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Le sourire de Lisa, une enquête de Marie Machiavelli (3)

Le Sourire de Lisa

Une enquête de Marie Machiavelli

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III

 

 

Le lendemain matin, je suis allée tôt à Vidy faire mon jogging. Il faisait aussi beau que la veille, le soleil n’était pas encore levé, le lac était rose et le ciel doré, c’était l’ambiance idéale pour réfléchir. Le soir précédent en arrivant à la gare de Bâle, j’avais profité des dix minutes avant le départ du train pour appeler Rico, qui était venu me chercher à Lausanne et m’avait emmenée boire un pot avant de rentrer.

Je lui avais raconté l’histoire d’Yves.

«Je me souviens très bien de cette affaire», a-t-il dit.

Je ne m’y attendais pas, mais au fond c’était normal. Rico a cinq ou six ans de plus que moi et, il y a vingt ans, il était déjà journaliste. Sans parler du fait qu’il a une mémoire d’éléphant.

«Tu avais pensé que le petit garçon était un assassin, à l’époque?»

«Non, pas moi. Si je me souviens bien, j’étais même persuadé du contraire. Ça avait fait beaucoup de bruit. Tout le monde considérait qu’il avait eu un blocage. Le gosse a surtout eu la malchance de tomber sur un juge des mineurs carriériste à qui il fallait, juste à ce moment-là, une “affaire” qui ferait un peu de bruit sur son nom. Je m’en souviens parce que j’ai eu quelques contacts avec cet individu plus tard. Il m’a toujours tapé sur le système. Dans le cas du petit Boissellier, il a toujours défendu la théorie selon laquelle il aurait tiré, et puis, en voyant ce qu’il avait fait, il aurait été tellement catastrophé qu’il n’aurait pas pu l’enregistrer. Ou alors il aurait oblitéré un souvenir insupportable, ce qui revient au même.»

«Tiré par les cheveux, tu ne trouves pas? Sans compter qu’Yves Boissellier sait très bien ce qu’il a fait: à vingt ans de distance il peut encore raconter la chose dans les moindres détails.»

Mais cette idée de blocage me travaillait. J’y repensais en courant le long du Léman, par ce matin frisquet d’automne. Il pouvait être parfaitement sincère et avoir oublié sans en être conscient. Si j’y repensais, c’était même une des choses qu’il craignait lui-même. Bon, arrête ton char, Machiavelli, gamberger, ça ne sert à rien.

Je poserais mes questions à Jean-Marc Léon. Je lui avais donné un coup de main considérable peu de temps auparavant. Le baromètre de nos relations étant très variable, il fallait profiter de l’accalmie. En ce moment nous étions en bons termes. D’ailleurs je ne lui demandais pas grand-chose. Juste qu’il me laisse jeter un coup d’œil au dossier.

Vers neuf heures, je suis remontée chez moi, me suis douchée et suis allée à mon bureau. Quand je pensais à tout ce que j’avais à faire, j’en avais le vertige. Et avoir accepté un job de plus… Je devais être cinglée.

Mon bureau est situé au Rôtillon, dans ce qui fut un quartier et n’est plus qu’une rue miteuse autour de laquelle les maisons s’écroulent une à une et les ruelles disparaissent, à force d’être laissées à l’abandon par des promoteurs qui espèrent toujours raser les restes pour construire je ne sais quelle tour de verre à la place. Lorsque j’ai emménagé dans l’immeuble décrépit où je travaille, il y a quelques années, j’avais été attirée par la modicité du loyer parce que la maison était une ruine, c’était une des seules encore habitées par des gens qui étaient là depuis des décennies: un potier, et une vieille dame qui avait vécu au quatrième toute sa vie. Au deuxième, il y avait eu l’atelier d’un architecte, qui avait déménagé lorsqu’il avait eu du succès, et qui avait été remplacé par Rico. Quant à moi, je dispose de l’appartement du troisième.

J’ai poussé la porte, et mon regard a croisé celui de Sophie.

Que je présente un peu mieux Sophie, ma secrétaire. Elle tient mordicus à ce titre de secrétaire, encore que ce soit, avec le temps, plutôt ma partenaire. Mais elle refuse même que je dise d’elle qu’elle est ma collaboratrice. Il est vrai que c’est bien «une secrétaire» que je demandais le jour où j’ai fait paraître une petite annonce: j’ai reçu quelques réponses désespérantes, et j’en étais déjà à me dire que, tant pis, je me passerais d’aide, lorsqu’un matin j’avais vu paraître, sur le seuil de ce qui était déjà ce bureau décrépit dans le quartier le plus décrépit de la ville, une jeune femme en tailleur que j’ai d’abord prise pour une hôtesse de l’air. Blonde, cheveux courts avec frange, mince, la trentaine, des yeux gris avec des paillettes dorées, les traits réguliers. Sa main reposait sans crispation sur un sac en bandoulière.

