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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (11)

 

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 


 

 

 

 

 

 

XI

 

 

 

 

 

 

 

 

  Je me suis levée à six heures, et au lieu de faire du jogging au bord du Rhin, j’ai fait un pas de course jusqu’à la gare. De penser à tout ce que j’avais à faire, ça m’avait empêchée de dormir. À sept heures j’étais dans le train, un peu avant dix heures je poussais la porte du Rôtillon.

Sophie, à qui je n’avais pas téléphoné depuis une petite éternité, était à son ordinateur. Lorsqu’elle m’a vue apparaître, elle a levé les yeux au ciel.

«Il est tard.»

«Ma pauvre Sophie, j’arrive de Bâle, je me suis levée avant l’aube, faites-nous plutôt une tasse de thé, que je vous raconte mes errances.»

Il faut rendre justice à Sophie, une fois qu’elle a manifesté sa désapprobation, elle n’insiste pas. Au contraire. En cinq minutes, le thé était prêt, elle était assise à la table avec son bloc et elle prenait des notes pendant que je lui racontais tout ce qu’elle ne savait pas.

«Qu’en est-il du rapport pour l’assurance ?» me suis-je enquise pour conclure.

«J’ai fini de le mettre au net pendant votre absence. Si vous le relisiez une dernière fois, on pourrait l’envoyer.»

Je me suis plongée dans la lecture, ai encore fait quelques corrections. La Pharmacie Minard allait peut-être avoir quelques ennuis, et ne parlons pas du client de l’assurance. Quelque part, je regrette toujours de causer des contrariétés à de petits escrocs. Mais bon, c’est mon travail, et puis je me suis toujours demandé pourquoi tant de gens consacrent autant d’énergie et d’inventivité au vol à la petite semaine, dans un pays où le travail manque rarement. Bref, le rapport était terminé, du moins pour l’instant.

Entre-temps, il était passé midi, je suis donc montée manger au Couscous, mon restau préféré dans le quartier.

En rentrant à l’agence vers deux heures, je me suis rappelé que je m’étais promis d’appeler Esther ex-Merteau, dont Sophie avait trouvé la nouvelle identité et l’adresse. Elle vivait à Nyon. J’ai tenté le coup. Personne. Pas de répondeur. Mes diverses tentatives dans le courant de l’après-midi sont toutes restées sans effet. De même que mes coups de fil à Pierre-François. Sa secrétaire m’a assuré qu’il était au Tribunal.

Vers quatre heures, j’ai eu un coup de pompe. Les voyages matinaux ne me valaient décidément rien. Lorsque je me suis surprise pour la troisième fois en train de regarder dans le vide, j’ai décidé de ne pas moisir là plus longtemps. Sophie partait, j’ai fait comme elle. En descendant, je suis allée voir si Rico était là. L’immense désordre qu’il avait laissé sur et autour de sa table généralement bien rangée me suggérait qu’il venait de terminer un article pour une des rédactions qui bouclent à six heures du soir et qu’il était parti le livrer en personne.

J’ai mis un mot sur sa table pour qu’il sache où j’allais, et j’ai quitté l’immeuble en pensant à la Banque de Crédit qui attendait depuis quinze jours que je m’occupe d’un de ses douteux clients.

J’ai poussé la porte du Carlton. Peut-être Pierre-François y serait-il. Au bout d’une demi-heure de bavardage avec des gens que je ne rencontre guère qu’ici, je me suis dit que mieux valait rentrer. Je verrais Pierre-François un autre jour.

Le lendemain nous étions vendredi. Il fallait absolument que je termine les entretiens autour de Lisa May. Dès le lundi suivant, je voulais m’occuper de la Banque de Crédit : ce sont d’excellents clients, je ne voulais pas leur donner la sensation que je les laissais tomber.

J’ai commencé par un peu de jogging pour tenter de m’éclaircir les idées. Il faisait encore nuit, et un froid de canard. C’est toujours dur de sortir lorsque la température chute. La récompense, c’est que lorsqu’on arrive au bord du lac il y a moins de monde que d’habitude, on est rechauffé (je descends toujours à pied et, si j’ai le temps, je remonte chez moi de même), et on se sent moralement supérieur à tous ces gens qui se vautrent dans la plume. Un trip de l’ego à très bon marché.

