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Lettre à Roger Cuneo
Cher Roger,

Je vous l'avais promis sans hésiter : mon billet serait "objectif" et "sans complaisance".

Lorsque j'ai tenu entre mes mains votre premier ouvrage, "Maman, je t'attendais - une enfance au tapis", je me suis toutefois immédiatement rendue compte que ma tâche n'allait pas être facile : comment rédige-t-on une humeur sur un livre ? Je n'en avais aucune idée, n'étant ni critique littéraire, ni journaliste.

Je me suis donc figurée que je devais avoir un regard de prof de français, que je ne suis pas non plus au demeurant : construction des phrases, répétitions éventuelles, rythme de la narration, voilà, pensais-je, de "bons" critères puisqu'ils sont chers à tous les enseignants de langue.

Seulement voilà, arrivée à la 172e page, la dernière, j'ai réalisé que mon butin était bien maigre : vous avez usé et, selon moi, parfois abusé du point de suspension, j'avais déploré, tout au long de ma lecture, que la virgule fût si rare et, de prime abord, le titre de votre livre ne m'avait pas réellement enchantée.

Je pris alors une décision dont j'espère que vous ne me tiendrez pas rigueur : j'allais faire fi de ma promesse. Ainsi, après avoir rangé mon objectivité de pacotille au placard, j'ai ouvert à nouveau votre livre pour une deuxième lecture.

Et là, j'ai été emportée par votre récit : très vite, l'intérêt s'est transformé en émotion parce que, voyez-vous Roger, j'étais loin de me douter que derrière l'homme, au regard clair et rieur, derrière l'artiste-peintre affectionnant les couleurs lumineuses, derrière le chanteur engagé, il y avait un enfant qui avait été si longtemps malmené.

Par la vie tout d'abord puisqu'elle vous a privé de votre père alors que vous aviez à peine six ans. Par l'Histoire ensuite puisque vous êtes né en Italie en 1938 : difficile d'être un orphelin au sortir de la Guerre. Par votre mère finalement, puisqu'elle n'a eu de cesse de fuir, vous et votre soeur d'une part, la réalité d'autre part.

Vingt ans après la mort de cette mère qui avait la passion - la maladie écrivez-vous si justement - du jeu et qui, semaine après semaine, passait sa "nuit à jouer au Casino l'argent gagné en semaine", vous avez osé affronter ce passé qui avait commencé par l'oubli, qui avait continué sous le signe des coups qui "pleuvaient de partout" dans ces orphelinats composés de "dizaines de petits lits alignés dans la chambrée, cercueils où chacun étouffait ses pleurs" et de "l'odeur rance de la nourriture infecte servie à chaque repas".

Et vous n'avez pas seulement trouvé le courage de dire, sans pathos ni fioritures votre quotidien d'enfant confié à une église qui ne vous a appris que "brimades, humiliations, punitions, privations, terreur" : vous êtes même allé jusqu'à vous replonger dans la centaine de pages écrites par votre mère vingt ans avant son décès, pour "mettre en lien" vos deux regards.

Ce lien, j'ai espéré qu'il se créerait lorsque j'ai lu que votre mère avait fait le choix de venir travailler en Suisse; j'ai même cru, une toute petite seconde, que vous alliez, à défaut du bonheur, connaître enfin le plaisir d'être proche de celle dont l'absence avait été si lourde à porter. En guise de nouveau foyer, un nouvel orphelinat soutenu par l'Assistance publique, une langue que vous ne maîtrisiez alors pas et les insultes racistes de Soeur André : "on voit qu'il est Italien, celui-là, sournois comme pas deux".

Et dire qu'à la même période, votre mère écrivait notamment "il me semblait pressentir que tout devait bien aller (...)" !

Au dos de votre livre, ils étaient évoqués, j'en craignais la lecture : la simplicité de vos mots, la sobriété de votre récit n'ont fait que me rendre les actes de pédophilie que vous avez subis encore plus insupportables. Et lorsque vous avez commencé le chapitre suivant par "la vie continuait...", j'ai senti des larmes silencieuses couler le long de mes joues.

Alors que je les essuyais de la main, j'ai tout à coup compris que tous ces points de suspension, que j'avais été tentée de vous reprocher n'étaient pas une faute de style mais une façon de ne pas sombrer, une manière de ne pas entraîner le lecteur dans l'intolérable.

J'ai tout à coup compris que ce titre, qui ne m'avait pas enchantée de prime abord était en réalité le seul qui soit juste : parce que vous n'avez eu de cesse d'attendre votre mère, Roger, vous avez tout supporté et malgré les brimades, les vexations, la solitude, la colère et la rage, vous n'avez perdu ni votre foi en l'être humain ni votre capacité à aimer, à vous émerveiller.

J'espère sincèrement que votre livre, disponible depuis la semaine passée en librairie, tombera entre beaucoup de mains : nombreux sont ceux qui, marqués par la vie, ont besoin d'une preuve que même si les dés sont pipés, les jeux ne sont pas forcément faits !

