«Vous n’allez pas vous mettre à faire de la littérature, maintenant?»

«Moi? Non. Je me contente de faire une recherche comme s’il s’agissait d’une cargaison de tabac.»

Nous avions passé il n’y avait pas si longtemps quelques journées fort amusantes à traquer du tabac américain perdu du côté d’un port franc. C’était finalement Sophie qui l’avait localisé par téléphone. Le fabricant nous avait offert, en plus de nos honoraires, de nous fournir en cigarettes pour le restant de nos jours et, comme nous ne fumons ni l’une ni l’autre, il avait eu l’élégance de transformer cela en six caisses de Krug, mon champagne préféré (hors de prix malheureusement) que nous avions divisées en trois: deux caisses chez Sophie, deux caisses chez moi, et le reste au bureau.

«Vous avez une idée de ce que faisait Machiavel lorsqu’il était actif?»

«De la politique. Je n’ai jamais entendu dire qu’il se soit occupé de navigation, mais enfin, il a été ministre pendant quinze ans, il doit bien y avoir quelques-unes de ses activités que j’ignore. Je ne suis pas une spécialiste.»

«Comme ça, vous allez partir en Toscane et vous ensevelir dans une bibliothèque? On aura tout vu.»

«Pas vraiment. Je commence par lire un peu pendant le week-end, j’ai tout Machiavel à la maison, mon père avait acheté les œuvres complètes. Si un type veut me payer quatre mille balles pour faire un peu d’histoire, qui suis-je pour refuser?»

Elle a levé le sourcil, poussé un soupir, et elle est retournée à ses oignons: signe qu’elle acceptait mon raisonnement.

Je me suis remise à ma table et j’ai feuilleté mon carnet d’adresses. Il était tout simplement exclu que j’aille à Florence. Pas au moment où il fallait que je prospecte pour trouver du travail.

Les Machiavelli sont bourgeois de Florence, bien que mon grand-père, le dernier de mes ascendants directs à avoir habité sur place, ait vécu dans le Val di Pesa, dans les collines non loin du Chianti, où une partie de la famille réside encore. Pourtant, j’ai peu vécu en Italie. Je parle parfaitement la langue, accent compris, mais mes vêtements, mon allure, un je-ne-sais-quoi que les coureurs florentins de jupons étrangers saisissent pour ainsi dire d’instinct, dénoncent en moi quelqu’un qui vit hors d’Italie. Il suffit que je me promène dix minutes dans Florence pour qu’un mec m’aborde, sûr que je suis une «pute comme toutes les Allemandes» (sic) et qu’il va être de la dernière facilité de coucher avec moi, qui n’attends d’ailleurs que ça, sinon pourquoi serais-je à Florence. «Une jolie fille comme toi, tu ne vas pas me faire croire que ce sont les musées qui t’intéressent» (re-sic). C’est fou ce que ça peut m’énerver.

Si au moins je ne comprenais pas leurs propos. Mais non. Je saisis tout au vol. Grâce à Ofelia, ma petite cousine venue à Lausanne s’occuper de moi après la mort de ma mère (j’avais entre sept et huit ans), qui a grandi dans les quartiers populaires de la ville, j’ai assimilé le vocabulaire dialectal le plus exotique.

Entre-temps, il était midi passé, je suis donc montée manger au Couscous, mon restau préféré dans le quartier, j’y vais tous les jours ou presque.

Et pendant que je mangeais, je me suis dit que s’il fallait aller à Florence, j’irais, mais pas sans prendre quelques précautions. Et si possible, j’allais même ne pas me déplacer du tout. Il fallait lire, certes, mais internet et la Bibliothèque cantonale allaient m’aider.

En rentrant à l’agence vers deux heures, j’ai lancé une recherche. «Machiavel», ça donne des milliers de sites. «Arno» (navigation fluviale, ça devait être sur l’Arno, me suis-je dit) de même. Mais si vous demandez Machiavel et Arno, zéro. Ça commençait bien.

J’ai bien dû passer deux heures à pianoter comme ça. Ce Walser, il avait réussi à me mettre à l’œuvre dans la minute.

J’ai fini par prendre une décision, et j’ai appelé Ofelia. Il faut vous dire que, tout en s’occupant de moi, Ofelia n’en a pas moins vécu sa vie. Elle est arrivée à Lausanne très jeune. Cinq ou six ans plus tard, elle avait rencontré Laurent Biollet, l’avait épousé, et ils avaient eu un fils, Cesco, qui est pour moi comme un frère cadet. Nous nous voyons souvent, surtout depuis que mon père est mort: à Lausanne, ils sont ma seule famille car, du côté des Martin (c’était le nom de ma mère, qui était fille unique), il n’y a que des parents éloignés avec lesquels j’ai peu de rapports.