Pendant que je courais au bord du lac sur un tapis de feuilles jaunies, en surveillant d’un œil l’aube qui pointait le bout de son nez blanc, puis rosâtre, au-dessus des montagnes (un spectacle qui m’émeut à chaque fois, MeChevalley y verrait certainement une confirmation de mes penchants romantico-sentimentaux), je récapitulais l’affaire Boissellier. De tous les gens que j’avais vus, lequel aurait pu être un assassin ? Le plus trouble, c’était Merteau ; celui qui avait le comportement le plus innocent, Boissellier père. Mais les apparences trompent souvent. Il est vrai que Merteau avait voulu me cacher ses tableaux, mais avait-il vraiment voulu ME les cacher ? N’était-ce pas plutôt qu’il était arrivé à un degré d’éthylisme tel qu’il voulait oublier avoir été un artiste et qu’il était prêt aux actes les plus absurdes pour cela ? Dans le quartier du Tunnel où j’avais passé mon enfance j’avais eu l’occasion d’en croiser, de ces poivrots dont la lucidité ne se résumait plus qu’à un acharnement sans faille au service de l’auto-destruction.

Vers sept heures et demie, j’étais de retour chez moi. Ça sentait bon le café et le toast, et Rico chantait, probablement dans la baignoire. Quoi qu’il arrive plus tard, la journée commençait bien.

Avant même de ressortir, j’ai appelé Esther ex-Merteau, devenue Esther Serani depuis.

«Allô, madame Serani ?»

«Oui… ?»

«Madame Serani, vous ne me connaissez pas, j’aimerais vous rencontrer pour vous poser quelques questions au sujet d’une très vieille affaire.»

«Qu’entendez-vous par vieille affaire ?»

«Vous souvenez-vous encore du temps où vous habitiez à Épesses avec votre premier mari ?»

«Ce ne sont pas précisément des choses qu’on oublie. Je sens que vous allez me reparler du meurtre de la sainte nitouche.»

«Oui, désolée. J’aimerais vous rencontrer.»

«Vous êtes de la police ?»

Je me suis lancée dans l’explication standard, je lui ai résumé la situation. Elle a lâché quelques «Ah, ah» bien sentis en cours de récit, puis s’est exclamée :

«Franchement, madame Machiavelli, ce sera avec plaisir. J’ai toujours eu l’impression que cette histoire avait gâché un mariage qui jusque-là avait tout de l’idylle, et je n’ai jamais eu personne à qui en parler.»

Je n’ai pas manifesté la surprise qui était la mienne. Elle était assez haut dans ma liste de suspects, et voilà qu’elle mettait carrément de l’empressement à me rencontrer. Pendant que je digérais ce qu’elle venait de me dire, elle m’a appris qu’elle était sur le point de venir à Lausanne pour la journée, qu’elle avait une foule de rendez-vous mais que, si je voulais, on pourrait boire un café à dix heures et demie, elle avait une heure de battement. J’ai accepté avec empressement, l’idée de ne pas devoir aller à Nyon me souriait tout particulièrement.

Au point où j’en étais, j’ai appelé le père May. La voix qui m’a répondu rappelait celle de Pierre-François. Encore un tribun.

Je me suis présentée et j’ai exprimé le désir de le voir.

«À quel sujet ?»

«J’ai été chargée de revoir les circonstances dans lesquelles votre fille Lisa a perdu la vie.»

Il a lâché quelque chose entre un soupir et un gémissement, puis s’est tu. Un instant j’ai cru qu’il avait coupé.

«Monsieur May ?»

«Je suis là. Vous comprenez que le souvenir de ma fille et de sa mort brutale puisse rester douloureux.»

«Oui, bien sûr. Et je suis désolée d’avoir à vous le rappeler.»

Il a alors voulu savoir de la part de qui je l’appelais, et j’ai une fois de plus raconté l’histoire des amours entre Yves et Jacqueline, que j’ai conclue en lui demandant un rendez-vous pour le jour même.

La requête a été suivie d’un autre long silence, mais il a fini par dire avec un grand soupir :

«D’accord.»

Je lui ai proposé deux heures, il a accepté.

Et là-dessus je me suis précipitée au Rôtillon, sûre de me faire houspiller parce que j’arrivais en retard.

Le temps d’un thé matinal avec Sophie, et je suis repartie pour la place Saint-François, et pour le café où Esther m’avait donné rendez-vous. Elle aurait un manteau rouge, les cheveux très courts et gris. Je l’ai repérée tout de suite : peau mate et lisse, yeux grands et noirs, lèvres du même rouge que le manteau – qu’elle avait gardé le temps que je la repère. En fait, ce n’aurait pas été nécessaire. Les cheveux mis à part, elle n’avait pas changé par rapport à la photo d’elle prise par le jeune Yves Boissellier.

