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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (4)

 

 

Le Sourire de Lisa

Une enquête de Marie Machiavelli

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.


IV

 

 

 

«On ne prend plus personne tant qu’on n’a pas réglé tous les cas en suspens », ai-je déclaré le lendemain avec un aplomb que je ne ressentais pas. Mais bon, j’espérais confusément que, une fois sur la piste, l’assurance se passerait de moi – c’est le plus souvent ce qui arrive. Et il me semblait que l’affaire Boissellier pouvait se résoudre vite (je veux dire par là que je démontrerais rapidement l’impossibilité de retrouver un assassin à vingt ans de distance, si assassin il y avait).

 

Sophie a posé sa tasse et empoigné son stylo.

« D’accord. En attendant, puisqu’il faut s’occuper de Boissellier, je vais chercher cet avocat. Chevalley, vous avez dit ? »

« Oui, Chevalley. Mon père travaillait parfois avec un Me Chevalley. C’est peut-être le même, ce qui avec un peu de chance aurait l’avantage qu’il ne nous en voudrait pas trop de mettre le nez dans ses affaires. »

« Je demanderai. À propos, j’ai appelé Louis Duchaut, le vigneron. »

« Ah oui, Épesses. Qu’est-ce qu’il dit ? »

« Qu’il se souvient parfaitement de l’affaire. Il avait dix-sept ans et il était chef scout. Il a passé un après-midi avec Yves, au moment où tout le monde le traitait d’assassin, et il est absolument persuadé que l’enfant était innocent. Il a juré à sa patrouille qu’il avait quitté Lisa bien vivante. Et M. Duchaut dit qu’un scout qui jure, surtout lorsqu’il est en uniforme, ne se parjure pas. Pas à neuf ans, en tout cas. Et puis ce pauvre garçon était paraît-il malheureux comme les pierres. Il m’a dit qu’il y repense parfois, depuis. Et qu’il se dit chaque fois que les flics ont été trop certains de la culpabilité de cet enfant. Qu’ils n’ont pas assez cherché ailleurs. »

« C’est aussi ce que je me dis depuis hier. Je vais poser la question à Léon. Délicatement. Avec lui on ne sait jamais. Si on le prend à rebrousse-poil il peut se fermer comme une huître. »

« Dès que j’aurai un instant, je ferai une recherche sur Internet. Peut-être que, dans les archives des journaux… »

« Excellente idée. Moi, pendant ce temps, j’appelle Duchaut et en fin d’après-midi, quand j’en aurai marre des comptes de la pharmacie, j’irai à Épesses. »

J’ai pris le téléphone.

« Louis ? Salut, c’est Marie Machiavelli. »

« Ah, salut Marie, j’étais sûr que tu allais m’appeler. »

« Tu vois, je savais que tu m’attendais, et j’ai voulu te faire plaisir. Tu aurais le temps de me montrer le Saut du Loup, en fin d’après-midi ? »

« Volontiers. J’aurais même le temps de t’inviter à dîner à la maison. Tu emmènes Rico ? »

« S’il est d’accord. Je ne l’ai pas encore vu réveillé, ce matin. Il dormait lorsque je suis partie faire du jogging, et il n’était plus là lorsque je suis rentrée me doucher. »

J’avais rencontré Louis Duchaut juste avant que sa banque ne fasse faillite, et j’avais eu la chance de sentir le roussi quelques jours avant tout le monde. Je lui avais conseillé de transférer ses fonds et il n’avait pas discuté, en dépit du fait que sa famille était cliente de cette banque-là depuis plus d’un siècle. Il a dû être un des derniers à tirer son épingle du jeu. Deux ou trois jours plus tard, la banque arrêtait les payements. Quinze jours après, elle était en liquidation. Depuis, j’ai droit au tapis rouge chaque fois que je passe du côté d’Épesses. Je suis assez fière de clients (ou ex-clients, dans le cas particulier) de ce genre.