10 commentaires
1)
ysengrain
, le 23.03.2009 à 06:31

Quelles qu’en soient les modalités, bien des récits de vie ont des traits communs: Maman, pourquoi …. pédophilie, fracas de la vie, racisme, exclusion.

Et puis, malgré tout

Et lorsque vous avez commencé le chapitre suivant par “la vie continuait…”

Cette notion a été, aujourd’hui “bien popularisée” par Boris Cyrulnik sous le terme de résilience (terme pour lequel j’écris le lien ne parvenant pas à l’inclure dans le texte) http://fr.wikipedia.org/wiki/Résilience_(psychologie)

Au-delà de ces explications, il reste les émotions qui sont les moteurs de fonctionnement mental ainsi que l’a montré Antonio Damasio

2)
Okazou
, le 23.03.2009 à 07:43

Pas lu le bouquin de Roger, j’apprends juste qu’il existe.

L’instinct du jeu contre l’instinct maternel. Les accros aux jeux d’argent sont porteurs d’une pathologie, aujourd’hui reconnue. « Maman, je t’attendais. » est un très beau titre, émouvant. Un résumé, en quelque sorte. Un résumé bien chargé et les images vous viennent vite, avant toute lecture, de ce que pouvait vivre cet enfant qui attendait que sa mère sorte de son mirage égoïste pour le retrouver. Mais sans doute est-ce l’enfant qui retrouvait sa mère, pas l’inverse.

Les points de suspension, Madame Poppins, c’est une façon que peut avoir l’auteur de rendre la main à son lecteur. Les points de suspension appellent à l’imagination libre d’un texte de complément, selon la personnalité du lecteur, en même temps que l’expression de l’auteur d’une confiance dans son lecteur.

3)
djtrance
, le 23.03.2009 à 08:23

Je plussoie le commentaire d’Okazou, j’ai une fâcheuse habitude à rajouter des points de suspension à pas mal de mes phrases…

Le livre doit être poignant, un sacré témoignage! Merci pour le billet, je vais très certainement être lecteur de ce livre!

4)
Roger Cuneo
, le 23.03.2009 à 09:23

Merci Madame Poppins pour cette humeur d’après lecture. Je retiens particulièrement votre conclusion:

“nombreux sont ceux qui, marqués par la vie, ont besoin d’une preuve que même si les dés sont pipés, les jeux ne sont pas forcément faits !”

Je suppose que je devrai parler ici et là de mon écrit, et je prendrai votre citation pour mienne: c’est important de la répéter à la ronde. Je suis content que ce soit vous qui me glissiez ces mots à l’oreille après la lecture de mes pages.

Merci.

5)
Kermorvan
, le 23.03.2009 à 10:26

L’importance d’une humeur comme celle-ci ne tiendra pas au nombre des commentaires, car, bien sûr, nous n’avons pas lu le livre. Que dire  ? Vous remercier que de tels sujets soient ainsi abordés. Cuk trouve là sa dimension à nulle autre pareille, en ne se cantonnant pas à parler du macintosh, de technique et de photographie. Il y a des sujets dont je n’ai rien à faire (Antidote, le téléphone Apple, les photos gps, leur classement,…), mais aujourd’hui, ça ne laissera personne indifférent.

6)
bgc
, le 23.03.2009 à 11:19

Merci M Poppins, de parler aux coeurs avec votre coeur.

Dommage que certains ne pourront s’empêcher d’analyser, de décortiquer cela avec leur tête, comme cela a été fait après le billet de monsieur Roger Cuneo sur les jeunes vendeurs de drogue, alors qu’il s’adressait aux coeurs, et aujourd’hui on comprend mieux pourquoi.

(Nous sommes dans une époque où, pour étudier ou comprendre par exemple la vie d’une grenouille en cours de sciences naturelles, on nous amène une grenouille morte :-)

Merci Roger Cuneo ( tiens, nous avons le même âge !) pour tout ça, mais aussi pour avoir été aussi “discret”, et pour tous les ……… , qui en feront réfléchir (avec le coeur, si c’est possible) plus d’un.