Nous nous sommes saluées, avons commandé nos boissons, et j’y suis allée.

«Madame Serani, racontez-moi comment vous perceviez cette malheureuse jeune fille. J’ai déjà entendu les pires choses à son sujet, ne vous croyez pas tenue de préserver sa mémoire.»

Mon préambule l’a fait sourire. Elle a cherché un instant par où elle commencerait.

«Elle a été une fillette adorable», a-t-elle fini par dire. «Je la connaissais depuis que nous étions à Épesses, où elle venait toujours passer une partie de ses vacances. J’ai aussi connu sa mère. Une femme assez étonnante.»

«Personne ne m’a parlé de cette mère, au fond. Qu’avait-elle de si étonnant ?»

«Elle était très jeune. Elle avait eu cette fille à quinze ou seize ans. Son mari devait avoir le double de son âge. Elle est morte à trente ans, si mes souvenirs sont bons, et sa fille avait treize ou quatorze ans.»

«De quoi est-elle morte, vous le savez ?»

«D’une maladie foudroyante, je n’en sais pas plus, ou si je l’ai su je l’ai oublié. L’été suivant, Lisa avait refusé de reparler de cette mort, et les Tibault sont des gens réservés, peu expansifs, ça devait les arranger qu’on parle d’autre chose. Quant au père… Vous connaissez le pasteur May ?»

«Non, pas encore.»

«Un être triste et sévère, aussi différent de sa femme et de sa fillette que possible. Je n’aurais pas voulu l’avoir pour père.»

«Vous parlez de cette fillette comme si vous aviez eu pitié d’elle.»

«J’avais pitié d’elle : c’était encore une petite fille, enfermée dans son chagrin et dans ses pas de danse. Extravertie et entourée d’introvertis. Elle était paumée.»

«Alors pourquoi m’a-t-on dit de vous que vous étiez farouchement jalouse d’elle ?»

Elle m’a regardée comme si je ne comprenais rien.

«Ça n’a rien à voir ! La jalousie, c’est plus tard, l’année où elle est morte. Tout à coup, elle est passée de la gamine à la tombeuse. Elle s’est mise à faire du plat à tous les mecs qui passaient. Les Boissellier en riaient, mais moi je n’y arrivais pas. Je suis à moitié espagnole, et nous sommes traditionnellement jaloux, j’admets que j’étais peut-être absurde. Mais j’ai des circonstances atténuantes. Non seulement elle provoquait d’une façon incroyable, mais j’avais la sensation que mon mari n’y était pas insensible. Pour compliquer encore la situation, la famille de Lisa avait demandé à Denis de faire son portrait. Je lui ai fait quelques scènes.»

Ses yeux étaient perdus dans le vide, je l’ai laissée réfléchir. Elle a repris d’elle-même.

«Un soir, peut-être deux jours avant que Lisa ne meure, nous avons discuté calmement, et il m’a avoué avoir été sous le charme pendant quelque temps. Mais c’était fini. Ç’avait été comme une fièvre, et ça lui avait passé. Il n’avait même plus besoin de revoir Lisa pour finir son portrait, il ne voulait pas me perdre, et ce n’était pas la peine de gâcher un si beau mariage pour une petite peste de passage.»

«En somme, votre querelle était terminée ?»

«Oui. Mais deux jours plus tard, lorsque Lisa est morte, je crois que la première idée de mon mari a été de me soupçonner. En tout cas, à partir de cette mort, tout a changé. L’attitude de Denis m’a rendue malade, et finalement elle a tué tout l’amour que je lui avais porté.»

«Il a formulé ses soupçons ?»

«Jamais à jeun. Mais il faut vous dire que, lorsque j’ai rencontré Denis, il avait trente ans et il buvait beaucoup trop. Par amour pour moi, il a arrêté, il n’a plus bu du tout pendant des années. Même lorsque nous sommes allés habiter dans le Lavaux, où le blanc du pays coule à flots. Après ­l’assassinat, il s’est remis à la bouteille. Au début, il était vite ivre parce qu’il n’avait plus l’habitude. Et dès qu’il était ivre, il m’accusait. Tout était ma faute, d’après lui. J’ai tenu le coup pendant presque un an, mais je ne sais pas comment j’ai fait. L’idée que cet homme que j’aimais passionnément puisse me prendre pour une meurtrière me rend malade aujourd’hui encore. Il ne peignait plus, nous vivions sur nos réserves. C’était terrible.»