Mon père, qui avait – avec des nuances – fait le même métier que moi pendant quarante ans, s’était créé tout un réseau de gens toujours prêts à l’aider parce qu’ils savaient que lui aussi, était toujours prêt à les aider. Ceux qui vivaient encore me donnaient volontiers un coup de main à l’occasion. Mais depuis une dizaine d’années, j’avais pu créer mon propre réseau avec mes propres clients, et Louis avait été un des premiers. Grâce à ces gens-là, j’avais souvent résolu des énigmes qui seraient, sans eux, restées indéchiffrables.

En attendant la fin de la journée, j’ai repris la comptabilité de la Pharmacie Minard et le dossier de l’assurance, pour affiner les comparaisons. C’était évident : quelqu’un s’était servi de cette pharmacie pour s’approvisionner en ÉPO. La pharmacie n’était pas responsable, chaque vente était couverte par une ordonnance, mais enfin, elle avait évité de poser des questions, me semblait-il. Quand je pense au bruit que font depuis des années les scandales dans le monde du cyclisme, ils auraient tout de même pu se méfier.

Où aurais-je pu me renseigner un peu mieux ? La question me trottait dans la tête pendant que je travaillais, mais finalement l’idée m’est venue lorsque je n’y pensais plus : Marcel ! Ma rencontre avec lui datait du temps où mon père, un grand fan de vélo, vivait encore. Du coup, j’ai compris pourquoi le nom du Dr Weiss me disait quelque chose.

Nous habitions tous, en ce temps-là, le quartier du Tunnel, à Lausanne, ainsi appelé parce qu’un court tunnel, construit au siècle dernier, permet de passer sous une colline (appelée « La Barre ») qui coupait le lieu en deux. Le quartier est resté populaire jusqu’à aujourd’hui, en dépit des ravages de l’architecture moderne. À l’époque où mon père s’est mis en ménage, sans un sou, c’était un lieu naturel pour un immigré. Notre famille a bien fini, au bout d’une quinzaine d’années, par avoir assez d’argent pour se permettre de déménager dans un lieu plus huppé ; nous n’en avons rien fait ; mon père aussi bien que moi avons préféré continuer à loger dans le quartier, où nous connaissions tout le monde. Nous n’avons même pas changé d’appartement : jusqu’à sa mort, mon père a continué à occuper le trois-pièces cuisine sans beaucoup de confort où il était entré plus de quarante ans auparavant, le jour où il avait épousé ma mère.

Marcel habitait deux maisons plus loin. Il venait souvent voir mon père. Le sien était mort alors qu’il était tout petit, et sa mère travaillait dur. C’était un passionné de vélo. À seize ans, il avait entamé un apprentissage dont j’oublie la nature exacte, et je l’avais un peu perdu de vue. Toutes ses heures libres, il les passait à vélo.

On a commencé à parler de lui. Il remportait de petites courses, puis est venu un championnat régional, suivi d’un Tour de Romandie où il était le coéquipier de quelqu’un de très connu – Rominger peut-être. Il n’avait rien gagné, mais enfin c’était déjà exceptionnel d’en être là avant d’avoir vingt ans, mon père me l’assurait.

J’avoue que si j’adore faire du vélo, en tant que sport la bicyclette ne m’intéresse pas, et que je n’aurais jamais remarqué les exploits de Marcel sans mon père, qui suivait avec passion, saison après saison, toutes les grandes compétitions : Tour de Suisse, Tour de France, Tour d’Italie, Tour d’Espagne, et ainsi de suite.

Cette histoire d’ÉPO m’a rappelé le jour où Marcel est venu frapper à l’agence de mon père, qui était rue de la Mercerie. Il était tout pâle.

Mon père venait de partir avec un client. Lorsque je lui ai annoncé la chose, Marcel, qui entre-temps était devenu un beau gars d’une vingtaine d’années, m’a fixée d’un œil tragique en se mordillant la lèvre inférieure, le front barré d’un pli.

« Je peux t’être utile ? »

« Non, c’est ton père que je veux voir. »

« Dans ce cas-là, je te propose de t’asseoir et d’attendre. Prends un journal. Ou alors va boire une limonade et reviens dans une heure. »

C’est la solution qu’il a choisie. Je suis retournée dans le bureau et me suis replongée dans mon travail.