«Dis-moi, Ofelia, est-ce que Marietta travaille en ce moment?»

Marietta est une vague cousine à elle dont mon père était le parrain. En notre honneur, ses parents l’avaient appelée Marie, et puis pour nous distinguer elle était devenue Marietta, la petite Marie. Normal, c’était elle la cadette. Elle avait vingt ans, et elle était étudiante en lettres. Mais nos familles ayant des revenus modestes, nous avions tous travaillé à côté de nos études, et elle ne faisait pas exception.

«Je n’en sais rien», a dit Ofelia, «mais je peux lui poser la question.»

«Cela m’arrangerait même que tu la lui poses ce soir. Si elle avait du temps libre, je pourrais lui proposer un boulot, mais je suis assez pressée. Dis-lui qu’elle sera convenablement payée.»

«Je vais essayer de la joindre. Une fois qu’elle sera d’accord, je lui suggérerai de te téléphoner.»

«Ils ont le téléphone, chez elle, maintenant?»

«Non. Mais elle a un telefonino, c’est comme ça que je l’atteins.»

Typique. En Italie, les gens n’avaient pas le téléphone chez eux (pour des raisons diverses qui tenaient plus souvent à l’inefficacité des services publics qu’au manque d’argent), mais depuis qu’on pouvait entrer dans un magasin et en ressortir avec un cellulaire en état de marche, des jeunes gens comme Marietta avaient leur telefonino, autrement dit leur téléphone portable.

Elle m’a appelée quelques instants plus tard.

Marietta m’a toujours étonnée. Elle est minuscule. Je doute qu’elle arrive au mètre cinquante. Elle est jolie, avec des cheveux et des yeux noirs d’encre et une voix fluette de petite fille. Dans cette miniature charmante à croquer, il y a un cerveau redoutable. Rapide, dotée d’une mémoire encyclopédique, Marietta n’a jamais eu besoin de lire ou d’entendre les choses deux fois. J’avais moi-même assisté à son apprentissage du français. Trois semaines à Lausanne et elle se débrouillait avec un minimum d’erreurs. À vous ficher des complexes.

«Ciao, Maria, come va? Bacino, bacino!»

«Ciao, Marietta, ça va et toi?»

J’ai fait le bruit des deux baisers que je lui rendais.

«Alors comme ça, patronne, tu veux m’engager?»

«Si tu es libre.»

«Si tu me paies.»

«Bien sûr que je te paie.»

«Dans ce cas-là je t’appartiens corps et âme. Commandez, Votre Seigneurie, je suis votre servante.»

Je lui ai raconté la visite de Benoît Walser. Elle a entrelardé mon récit de remarques sardoniques sur la création artistique. Notre «écrivain» se prêtait bien à ce genre d’ironie.

«Bon», ai-je conclu, «il faut trouver comment Machiavel est lié à la navigation. Il doit bien y avoir des textes.»

«Je n’ai aucun souvenir à ce sujet, mais je ne me suis jamais préoccupée de la question. Laisse-moi deux ou trois jours, je vais sûrement trouver quelque chose.»

Je n’en doutais pas.

«Je peux compter sur toi?»

«Je suis ta femme lige, je te l’ai dit. Combien est-ce que tu me paies?»

Nous avons marchandé, nous sommes mises d’accord sur des honoraires, elle m’a donné le numéro de fax du bar qu’elle fréquente le plus souvent pour que je puisse lui envoyer un contrat à signer (qu’elle me renverrait par le même moyen, les postes italiennes sont dans un état tragique), et elle a pris congé.

Ouf! Une bonne chose de faite. S’il y avait quelque chose à trouver, Marietta trouverait. Il serait toujours temps d’aller à Florence ensuite.

Il allait être cinq heures, Sophie se préparait à partir. Je n’allais pas non plus moisir là, mais avant de m’en aller il fallait que je tente de joindre Pierre-François, mon avocat. Miracle, il était à son étude (à cette heure-là, ce n’était pas couru), sa secrétaire me l’a passé.

«Chère amie, je vous salue.»

«Mes hommages, cher maître. Dis-moi, tu connais les lois du copyright littéraire?»

«Couci-couça. Pourquoi?»

«J’aimerais te raconter une histoire curieuse qui m’est arrivée aujourd’hui, et je me suis posé une ou deux questions. Tu as le temps de boire un pot?»