«C’est vous qui avez apporté les tableaux à Cohn ?»

«Je leur en ai vendu trois ou quatre, au début, pour qu’on ait de quoi manger. Puis je suis partie. Je ne supportais plus. On m’a raconté que Denis s’est enfermé dans son atelier pendant des semaines, et qu’il a peint comme un furieux. Personne n’a jamais vu quoi, à mon avis. Et puis un jour il a appelé la voirie et il a vidé tout ce qui lui restait. Il prétendait que j’avais volé tous ses tableaux, à ce qu’on m’a raconté, mais ce n’est pas vrai. Il les a apportés à Cohn lui-même, avant de s’effacer. S’effacer en tant qu’artiste, je veux dire, car on me dit qu’il est toujours là, et qu’il prend des cuites quotidiennes.»

Elle a eu un petit rire triste.

«Il y a toujours des gens qui se sentent obligés de vous parler de vos ex», a-t-elle conclu.

«Je confirme les cuites. Je l’ai vu. Ça épate, ce qu’il peut descendre.» J’ai fait une petite pause et j’ai enchaîné. «Ce n’est vraiment pas vous qui avez assassiné Lisa ?»

Elle a secoué la tête, et a lâché un autre petit rire.

«Non. Vraiment pas, merci. Je n’aurais pas été gâcher toute ma vie à venir pour une petite imbécile qui avait découvert que les hommes ont un zizi.»

«Elle était encore vierge, d’après vous ?»

«Difficile à dire. Elle voulait à tout prix faire croire le contraire, mais je me suis souvent dit qu’elle affabulait pour se rendre encore plus intéressante.»

«Vous ne pensez pas qu’elle aurait pu agir par désespoir ?»

«Par désespoir ? Je ne me souviens pas d’avoir jamais pensé à ça. Pourquoi me posez-vous cette question ?»

Maintenant que je lui avais tiré du nez tous les vers possibles, autant lui dire ce qu’il en était.

«Parce qu’elle n’était effectivement pas vierge. Elle était enceinte.»

«Quoi

«Eh oui, lorsque je l’ai appris, j’ai eu la même réaction que vous.»

«Mais comment… Vous êtes sûre ?»

«Oui. On l’a vu à l’autopsie. Deux mois, plus ou moins quelques jours. Mais la police n’en a jamais fait état.»

Il faut croire que la jalousie rétrospective n’avait pas complètement disparu, car un soulagement manifeste s’est peint sur son visage.

«Deux mois. Alors c’est arrivé avant qu’elle ne vienne à Épesses !»

«Oui. Mais je me suis dit que c’est à Épesses qu’elle cherchait un père pour son enfant. Pour le mettre au monde, ce qui me surprendrait puisqu’on me dit de toutes parts qu’elle ne vivait que pour la danse, et qu’elle allait partir pour New York. Ou pour que celui qu’elle désignerait comme le père paie l’avortement, ce que je crois bien plus probable.»

«Pour ça il fallait qu’elle couche avec quelqu’un.»

«Voilà la clé de toutes ses provocations.»

«Pauvre gamine !»

C’est sorti du fond du cœur. Esther ne pensait plus à elle-même et à son divorce, mais uniquement à Lisa. Je pouvais me tromper mais, jusqu’à preuve du contraire, l’assassin ce n’était pas elle. D’ailleurs, je n’avais jamais vraiment pensé que ce pût être une femme, à cause du sourire de Lisa sur la photo.

Esther devait courir à son rendez-vous suivant, nous nous sommes quittées. Je suis sortie en même temps qu’elle, et en prenant congé elle m’a dit :

«S’il me vient quelque chose, je vous appelle ; et si je peux vous être utile, n’hésitez pas.»

Je me suis éloignée en pensant que je ne lui avais pas parlé des photos de Lisa. Autant garder un atout dans ma manche en dépit de ce que je pensais.

J’ai commencé par descendre au Rôtillon, j’ai raconté mon entretien à Sophie, qui en a fait un résumé. Quatre fois sur cinq, ces comptes rendus restent au fond d’un dossier mais, la cinquième fois, ils sont irremplaçables, la somme révélant quelque chose que les parties ne permettaient pas de voir. Aussi, tout en doutant, nous continuons bravement, moi à faire mes rapports, Sophie à les mettre au net.