Je n’ai ni vu mon père revenir, ni Marcel arriver. En fait, ai-je appris plus tard, Marcel était descendu jusqu’au Grütli, le vieux bistrot le plus sympa de la rue, un des rares qui survivent d’une époque où la Palud fourmillait de cafés plus ou moins mal famés d’où sortaient des airs d’accordéon et des chansons peu respectables chantées par des voix éraillées, qui lui donnaient, le soir, un petit air de place Montmartre (en négatif, bien sûr, la Palud étant dans un creux et non sur une colline). Au Grütli, Marcel avait rencontré mon père, qui s’y trouvait avec son client. Il avait sagement attendu que les deux autres se lèvent, puis il avait abordé papa.

Je l’avais pratiquement oublié lorsque mon père m’a demandé de passer dans son bureau.

Marcel était assis au bord d’une chaise, encore plus pâle que tout à l’heure.

« Mais qu’est-ce qu’il y a, Marcel », ai-je dit, « tu es malade ? Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Marcel n’était pas en état de répondre. C’est mon père qui a dit, d’une voix sombre :

« On le serait à moins. Il vient de me raconter une histoire que je ne croirais pas n’était-ce que j’ai avec Marcel des rapports de confiance absolue. Mais je ne vois pas ce que je peux faire pour lui, je ne sais d’ailleurs pas si on peut l’aider. Avant de jeter l’éponge j’ai voulu ton avis. Vous êtes la nouvelle génération, vous voyez peut-être les choses autrement que moi. »

« Bon, alors. Qu’est-ce qui se passe ? »

« Marcel, raconte à Marie. Ça ne sert à rien que je rapporte tes propos alors que tu es assis là. »

Un silence, puis Marcel s’est lancé.

« Il y a une grande marque de stylos qui crée une équipe pour la saison. Si ça marche, ce sera même pour plusieurs saisons. Ils ont embauché deux ou trois têtes de file et quelques jeunes espoirs, comme ils disent, qui leur serviront de coéquipiers, mais qui auront aussi le droit de s’occuper d’une possible carrière personnelle. »

« Et ils t’ont approché. »

« Oui. »

Le pauvre Marcel peinait vraiment à parler.

« Et alors ? Où est le drame ? »

« On a commencé à s’entraîner. »

Un instant, ses yeux ont lancé des éclairs.

« Je t’assure, Marie, il me semblait vivre un rêve. On a un entraîneur absolument fabuleux, un physio comme je n’en ai jamais vu dans mon expérience de petit amateur. Ils te mettent en condition même lorsque t’es crevé. C’est génial. »

Un silence. L’enthousiasme s’était déjà envolé.

« On faisait des moyennes dont je ne me croyais pas capable, il a même fallu qu’on me retienne, un moment, tellement j’étais lancé. »

Pause. Dieu que c’était dur à sortir. J’ai posé une question stupide, histoire de l’encourager.

« Et là, il s’est passé quelque chose ? »

« Tu sais, lorsque tu fais du sport de haut niveau, on te recommande de beaucoup boire, de faire des régimes particuliers… »

« Et alors ? »

À l’époque, on ne parlait guère de dopage dans le grand public, mais j’ai tout de même commencé à me douter de la direction vers laquelle on s’acheminait.

« Je prenais des vitamines, des boissons forti­fian­tes. Et je connais une diététicienne, une amie de ma mère, qui m’a donné toutes sortes de trucs, genre ce qu’il faut manger juste avant un effort, juste après, ce qu’il faut boire. Elle m’a donné des granulés homéopathiques. Ça m’aidait. »

« Mais je suppose que ça n’a pas suffi. »