7)
Emilou
, le 24.03.2009 à 09:51

Je n’ai pas lu non plus ce livre et déjà, présenté par la jolie plume de Madame Poppins, il fait comme partie de ma bibliothèque. j’ai une haine farouche pour tous ces “bons apôtres” de l’éducation, souvent couverts par l’imparable alibi de religieux. Il y a plus de 50 ans ils sévissaient déjà, encore. Croire que les jeunes de l’an 2000 sont davantage préservés par l’abolition de certains non dits, est illusoire. La relation de nombreux faits, d’abandons, d’irrespects pour notre jeunesse abondent. A là grande différence des années d’hypocrisie et de bonne conscience du clergé, de certains parents, on en sait plus, on condamne plus, on soulage peut-être plus. Mais on détruit toujours avec beaucoup d’application des êtres humains en leur volant des années déterminantes pour qu’ils se construisent. Bravo pour ce livre qui prend un risque, celui qui pourrait laisser croire les sévices endurés se perpétuent de générations en générations. Les grands psychologues sont bien loin de faire de ce phénomène une généralité qu’un certain public en recherche de fait croustillants voudrait mettre à mal. Les fortes personnalités, comme, je le devine Roger, savent mettre à profit les avanies de leur prime jeunesse, savent en tirer armes et grandeur d’esprit. D’ailleurs ces pédophiles et autres assassins de l’âme humaine tombent trop souvent dans l’odieux en essayant d’apitoyer et le public et leur juge en clamant que leurs actes infâmes, seraient une reproduction de ce qu’ils auraient subi étant jeune. je n’ai pas lu ce livre, mais je subodore que, ce que j’avais pu penser de Roger Cuneo, un scientifique plus cartésien que sensible, était faux. Il n’est d’autre que le torrent glacé sous lequel bouillonne une eau. Ouf il est un homme dont l’apparente carapace cache non pas un être désincarné mais un homme de chair et d’os. Il est un coeur gros comme l’énormité d’une indicible souffrance. Ce n’est pas un éloge funèbre, c’est ma réponse, un rectificatif sur de fausses certitudes induites par mes préjugés. Je ne connais pas personnellement Roger Cuneo, mais à l’instar d’autres écrivains il semble fait qu’en quelque sorte, l’on soit, un peu, de sa famille. Bravo pour ce partage d’expériences ou de départs chahutés dans la vie.

8)
Origenius
, le 24.03.2009 à 13:40

Ce soir, c’est avec douleur que j’ose ces quelques lignes tant certaines souffrances évoquées dans ce texte résonnent chez moi. Continuer à rester silencieux ou prendre mon clavier et glisser quelques mots est pour moi un dilemme que, finalement, je surmonte.

Je continue donc bien modestement cette lettre à Roger Cunéo.

En son temps j’avais bien apprécié l’un de vos textes paru ici, si bien que je me suis mis à apprendre par cœur les textes que je dois proclamer souvent ; avec un défi particulier pour moi puisqu’ils sont en japonais. C’est sous votre influence qu’ils retentissent d’une manière nouvelle. Je vous en suis redevable simplement parce que j’ai osé le faire en croyant que c’était possible, après la lecture de votre texte. De la même manière, dans la « chorale de voix d’hommes de Hakodaté » (函館男声合唱団) dont je suis membre, j’essaie autant que possible d’apprendre par cœur non seulement les paroles (japonaises aussi) mais aussi la musique de ce que nous chantons. Et nous avons donné, avec satisfaction, un concert de près de deux heures il y a une dizaine de jours. Sans fioriture, je peux vous avouer que j’ai cru que ce fût possible parce que j’ai lu votre texte. Influence au delà des mers et des continents ! Qui l’eut cru ?

Alors hier, à 8 heures, locales, la lecture de cette lettre de Madame Poppins m’a troublé. Elle m’a fait souffrir. Elle m’a révolté aussi…

Si par extraordinaire, c’est envisageable, au nom de certains… puis-je demander pardon ?

9)
Roger Cuneo
, le 26.03.2009 à 09:42

Le temps passe si vite que, tout occupé par la mise en librairie de mon livre, je n’ai pas ouvert cuk ces trois derniers jours et par conséquent je découvre aujourd’hui seulement le commentaires 7 et 8 d’Emile Verschueren et d’Origenus du 24 mars. Merci à l’un et à l’a’utre, je suis très touché par vos remarques, oserais-je dire votre gentillesse ? Oui je relève encore et encore la remarque de Madame Poppins et répète à mon tour que si de mon livre on peut penser que de nos souffrances passées (ou présentes) on peut sortir plus forts, qu’en nous il y a une force vitale qui peut nous pousser “plus loin”, dans nos comportements, dans la compréhension des autres, dans une perspective d’ouverture au monde, et bien alors mon livre n’aura pas seulement servi à parler de moi en particulier, mais du monde en général Donc amis, grand merci pour vos mots. Et, dites, Emile, quelle image ai-je pu vous donner de moi dans ce que vous appelez vos fausses certitudes? J’ai l’impression que depuis, disons 20 ans, je ne bouge pas trop dans mes actions, mes dires, mes faire. C’est vrai que parfois j’ai tendance à m’emporter…

10)
Ornitho
, le 08.04.2009 à 17:00

Je viens de lire ce livre émouvant. Je vous remercie de ce texte qui nous renvoie à notre passé plus ou moins bien digéré. De milieu communiste espagnol et défavorisé, j’ai réussi en France par mes études à exister en restant un marginal avec mes convictions (psychiatre prenant en charge les H.I.V., les toxicos). A plus de 50 ans je réussis dans ma vie affective et je suis devenu heureux depuis plus 5 ans. Ce livre doit donner courage et persévérance à ceux que la vie a marqué. Merci Roger Cuneo et soyez nombreux à lire “Maman, je t’attendais”