Les cloches annonçaient midi, je suis allée me sustenter avant d’aller voir le pasteur, qui devait être à la retraite, si j’en croyais ce que m’avait dit Esther. Il n’avait pas eu comme elle l’amabilité de venir à Lausanne, c’est donc moi qui me suis déplacée jusqu’à Yverdon où il habitait.

L’homme qui m’a ouvert la porte d’un appartement au premier étage d’une des maisons de la vieille ville d’Yverdon était plat. C’était le premier qualifi­catif qui venait à l’esprit. Grand et baraqué, s’il avait été bien en chair, il aurait été un colosse. Il avait des épaules très larges, zéro embonpoint, l’élégance naturelle engoncée dans un veston sans âge des manches duquel sortaient des mains longues et fines. Ses cheveux étaient châtains, abondants, sans un fil blanc. Mais, sous cette chevelure de jeune homme, le visage était ravagé de rides. Le contraste avec le reste de la personne n’en était que plus saisissant. Les yeux gris, restés grands dans cette face de vieillard où l’on se serait attendu à les voir disparaître, étaient comme des puits profonds, pleins de malheur. Le pasteur May devait être un homme tourmenté.

Il ne m’a pas tendu la main, pas dit un mot. Pendant au moins deux minutes, il s’est contenté de me regarder, et ça a commencé par me paralyser.

«Bonjour, monsieur le pasteur», ai-je fini par articuler péniblement.

«Bonjour.»

D’un geste, il m’a fait signe d’entrer. Je l’ai suivi jusque dans une chambre où il y avait beaucoup de livres, un secrétaire et deux fauteuils, un de chaque côté d’une table basse. Il m’a indiqué dans lequel m’asseoir, face à la lumière. Il s’est assis dans l’autre et s’est croisé les jambes. Comme il ne disait rien, j’ai jeté un regard circulaire dans la pièce, et j’ai repéré une photo de Lisa à la paroi, petite fille à tresses, dont le sourire révélait l’absence d’une dent de devant. Il y en avait une deuxième un peu plus loin : le vilain petit canard s’était transformé en papillon, avec tutu, pointes et regard perdu dans le lointain dans une pose de danseuse classique genre Lac des Cygnes. Ces deux photos avaient une chose en commun : à huit ans comme à dix ou douze, Lisa était une fillette timide, peut-être même réservée, rien de commun avec l’effrontée dépeinte par ceux qui l’avaient connue quelques années plus tard.

May regardait droit devant lui et ne faisait pas mine de parler. Il fallait que je secoue le cocotier.

«Avez-vous une idée de qui pourrait avoir tué votre fille, monsieur May ?»

C’était très direct, sans tact aucun, et ça a fait son effet.

«De qui… ? De quel droit vous permettez-vous ? Une idée… ? Ce fut un accident, madame. Un malheureux petit garçon, qui ne l’a certes pas fait exprès.»

«Vous n’êtes pas sans savoir que ce petit garçon a toujours farouchement nié.»

«Dans ce cas-là, je ne sais pas.»

«Vous n’avez jamais tenté de trouver des coupables de substitution ?»

«Non.»

«Vous saviez que votre fille n’était pas dans son état normal, cet été-là, et qu’elle courait après tous les hommes qui passaient à proximité ?»

Le visage de May portait le hâle de ceux qui passent beaucoup de temps en plein air. Cela ne l’a pas empêché de pâlir excessivement. Je me suis demandé pourquoi.

«Non. On ne m’a jamais rien dit.»

«Avant de partir pour Épesses, cet été-là, elle ne vous a pas paru étrange ?»

«Non. Elle était comme d’habitude. Elle passait tout son temps à son école de danse, vous savez, elle ne rentrait que pour dormir.»

«Au fait, pourquoi était-elle allée à Épesses ? Vous n’êtes pas parti en vacances ?»

«Non, après la mort de ma femme je ne suis plus parti. Mais pour Lisa, c’était comme une tradition. Elle y allait depuis de nombreuses années. Elle aimait beaucoup cet oncle et cette tante.»

«Que savez-vous de ses rapports avec les hommes ?»

J’aurais juré avoir vu, du coin de l’œil, ses mains se mettre à trembler. D’un geste élégant (quoi qu’il fasse, le père May serait toujours élégant), il les a enfilées dans les poches de son pantalon.