« Un jour, le médecin de l’équipe, un certain Dr Weiss que je n’avais jusque-là vu qu’une fois, au moment où ils m’ont engagé, m’a rendu visite, et il m’a dit que ce que je faisais était très bien, mais que ce n’était pas suffisant. “ Comment, pas suffisant ”, que je lui fais. “ Hier on m’a presque reproché que j’en faisais trop. ” “ Oui, justement. On a vu que tu as des potentialités formidables, et on voudrait te pousser en tête de peloton. Mais il faut que tu te développes, tu es trop léger. ” Là, je comprenais plus rien. J’avais cru, moi, que moins je pesais, plus j’avais de chances. À part ça je mange comme quatre et je ne prends pas un gramme, c’est ma nature. Je le lui ai dit. Il a eu un sourire de Frankenstein, t’aurais dû le voir, c’est là que j’ai commencé à avoir peur. “ Oh, mais il ne s’agit pas de nourriture ”, qu’il me fait. “ Je vais te prescrire quelques fortifiants, tu les trouveras en pharmacie. ” “ Je prends déjà des vitamines, je fais du régime. ” “ Tout ça, ce sont des trucs d’amateur. Maintenant il s’agit de choses sérieuses. Si tu veux réussir, il faut me faire confiance. ” J’ai dit OK. Et il m’a donné une ordonnance. »

Une pause de plus, un long soupir. Mais cette fois il était lancé.

« Tu sais, suivant comment cela se passe, tu entends parler de dopage dès le début. Quelqu’un m’a raconté que, dans les années soixante, lorsque les coureurs du Tour de France se dopaient, ils appelaient ça “ saler la soupe ”. Cette même personne m’avait bien dit que tout le monde salait sa soupe. Mais, bêtement, je n’ai pas fait le rapprochement. C’était juste une bonne histoire. J’ai pensé que ça ne me concernait pas, que… Bref, pendant un temps, je n’ai pas voulu voir les choses en face, j’ai pris les “ fortifiants ”. Quelque part je savais sûrement que ce n’était pas bien. » Sa voix a tremblé. « Mais je n’ai pas voulu me l’avouer. »

« Et alors ? »

« Au début, ça s’est bien passé. Je fatiguais moins – encore moins – qu’avant. J’avais la sensation de vivre sur un petit nuage, mes résultats se sont encore améliorés. »

Un silence. Pénible.

« L’entraîneur m’a ordonné d’arrêter une partie des fortifiants. J’ai obéi, tu ne discutes pas avec ton entraîneur. Il m’en a fait prendre d’autres. Pour finir, je ne savais plus où j’en étais et, au lieu d’aller mieux, j’allais de mal en pis. Toute l’énergie que j’avais autrefois du matin au soir, comme ça, sans que je doive rien faire de particulier, avait disparu. Elle ne revenait que lorsque je prenais ces fameux fortifiants, et il m’en fallait toujours plus. J’avais une forme du tonnerre lorsque je roulais, mais après… J’avais des moments de déprime horrible, et ça ne passait qu’avec le fortifiant suivant. J’en ai parlé à un copain, et il m’a dit que pour lui c’était pareil, sauf que, lui, il s’en fout, il veut des résultats, qu’il dit. finalement j’ai pris une grande décision. »

Il s’est mouché plusieurs fois, à vide, juste pour se donner une contenance.

« J’ai fait une collection d’emballages, de manière à avoir un tableau complet de ce que je prenais. Et hier, je suis allé voir le Dr Loew. »

Le Dr Loew soigne, d’aussi longtemps que je me souvienne, les bobos de la moitié du quartier. C’est un homme intègre et minutieux.

« Et qu’est-ce qu’il dit ? »

« J’aurais voulu que vous entendiez la gueulante qu’il a poussée en apercevant mes emballages. Il n’a pas eu besoin de lire les notices, lui. “ Qu’est-ce que tu fabriques avec cette panoplie ? Tu es devenu cardiaque sans que je le sache ? ” Et il a pris une des boîtes. Après il a pris l’autre, et il a poursuivi, d’une voix sarcastique que j’te dis pas : “ Ou alors tu es anorexique et tu ne m’as rien dit ? ” Et il a continué comme ça, j’avais cinq boîtes différentes. Pour finir il m’a fixé d’un œil qui m’a fait rougir, et il m’a dit : “ Bref, tu te dopes, et c’est comme ça que tu deviens un cycliste connu. ” »

Sa voix a tremblé. Il s’est arrêté.

« Et alors ? »

« Alors il m’a expliqué ce que tous ces produits signifiaient. »

Ensuite de quoi le pauvre Marcel était allé voir le médecin de son équipe – pas le meilleur des interlocuteurs.

