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Anne-Marie Blanc, grande dame du théâtre et du cinéma suisses

Si vous avez lu ce que j’ai écrit récemment dans la presse quotidienne et professionnelle, vous aurez peut-être l’impression que je me répète. Mon problème actuel: je ne pense qu’à ça.

Pourquoi je ne pense qu’à ça?

Anne-Marie Blanc vient de mourir, elle allait avoir 90 ans. Je l’ai fréquentée pendant un quart de siècle et je peux vous dire une chose d’elle avec certitude: c’était une star (il suffisait de se promener dans la rue avec elle pour s’en apercevoir), mais c’était une femme de bon sens qui ne se prenait pas pour la vedette qu’elle était.

Les bribes de sa vie qu’elle m’avait racontées m’avaient donné, il y a longtemps déjà, envie d’écrire sa vie, et comme elle prétendait “ne pas savoir écrire”, je lui avais suggéré de me dicter ses mémoires. Elle n’avait pas voulu. Je n’avais jamais abandonné l’idée, et après une rétrospective à la Cinémathèque, qui comprenait plusieurs de ses films, j’ai eu l’idée de faire sur elle un documentaire filmé. L’idée lui a plu, et le documentaire a été fait. Il s’intitule “La petite Gilberte: Anne-Marie Blanc, comédienne”.

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Anne-Marie Blanc  a 22 ans (Gilberte de Courgenay)

Depuis deux ou trois ans, à la suite d’un accident, elle ne jouait plus, et petit à petit, elle s’est réconciliée avec l’idée d’une biographie: elle m’a fait demander par un de ses fils si je serais d’accord. J’ai dit oui, et nous avons commencé. Et puis elle est morte. Ç’a été un coup dur. A part le fait que je l'aimais beaucoup, même si le gros de mon travail se passe sans elle (j’ai accès à de volumineuses archives), le fait qu’elle soit là m’aidait. Psychologiquement autant que pratiquement.

Mais bon, rien n’a changé dans les planning, et je suis toujours en train d’écrire un mémoire sur Anne-Marie Blanc. Le 2 septembre marque son 90e anniversaire, et on a toujours l’intention de commémorer la date en sortant le livre. Voilà pourquoi je ne pense qu’à ça.

Qui était Anne-Marie Blanc?

Les francophones connaissent mal Anne-Marie Blanc. Paradoxe: cette star du théâtre et du cinéma suisses était pourtant francophone. Il faut dire que dès son adolescence, elle avait déménagé d’abord à Berne, puis à Zurich, et c’est en Suisse alémanique puis en Allemagne qu’elle est devenue une véritable star.

Elle était née à Vevey le 2 septembre 1919, elle était la fille du responsable du registre foncier et la petite-fille d’une personnalité légendaire de la région, Henri Blanc, à la fois préfet du district de Vevey et vigneron. Parmi ses ancêtres, on comptait également un conseiller fédéral.

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Une star d'une beauté éblouissante

Tout cela n’a pas empêché Anne-Marie de se retrouver, à dix-huit ans, à Berne, ayant réussi haut la main son bachot, mais sans un sou - ses parents avaient divorcé, et sa mère élevait trois enfants avec des bouts de ficelle. Après avoir voulu être médecin, Anne-Marie avait fini par se demander si elle ne tenterait pas d’être comédienne. Autour d’elle, tout le monde considérait évident qu’elle était faite pour ça. Mais elle n’était pas sûre. Aussi, à l’automne 1938, elle a, au culot, essayé de se faire engager par le Schauspielhaus de Zurich, qui venait de changer de direction: elle avait un cousin qui était d’accord de l’héberger, elle a donc proposé au théâtre de la prendre comme élève, sans salaire. Elle a été acceptée.

Il faut croire que ses dons étaient plus qu’évidents: au printemps suivant, elle allait sur ses vingt ans, elle tournait déjà son premier film: elle avait été choisie par un tout grand metteur en scène, Léopold Lindberg. Et lorsqu’on voit ce film (Brigadier Studer, basé sur un roman de Friedrich Glauser, un des grands écrivains suisses de langue allemande), on constate de visu que cette jeune fille-là était vraiment douée.