«Ce ne sont pas des choses dont une fille discute avec son père», a-t-il fini par dire d’une voix qui m’a semblé se faire un peu rauque.

Il était sur des charbons ardents. Ce qu’il exprimait, ce n’était pas du chagrin, c’était de l’embarras. Mais pourquoi ?

«Vous deviez la revoir, avant qu’elle ne parte pour l’Amérique ?»

«Non. Je n’étais pas d’accord avec ce départ. Si les Tibault n’avaient pas insisté, et n’avaient pas tout pris en charge, je ne l’aurais pas permis.»

Ce n’était donc pas par manque de moyens que le pasteur n’avait pas payé le voyage. D’ailleurs un pasteur veuf, avec un seul enfant à charge, aurait pu offrir ça à sa fille unique. Fonce, Marie.

«Pourquoi ? Cette jeune fille était une danseuse née», ai-je dit.

Si elle avait hérité d’un corps du genre de celui de son père, je comprenais même qu’elle ait pu faire sensation.

Il a levé une main redevenue ferme.

«Passons. À quoi bon ressasser des querelles devenues sans objet ?»

«Vous saviez ce qu’elle faisait, lorsqu’elle vivait avec vous ? Et d’ailleurs, vous viviez seuls, tous les deux ?»

«Non. Nous avions une femme de ménage, elle venait tous les jours de dix heures à quatre heures et s’occupait de tout.»

«Vous vous souvenez de son nom ?»

«Bien sûr, elle a continué à venir chez moi tant que j’ai eu une cure.»

«Je pourrais avoir son adresse ?»

«Pour quoi faire ?»

Dieu que cet entretien était pénible.

«Parce que si Lisa ne s’est pas confiée à vous, qui êtes un homme, elle a peut-être parlé à cette femme. Elles étaient en bons termes ?»

«Oui, je crois. Elle s’appelle MmeJurieux et elle habite à Lausanne, du côté de la Pontaise, je ne sais pas où exactement. Mais à quoi tout cela rime-t-il ?»

«Monsieur May, je suis à la recherche d’un assassin. Ce n’est même pas pour qu’il paie son crime. C’est juste pour que le petit garçon qu’on a accablé alors soit libéré du poids de cette accusation, pour qu’il puisse vivre une vie sans angoisses. Alors je cherche une raison. Il n’y en a peut-être pas. Mais, même dans ce cas-là, on me paie pour que je m’en assure, alors je le fais.»

Il n’a rien répondu. As-tu vu l’alibi de ce mec, me suis-je soudain surprise à penser. Non, Marie, non. C’est vrai qu’il a l’air un peu étrange, mais c’est son père. Bon, le moment était venu de lancer ma bombe.

«Dans les deux mois qui ont précédé sa mort, est-ce que votre fille avait un petit ami ?»

«Un petit ami ? Pas que je sache. Pourquoi ?»

«Parce qu’elle était enceinte. Deux mois.»

Cette fois il a pâli au point que j’ai vu surgir des cernes autour de ses yeux. Ça lui a coupé le souffle, et il lui a fallu trente bonnes secondes avant qu’il ne récupère un filet de voix.

«Mais qu’est-ce que vous racontez ? Personne n’a…»

«La police ne dit jamais tout ce qu’elle sait. Elle garde quelques atouts dans sa manche. La grossesse de Lisa en était un. Cela a dû se passer à Lausanne, avant qu’elle n’aille à Épesses. Vous êtes sûr de ne rien savoir ?»

Il ne me regardait plus, c’était comme s’il n’avait rien entendu.

«Mon Dieu, mon Dieu…», a-t-il gémi, les yeux au tapis.

«Monsieur May…»

«Foutez-moi le camp ! Semeuse de merde !»

Il avait dressé sa haute carcasse, et j’ai un instant cru que ses mains élégantes allaient m’étrangler. J’ai réussi à me dégager de mon fauteuil.

«Ma petite fille», vociférait-il maintenant, «vous venez salir la mémoire de ma petite fille, allez-vous-en.»

Il restait planté là, au milieu de la pièce, le visage cadavérique, les yeux fous, une mèche lui était tombée sur le front, ses longues mains pendaient devant lui. Pathétique. Et peut-être dangereux. Je ne suis pas restée pour vérifier, j’ai tourné les talons et j’ai quitté l’appartement à toute vitesse. Je ne me suis arrêtée qu’à la gare. Il y avait un train pour Lausanne cinq minutes plus tard, dieu merci.