« Il m’a traité de poule mouillée. Il a dit que j’étais entré en cyclisme comme on entre dans les ordres, qu’une équipe ce n’est pas un jardin d’enfants, qu’on doit des résultats au sponsor, et que ma méthode ne présentait aucune garantie. Il m’a donné le choix. Ou je suis leur “ programme médical ”, ou je peux aller me faire voir ailleurs. »

Marcel étant le garçon qu’il était, il était allé se faire voir ailleurs : depuis, il était devenu maître de sports. Mais grâce à lui, j’avais compris longtemps avant les grandes révélations que les sportifs de pointe, cela se fabrique. Voilà comment j’ai saisi que l’escroquerie soupçonnée par l’assurance qui m’employait était peut-être liée à une affaire de dopage.

J’ai pris le téléphone et j’ai essayé d’appeler Marcel pour qu’il me donne son avis. Une voix enregistrée m’a priée de laisser un message, ce qui m’a rappelé que les écoles étaient en vacances d’automne. Tant pis, il faudrait se passer de Marcel.

Dans mon rapport, j’ai essayé de résumer le problème de l’ÉPO aussi simplement que possible, je voulais me débarrasser de cette affaire, j’en avais déjà bien assez en route. Et puis il fallait que je m’occupe de Boissellier, sinon les Girot ne seraient bientôt plus mes amis.

Vers quatre heures, lorsque j’ai enfin terminé, je suis descendue d’un étage. Rico tapait comme un perdu sur le clavier de son ordinateur. Il est pratiquement impossible de le déranger lorsqu’il travaille. Il s’interrompt sans problème : mais lorsqu’il est absorbé, il n’entend rien. Il m’est déjà arrivé d’écrire un long message à quelques centimètres de lui pendant qu’il travaillait, sans qu’il remarque ma présence. Mais là, il m’a entendue. Il s’est levé et m’a prise dans ses bras, dans une accolade dont il a le secret. Sa chaleur vous remonte le moral pour des jours.

« Salut, mon amour. Je dois finir mon article. »

« Je ne compte pas te déranger. Tu viens chez les Duchaut à Épesses, tout à l’heure ? Moi j’y vais maintenant avant qu’il fasse nuit pour voir l’endroit où la nana est morte, il y a vingt ans. »

« Vers sept heures et demie, ça va ? »

« Ça va. »

Le temps que j’arrive à la porte, il était déjà retourné à son ordinateur. Je suis descendue à la gare, j’ai pris le tortillard qui longe le lac et j’ai débarqué à Épesses.

La gare est en fait au pied du village et, pour y arriver, il faut grimper.

On dit qu’Épesses est un des villages dont Charles Ferdinand Ramuz s’est inspiré pour écrire vers 1925 un de mes romans préférés, « Passage du Poète ». En grimpant la colline, c’est en tout cas toujours à lui que je pense. Il décrit les vignes, les deux lignes de chemin de fer qui prennent en tenaille la région de vignobles située à l’est de Lausanne, le Lavaux. Sauf qu’évidemment ses trains à lui ont toujours un panache de fumée. La ligne d’en haut, celle de Berne, est aujourd’hui doublée de l’autoroute. Mais, en dépit des maisons sans doute quatre fois plus nombreuses, de l’électrification et des changements de toutes sortes, les pentes escarpées, les vignes, les murets de pierre, les portillons en métal rouillé et la vue splendide sur le lac et les Alpes évoquent toujours la poésie de Besson le vannier, le « poète » du roman de Ramuz. De plus, c’était un des moments de l’année où les vignes grouillaient de monde : les vendanges battaient leur plein.

J’avoue que je n’y avais pas pensé, j’étais trop braquée sur Yves Boissellier. Ce qui fait que j’ai eu tout le temps, en grimpant, de me donner mauvaise conscience. C’est même la première chose que je comptais dire à Louis, qui est un homme de mon âge, carré, la chevelure poivre et sel et l’œil malicieux dans un visage buriné par le grand air.

J’ai frappé au carreau de la cuisine, Nora, sa femme, est venue sur le pas de la porte.