Je ne risquais guère une réponse négative, au tomber de la nuit Pierre-François n’attend que ça.

«Mais bien entendu. Le Carlton?»

«Parfait. J’y suis dans cinq minutes.»

«Moi aussi.»

Cinq heures sonnaient à la cathédrale proche, Sophie pliait bagage, j’ai fait comme elle et je suis montée jusqu’à la rue de Bourg.

Heureusement que j’avais pensé à Marietta. Elle trouverait ce qu’il y avait à trouver.

J’ai poussé la porte du Carlton. Je préférais tout de même m’assurer que je ne participais pas à une action littéraire illicite. Le jeu n’en aurait pas valu la chandelle.


(à suivre)




«Hôtel des coeurs brisés»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur,

avec la collaboration de Huguette Pfander, Marie-Claude Schoendorff,

Daniela Spring et Julie Weidmann. 

Couverture: photographie de Anne Cuneo


Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe



8 commentaires
1)
Anne Cuneo
, le 14.06.2009 à 11:03

Chers Amis,

Voici donc le nouveau “Machiavelli”, comme promis (et merci à Bernard Campiche qui en autorise la publication en feuilleton sur cuk.ch). Avant que les questions ne viennent, je réponds à la plus fréquente: tous les personnages (sauf ceux qui ont des noms que vous connaissez, et qui sont marginaux) sont fictifs, mais tout ce qu’ils font ou disent avoir fait est VRAI. Ce livre est le résultat d’une enquête de 4 ans, avec l’aide de plusieurs experts en la matière. Bonne lecture!

Et pour ceux qui voudraient avoir le livre sur papier, vous pouvez le commander chez Bernard Campiche , ou chez le libraire de votre choix.

2)
Caplan
, le 14.06.2009 à 16:08

Ah! Elvis! Heartbreak Hotel! Regardez-moi ce déhanchement (à 1:10) qui a changé le monde de la musique! Plus fort qu’une ascension du Galibier à l’eau minérale!

Milsabor!

3)
XXé
, le 14.06.2009 à 19:37

Bonjour Anne,

Depuis longtemps, je me disais que je devais lire ce que tu nous proposes ici régulièrement. Depuis longtemps, je ne le faisais pas, ne pouvant pas toujours consacrer un temps suffisant à tout ce qu’une personne (a)normalement constituée peut avoir à faire sur Internet. Il se trouve qu’aujourd’hui je t’ai enfin consacré un peu de ce temps que tu mérites, ne serait-ce que parce que tu nous offres tes écrits. Alors sache que je ne le regrette vraiment pas et que je vais désormais attendre impatiemment les prochains épisodes de cette enquête.

Amicalement.

Didier

4)
Warrik
, le 14.06.2009 à 20:11

Eh ben, j’allais mettre un commentaire du genre de celui de XXé !

Du coup, je suis aussi embarqué dans l’histoire maintenant, vivement dimanche prochain !

5)
ToTheEnd
, le 14.06.2009 à 21:47

Ah! Elvis! Heartbreak Hotel! Regardez-moi ce déhanchement (à 1:10) qui a changé le monde de la musique! Plus fort qu’une ascension du Galibier à l’eau minérale!

Bon, on a les références qu’on a mais pour moi, ce n’est pas Elvis qui a inventé ou changé le monde de la musique… mais j’aime bien Elvis aussi hein. Seulement il était “le blanc” que l’amérique attendait pour voir chanter/danser cette musique de sauvage.

Pour moi, rien ne vaudra jamais un Bo Diddley… petit exemple de son déhanchement avec des riffs de la mort qui tue avec plus que 3 accords… le moonwalking, les jambes qui partent dans tous les sens avec une guitare qui reste droite, des girls band d’enfer (qui joue hein, elles sont pas là pour meubler!)… bref, un réel précurseur quoi.

T

7)
Franck Pastor
, le 15.06.2009 à 10:52

Amusant, je ne pensais pas qu’un roman qui va traiter, si je ne m’abuse, du dopage dans le cyclisme, commencerait comme ça. Quoique, moi quand j’ai lu Florence j’ai pensé à Gino Bartali, grand champion avant et après-guerre, qui venait du coin.

8)
Anne Cuneo
, le 15.06.2009 à 18:35

Amusant, je ne pensais pas qu’un roman qui va traiter, si je ne m’abuse, du dopage dans le cyclisme, commencerait comme ça.

Et surprendre le lecteur, qu’est-ce que tu fais de ça, Frank, mmm? J’adore surprendre le lecteur!