Lorsque j’ai grimpé dans le wagon, je suis tombée sur une des sommelières du Carlton qui allait au boulot. Ça m’a soulagée de l’entendre me raconter en détail la panne de sa voiture qui l’avait forcée à prendre le train.

Nous étions à mi-chemin lorsqu’une idée m’est venue.

«Est-ce que par hasard vous avez un téléphone cellulaire ?»

«Bien sûr. Pas vous ?»

«Pas en ce moment. Je pourrais lancer un coup de fil ?»

«Évidemment.»

Elle me l’a tendu, j’ai composé le numéro de Sophie, à qui j’ai indiqué le nom de MmeJurieux et son adresse approximative.

«Trouvez-la, et demandez-lui si je peux aller la voir dans une heure, prétextez une bonne raison. Je vous rappelle depuis la gare de Lausanne.»

«Très bien. À tout à l’heure.»

Lorsque je suis arrivée à Lausanne, je me suis précipitée dans une cabine. Sophie m’a appris que MmeJurieux était chez elle ; je pouvais y aller tout de suite. Il n’était que quatre heures. J’ai sauté dans un taxi.

MmeJurieux avait un visage qui m’a paru familier, mais que je ne remettais pas. Elle devait avoir dans les soixante-dix ans. Elle était petite, boulotte, tranquille, ses cheveux gris étaient serrés dans un chignon sévère, et elle portait un tablier d’un autre âge. Elle était tout sourire.

«Je n’ai pas compris pourquoi vous vouliez me voir, madame Machiavelli, mais ça me fait plaisir que vous soyez venue. Je parie que vous ne vous souvenez pas de moi.»

«Je ne suis pas sûre…»

«Autrefois, j’habitais plus bas, à la rue du Tunnel, et votre papa s’est occupé de ma déclaration d’impôts pendant des années. J’y comprenais rien, c’est lui qui m’a tout expliqué. Je me souviens aussi très bien de votre maman. Vous lui ressemblez.»

Là, il a fallu que je m’assoie. Pour un peu j’aurais chialé. Ma mère était morte depuis trente ans, et ça faisait une éternité que plus personne ne m’avait parlé d’elle. MmeJurieux a dû sentir mon émotion. Elle a eu un petit rire.

«Je me souviens de vous lorsque vous appreniez à siffler. Vous deviez avoir six ans, et pendant des semaines vous avez cassé les oreilles du quartier. Mais, à la fin, vous êtes devenue une championne. Vous sifflez toujours ?»

J’ai mis deux doigts dans la bouche et j’ai lâché mon sifflement le plus strident. Je ne les réussis pas toujours en dépit de mon entraînement précoce, mais celui-là était très bien. Assourdissant. Nous avons ri de bon cœur.

«Bon, dites-moi ce que vous me voulez», a-t-elle fini par dire.

«Je voulais que vous me parliez du pasteur May et de sa fille Lisa.»

Son visage s’est fait grave ; j’ai sorti mon histoire.

«Je suis toujours à la recherche de faits sur cette Lisa», ai-je conclu.

«Et qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?»

«Les derniers temps, est-ce qu’elle ne vous a pas paru étrange ?»

«Si. Elle n’a plus été elle-même, après sa… sa chute.»

Ah, ah. Nous y voilà.

«Parlez-moi un peu de cette chute.»

«Je ne sais pas que vous dire. C’est arrivé un soir de février. Je suis sûre de la date parce que c’était le carnaval et j’aurais dû aller en Valais le lendemain soir. Mais, lorsque c’est arrivé, je n’étais pas là. Le matin, quand je suis allée travailler, Lisa était au fond de son lit, en boule comme une bête blessée. Elle avait des bleus un peu partout, et elle ne parlait pas. Elle gémissait, et elle pleurait.»

«Et son père ?»

«Planté au milieu du couloir comme un piquet. Il ne savait que faire. J’ai parlé d’appeler le médecin, mais c’est le seul moment où la petite s’est secouée. Elle me l’a interdit, elle était comme une furie.»

«Et puis ?»

«Je me suis dit que je n’irais pas en Valais, et je suis restée pour la veiller, le pasteur devait aller prêcher je ne sais où. J’ai pensé que, s’il partait, ça calmerait la petite.»

«Ça l’a calmée ?»

«Un peu.»

«Et vous avez vu ces bleus de près ?»