« Ah, Marie, il m’a dit que tu allais arriver. Tu vas bien ? »

« Très bien. Sauf que j’ai tout à coup des scrupules… »

« Penses-tu ! Louis se fera un plaisir, et puis il est obsédé par ses grappes, ces jours-ci, ça lui fera du bien de penser à autre chose. Tu restes dîner ? »

« Si je peux… Rico va venir, il devait rendre un article pour sept heures. »

« Louis est à la petite vigne, je te la montre. Là. Il a le tracteur, il t’amène au Saut du Loup avant qu’il ne fasse nuit. On discutera après. »

Je suis montée encore un peu entre les plants. Partout des gens cueillaient, transportaient. Louis déplaçait des cageots en plastique. En guise de bonjour, j’ai dit :

« J’ai tellement mauvaise conscience que si tu me dis de repartir je ne t’en voudrais pas. »

Ça l’a fait rire.

« Mais qu’est-ce que tu racontes ? Je t’attendais. »

Il a repris son occupation première, un des hommes qui travaillaient à proximité et lui ont chargé le petit tracteur, et il m’a fait asseoir par-dessus les cageots.

« Ce ne sera pas le fauteuil de première classe, mais ce n’est pas loin. »

Pour arriver au Saut du Loup, il fallait monter encore. J’ai regardé ma montre au moment où nous avons démarré. Par-dessus le bruit du moteur, j’ai demandé :

« Est-ce qu’on voit la maison où les Boissellier habitaient, à l’époque ? »

« Oui, c’est celle-là. »

C’était une vieille maison vigneronne en pierres de taille, elle était flanquée d’une tourelle. Elle surplombait le village et on devait avoir une vue formidable sur les rues et sur les vignes, sans parler du lac et des montagnes.

Tout en haut, il y avait un bouquet d’arbres, une petite forêt qui cachait l’autoroute, dont nous nous étions approchés. Le chemin faisait un grand coude, et disparaissait dans les arbres. À l’endroit précis où ils commençaient, il y avait un mur, qu’on ne voyait pas au premier abord tant il était recouvert de verdure. Nous l’avons longé, et nous sommes arrivés devant une grille en fer forgé. C’était l’entrée du parc, au fond duquel on distinguait la villa, fermée comme si vingt ans n’avaient pas passé. Louis a arrêté le moteur, m’a aidée à descendre. J’ai regardé ma montre. Dix minutes en tracteur, vingt à pied sans doute. Moins au pas de course et à la descente.

« Tu vas rire », a dit Louis, « mais tout est resté comme c’était. Le trou dans la haie reparaît chaque année à la belle saison, il y a toujours quelqu’un qui va dans le parc en douce. Les propriétaires de la villa viennent de temps à autre, une des familles d’Épesses est payée pour entretenir. »

« Ça appartient à qui ? »

« La fille Mermoud en a hérité, puis elle a épousé un Américain. Il est venu une fois en visite, au début, et puis on ne l’a plus revu. C’est moi qui m’occupe de leurs vignes, depuis quelques années. Elle vient quinze jours par an, se replonger dans l’atmosphère de son enfance, et puis elle repart. Autrefois, elle amenait ses gosses, trois garçons. Maintenant ils ont grandi, et elle vient seule. Il arrive que l’un ou l’autre des fils vienne avec elle, et l’an dernier l’aîné est venu seul et a fait les vendanges avec nous. Très sympa. »

« Ils étaient déjà propriétaires, au moment du drame ? »

« Oui. Autrefois, toute la famille habitait au village. Et puis les parents Mermoud ont hérité de cette maison, et ils ont déménagé. Je te parle des années soixante. Mais, en hiver, ils préféraient redescendre. Puis vers 1970 les parents sont morts à deux ou trois ans de distance l’un de l’autre, la fille est partie pour l’Amérique, et ici c’est devenu le château de la Belle au bois dormant. Ou la maison du crime, comme on voudra. »

« Et qu’est-ce que la fille Mermoud a dit, de ce crime ? »

« Rien, que veux-tu qu’elle dise ? L’été où ça s’est passé est pratiquement le seul où elle ne soit pas venue. »

Il a écarté quelques branches et m’a montré le trou de la haie. J’étais en jeans, heureusement, je me suis glissée dans la fente et je suis entrée, suivie de près par Louis. Le récit d’Yves Boissellier devenait concret.