Ne commettez pas l’erreur, en voyant le film, de penser que c’était facile, puisqu’elle y jouait son propre rôle. Je ne l’ai jamais vue dans une pièce ou dans un film sans penser cela. Cette identification le temps d’un spectacle, c’est la marque des très grands comédiens. D’ailleurs, Anne-Marie Blanc le disait. Elle ne comptait pas. “Je ne suis qu’un moyen de transport”, remarquait-elle, “je transporte l’idée et les paroles de celui qui les a écrites à celui qui les voit et les écoute.”

Gilberte de Courgenay

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La scène la plus célèbre de Gilberte de Courgenay

A vingt-deux ans, Anne-Marie Blanc en était déjà à son troisième film - à côté de toute une série de rôles au théâtre. Et c’est ce troisième film qui a fait d’elle un personnage mythique. Un peu malgré elle, et presque par surprise. On lui avait proposé un petit rôle, qu’elle a accepté. Cela lui permettait de ne pas quitter le théâtre, qui est toujours resté sa grande passion. Et puis les producteurs ne trouvaient pas la vedette féminine, qu’il leur fallait francophone, brune, bien en chair. Finalement, alors qu’elle avait déjà entièrement tourné son petit rôle, les producteurs ont décidé qu’elle ferait l’affaire: l’essentiel, c’était qu’elle soit romande. Elle était grande, mince et blonde, mais ce n’était pas si important, pensaient-ils. Et ils avaient raison.

Ce film, sorti en 1941, en pleine guerre, alors que la Suisse était entièrement encerclée par les puissances de l’axe, était destiné à rappeler aux Suisses, de façon subtile, qu’il fallait savoir sacrifier le bonheur individuel au collectif en temps d’extrême danger. Réussite totale. Le film est devenu un classique, apprécié et vendu encore aujourd’hui. Anne-Marie Blanc, 22 ans, a tenu son rôle à la perfection, et elle devenue un mythe. Quarante ans plus tard, on l’arrêtait encore dans la rue au cri de «Salut Gilberte!»

Une vie pour le théâtre

Après ce succès, Anne-Marie a eu trois enfants, mais est restée comédienne à plein temps. Elle a fait plusieurs films, avant la fin de la 2e guerre mondiale, et tout de suite après. Mais le jour est venu où elle a dû faire un choix: Hollywood lui a proposé un contrat de sept ans. Elle a refusé: «J’avais de petits enfants, je serais bien partie pour un film, mais sept ans - non. Et puis je n’aurais plus pu faire de théâtre, et le théâtre, c’est ça qui me comble.»

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Anne-Marie Blanc dans le film Palace Hôtel, 1952

Elle a eu une vie remplie à ras bords: plus de 200 rôles au théâtre, des dizaines de rôles au cinéma, à la télévision, à la radio. Mais la coupure linguistique entre allemand et français est, en Suisse, très profonde en dépit de tous les efforts faits pas les politiques. C’est pour cette raison qu’il y a des chances pour que vous ne sachiez pas qui est Anne-Marie Blanc: la seule vraie star féminine du théâtre et du cinéma suisse.

Vous me direz qu’il y a eu Liselotte Pulver, Eléonore Hirt, Marthe Keller, Ursula Andress, etc., etc. D’accord: mais toutes ces femmes sont devenues des vedettes ailleurs qu’en Suisse. Toutes, sauf Anne-Marie Blanc, qui a réussi à être célèbre en Suisse alémanique et en Allemagne sans jamais quitter son domicile zurichois (si ce n’est pour jouer un rôle dans un théâtre allemand ici et là).

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Anne-Marie Blanc vers 40 ans

J’essaie actuellement de raconter la vie de cette femme dont je parie qu’elle ignorait jusqu’au mot de féminisme lorsqu’elle a eu à décider de sa vie. Mais qui a su se forger une existence de femme indépendante et comblée à tous points de vue. Il se pourrait que je reparle d’elle avant d’avoir terminé mon manuscrit. Je ne suis pas encore assez avancée dans le récit de cette vie pour vous donner beaucoup de détails sur la fin de sa carrière.