«Oui. Lorsqu’elle a fini par avaler le somnifère que je lui avais glissé dans un verre de lait et qu’elle s’est endormie, j’ai regardé. Tout est possible, mais pour moi elle n’était tombée nulle part. Quelqu’un l’avait battue.»

«Qui, d’après vous ? Son père ?»

«Vous savez, le pasteur est un type un peu spécial. Mais j’ai été à son service pendant plus de vingt ans, j’y étais depuis quatre ans lorsque la petite est morte ; je ne l’ai jamais vu faire de mal à une mouche. Je crois plutôt que Lisa était tombée sur un type violent. J’ai essayé de savoir, mais elle n’a jamais voulu m’en parler.»

«D’après vous, on aurait pu l’avoir violée ?»

«J’y ai pensé. Mais c’était impossible à dire. Si j’avais été y regarder de près, elle se serait réveillée.»

«Et après, que s’est-il passé ?»

«Elle a commencé à se maquiller, à sortir, à faire la folle. C’est tout juste si elle a réussi son bac. Avec toute sa danse, il fallait qu’elle se concentre, et jusque-là elle l’avait fait. Mais, à la fin, ce n’était plus ça. Son père n’avait plus aucune autorité sur elle, et j’ai souvent eu envie de lui flanquer une claque. On avait l’impression qu’elle cherchait à s’étourdir. Tous les prétextes étaient bons pour être ailleurs. Ça faisait pitié, parce que je voyais bien qu’elle était malheureuse. Elle ne parlait plus ni à son père ni à moi. Et comme, lui, il est pas bavard…»

«Parlez-moi de ce pasteur ? Comment est-il ?»

«Il paraît que du temps de MmeMay c’était un type assez sociable. Pas précisément gai, mais enfin il parlait aux gens, il sortait. On dit qu’il était très amoureux de sa femme. Moi, je ne suis arrivée chez eux qu’après sa mort. Je ne l’ai connu que taciturne, toujours sombre, s’enfermant chez lui pendant des journées entières. Mais quel prédicateur ! Là, il était éloquent, et les paroissiens l’aimaient beaucoup. Il ne négligeait pas son travail, ne croyez pas ça. Au fond, c’est seulement chez lui qu’il était si sombre. Avec moi, c’est tout juste s’il échangeait trois phrases. Il ne m’a jamais dit ce que j’avais à faire, et j’ai vite compris que je n’avais pas d’ordres à attendre. Parfois, j’avais l’impression qu’il ne remarquait même pas ce que je mettais dans son assiette.»

«Et après la mort de Lisa ?»

«Rien. Encore plus renfermé qu’avant. Une fois j’ai passé la nuit à la cure parce que j’avais perdu les clés de mon appartement. Je crois que cet homme ne devait pas beaucoup dormir. On l’entendait gémir : “ Seigneur pardonne-moi, Seigneur pardonne-moi. ” Je ne sais pas de quel péché il s’accusait.»

Nous avons continué ainsi encore une bonne demi-heure, mais je n’ai rien appris de nouveau. Je l’ai quittée en promettant de revenir la voir. Quelqu’un qui me parle de ma petite maman, dont je n’ai qu’un souvenir lumineux mais flou, ce n’est pas tous les jours.

 

 

 

 

 

                  (à suivre)

 

 

«Le Sourire de Lisa»

a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur,

avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et

Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

 

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 

3 commentaires
1)
François Cuneo
, le 03.05.2009 à 11:52

Bon, ben le voilà cet épisode.

Je suis vraiment désolé, j’en avais mis en ligne un certain nombre, et puis je ne me suis pas rendu compte que j’étais arrivé au bout.

Alors panique à bord (enfin j’exagère…) et je me dépêche de vous mettre le chapitre 11. Seulement voilà, comme d’hab, dans ces cas-là, les problèmes s’accumulent…

Il y a des scories au niveau police de caractère, j’ai vu, j’ai tout essayé et je n’arrive pas à le corriger. Et je dois partir pour un repas, rendez-vous dans un quart d’heure…

Bon, l’important, c’est que ce soit lisible et ça l’est.

Désolé pour tout!

Allez je pars.

2)
zit
, le 04.05.2009 à 09:50

Excuses acceptées, mais c’était limite !

z (du moment qu’on a notre M M hebdomadaire, je répêêêêêêêêête : ça se corse, d’ailleurs…)

3)
Modane
, le 04.05.2009 à 22:23

Et puis, ce qu’il y a de bien, c’est qu’on peut aussi le lire le Lundi!…