« Sophie m’a dit que, pour toi, le garçonnet était innocent ? » ai-je dit tout en inspectant les lieux.

« Crois-moi, Marie, ce n’est pas lui. J’ai été scout pendant toute mon enfance, chef scout pendant toute mon adolescence, et je me suis occupé de centaines de gamins. Aujourd’hui encore, je sais que mes gosses vont mentir avant qu’ils n’ouvrent la bouche. Ce petit gars-là était sincère. On a fait une réunion un samedi après-midi, avec toute sa patrouille. Il nous a raconté par le menu ce qui s’était passé, et il a juré solennellement, il a donné sa parole de scout. Il n’avait pas dix ans. À cet âge-là, ce genre de serment, c’est sacré. Il ne pouvait pas mentir. »

« Mais il aurait pu vouloir effacer un souvenir trop horrible. »

« J’ai entendu cette théorie. Dans le cas particulier je n’y crois pas, parce que nous avons recueilli son récit peu après le drame, et il était en état de te raconter son après-midi à la seconde près. Il était traumatisé, mais pas comme ça. La patrouille a même minuté son parcours, on a vérifié par le menu tout ce qu’il nous a raconté. Et je peux te dire que si tu poses la question à ceux qui sont encore à Épesses aujourd’hui, ils te diront tous qu’ils sont absolument certains de l’innocence d’Yves Boissellier. »

« Pauvre Yves, il est sûr que tout le monde le croit coupable. »

« Il se trompe. Les vieux, oui. La famille Tibault, sans doute. Mais les gens comme moi, mais ses ex-copains, sont persuadés de son innocence. »

« Mais alors, qui ? »

« Je vais te dire, Marie. L’inspecteur qui s’est occupé de cette affaire était un monsieur corpulent, toujours pressé, toujours en train de se lamenter qu’il avait beaucoup de boulot et qu’il faisait trop chaud. On a aussi vu le juge chargé de l’affaire. J’ai tenté de lui parler, mais c’était un petit arrogant, pour qui nous mentions tous pour couvrir un copain. »

« Tu parles du juge d’instruction ou du juge des mineurs ? »

« Je n’ai pas fait la distinction, je n’en ai vu qu’un. Nous ne l’intéressions pas, il avait un coupable idéal sous la main, il ne s’est pas mis martel en tête. Il a décidé que c’était le garçon, qu’il avait tout oublié, et que, comme il était très jeune et d’une famille respectable, il serait acquitté et on n’en parlerait plus. Il a été suivi par le tribunal et l’affaire a été réglée. »

« Et depuis, Yves Boissellier fait des cauchemars à l’idée qu’il a assassiné quelqu’un sans s’en rendre compte. »

« Ouais, c’est moche. Mais pourquoi est-ce que tout ça sort maintenant ? »

« Parce que, par un hasard qui n’en est pas vraiment un, Yves Boissellier est tombé amoureux de Jacqueline Tibault. »

« Quoi ? La petite Jacqueline ? Celle qui fait de la physique à l’École polytechnique ? »

« Celle-là. »

« Mais c’est sa cousine qui a été… »

« Je sais, Louis. C’est exactement pour cela qu’Yves a maintenant besoin de la vérité. Il ne peut pas épouser Jacqueline tant qu’il y a le moindre doute. »

Louis a lâché un « merde » sonore. Dans le silence qui s’est ensuivi, on a entendu les voix des vendangeurs, le ronron de l’autoroute et la sirène du bateau montée du lac. Il faisait presque nuit, et une lueur dorée colorait les Alpes, le lac et les vignes. Les premières lampes s’allumaient sur les chemins. L’instant était magique. Je me suis glissée par le trou de la haie, Louis a suivi.

« Mais alors, maintenant, on est obligés de trouver le véritable assassin », a-t-il fini par dire.

« Ça me fait plaisir que tu aies enfin compris combien c’est sérieux, mon cher Louis. Et désespéré, probablement. »

Sans ajouter un mot, il m’a installée sur les cageots, a grimpé sur le siège, et le moteur a troué le silence relatif du coin. Le tracteur a démarré.

 

 

«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe

 


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