En attendant, vous pouvez regarder ses films; on peut s’en procurer quelques-uns ici. Et si vous êtes pressés d’en savoir plus, je vous signale que le portrait filmé que j’ai fait d’elle se trouve en «Bonus» sur le DVD après Gilberte de Courgenay. Il comporte de nombreux extraits de films où elle a joué.

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Anne-Marie Blanc en 2004

9 commentaires
1)
François Cuneo
, le 10.03.2009 à 00:44

Elle était vachement belle cette femme, en 2004!

Et à ma grande honte, je ne connaissais pas cette dame. Mais depuis que j’ai lu ton article dans 24H (racheté par Tamedia, qui va peut-être s’appeler 24S), et que je sais dans cette humeur que tu écris une biographie sur elle, je me réjouis de recevoir ton nouveau livre, pour en savoir plus sur cette grande dame.

2)
Madame Poppins
, le 10.03.2009 à 06:55

Je n’avais jamais entendu parler de cette femme alors que, paradoxalement, je “connaissais” L. Pulver, M. Keller et bien sûr U. Andress.

Et vers 40 ans, diantre, quelle beauté et quelle classe !

Merci pour ce billet,

3)
jibu
, le 10.03.2009 à 07:29

Mes parents habitant Courgenay, Vous pensez bien que j’ai déjà entendu le nom d’Anne-Marie Blanc. Mais cela s’arrête là.

4)
Caplan
, le 10.03.2009 à 07:53

Merci Anne pour cet aperçu de la carrière d’Anne-Marie Blanc.

Voici un extrait du film dans lequel on entend la fameuse chanson de la petite Gilberte.

Milsabor!

5)
Argos
, le 10.03.2009 à 08:37

Dans le domaine culturel, le Röstigraben fait des ravages et la méconnaissance de l’autre est frappante. Dernière illustration, la retransmission pitoyable du Prix du cinéma suisse. Dans un studio improvisé à l’abri des participants, deux duettistes ont répété à l’envi que le cinéma romand était le meilleur, tout cela parce qu’un film, pris en dernière minute dans une section parallèle de Cannes, était moins mauvais que les autres. Pendant ce temps on ne parlait même pas des films alémaniques, comme l’excellent documentaires sur les Indiens Dakota ou le prix d’interprétation masculine qui avaient retenus l’attention d’un jury président par un cinéaste tessinois. (Ah, ils font des films au Tessin ?)

6)
Marcolivier
, le 10.03.2009 à 11:47

Superbe article. Merci de cette découverte que je vais m’empresser de louer à la médiathèque de la Riponne. Je me réjouis d’en lire plus sur cette dame.

7)
Argos
, le 11.03.2009 à 14:41

Seulement six commentaires sur la plus grande actrice du cinéma suisse. Ce n’est plus un Röstigraben, c’est un océan qui sépare les communautés.

8)
levri
, le 11.03.2009 à 15:31

@ Argos – 7 : difficile de commenter sur quelqu’un ou quelque chose que je ne connais pas !

Je remercie Anne pour sa contribution, peut être cela me motivera-t-il si un des films où Anne-Marie Blanc a joué passe à ma portée …

9)
Anne Cuneo
, le 12.03.2009 à 08:11

Je remercie Anne pour sa contribution, peut être cela me motivera-t-il si un des films où Anne-Marie Blanc a joué passe à ma portée …

Avec un peu de chance, il y aura une rétrospective Anne-Marie Blanc bientôt. Et avec une certaine certitude, si j’arrive à terminer à temps, il y aura un livre à l’automne – ce ne sera pas une biographie scientifique, mais il y en aura assez pour comprendre qui était cette grande dame du théâtre et du cinéma suisses.

Par ailleurs, pas mal des films d’Anne-Marie Blanc sont vendus en DVD (voir le lien dans le texte).

Cela dit, c’est bien vrai qu’on se dit certains jours que, quels que soient les efforts volontaristes, il y a un océan entre les régions linguistiques.