«Bonjour. C’est ici que vous cherchez une secrétaire?»

«C’est ici.»

«C’est vous qui…»

«Oui, c’est moi. Marie Machiavelli.»

J’avais tendu la main et attendu l’inévitable remarque sur mon nom de famille, mais rien n’était venu sinon une poignée de main et un:

«Sophie Devaud. Je cherche un job de secrétaire dans une petite entreprise.»

Elle se trompe d’adresse, ma parole, une tête pareille, ai-je pensé. Mais je me suis contentée de dire:

«Oh! l’entreprise est vraiment très petite. Il n’y a que moi, plus cet appartement désaffecté parce que déclaré insalubre. Nous y sommes tolérés parce que nous dormons ailleurs, mais nous pourrions être expulsés par la pioche des démolisseurs. Demain, si ça se trouve.»

Là, normalement, elle aurait dû se tirer. Mais elle n’a pas tourné les talons, s’est contentée d’un regard circulaire. Je l’ai fait asseoir, j’ai fait chauffer de l’eau dans ma vieille bouilloire, l’ai versée dans des tasses d’un autre âge sur des sachets de thé d’une fraîcheur douteuse, et je lui ai expliqué mes activités. Je pensais que c’était au plus tard là qu’elle s’en irait, mais pas du tout.

«Ce bureau est crado», c’est tout ce qu’elle a dit lorsque je me suis tue.

«Évidemment, ce n’est pas du marbre et du fer forgé. Il y a quelques mois que j’y suis, mais je travaille jour et nuit. Il faudrait repeindre, retaper, mais je n’ai vraiment pas eu le temps. Je n’arrête pas de me dire que je vais me retrouver sans rien à faire et puis… Bref, c’est aussi pour cela que je voulais une secrétaire. Si ça continue comme ça, je gagne assez pour deux.»

Ce jour-là, elle ne m’a même pas demandé combien j’allais la payer. Elle est partie en disant:

«Je serai là demain matin à neuf heures et je commencerai par repeindre. Si vous voulez, vous pouvez faire vos comptes, vous me direz demain combien vous voulez investir pour retaper. Pour le reste, on essaie un mois, comme pour tout contrat de travail.»

Le lendemain, elle était là en salopette, un foulard sur les cheveux, et pendant que je courais les clients, elle a retapé l’appartement. Un matin, en rentrant d’une enquête qui m’avait éloignée pendant trois jours, j’ai trouvé la cuisine de ce lieu, qui avait un jour (au XIXe siècle) été un appartement sans confort, transformée. Le long d’une des parois, Sophie avait posé ou fait poser une kitchenette, avec plaques chauffantes en céramique, frigo et petit lave-vaisselle. Dans les placards il y avait de la vaisselle neuve, d’appétissants paquets de thé et de café, une théière, une cafetière, des casseroles, une bouilloire rutilante. De quoi me faire comprendre que le temps des sachets était révolu. Le reste de la pièce (assez grande, car autrefois la cuisine était un lieu où les gens vivaient) était transformé en archives. Sophie avait même réussi à couvrir d’un kilim le carrelage quelque peu défoncé. Le tapis était usé, mais ce qu’il avait gardé de couleurs allait avec le reste. Cette triste pièce avait soudain de la classe.

«J’ai déniché le meuble cuisine à la casse. Des gens à qui ça ne plaisait plus deux ans à peine après avoir installé cette paroi. J’ai eu ça pour un prix ridicule, et avec l’électricien qui est là-bas en face et le menuisier qui est en haut de la rue, on a installé ça. Les appareils sont aussi d’occasion.»

J’ai trouvé (je trouve) ça très joli, l’ensemble a, depuis, une allure accueillante de bureau cossu et, le mois d’essai étant écoulé, nous avons signé un contrat. Le temps passant, Sophie a commencé à faire une partie de mon travail. Elle ne connaît pas grand-chose à la comptabilité dès que cela dépasse «doit» et «avoir», mais pour le reste elle est d’une efficacité totale. Elle est là à neuf heures tapantes, et ne quitte pas le bureau jusqu’à cinq heures. Elle répond aux lettres sans que je doive les lui dicter, fait les factures sans que je doive le lui dire, me protège lorsque le téléphone sonne trop souvent et que je suis occupée, ment avec aplomb si cela est nécessaire pour en mettre plein la vue à nos clients. Au téléphone, c’est d’ailleurs une virtuose. Non seulement elle répond de façon à faire plaisir à tout le monde, mais elle a aussi l’art de retrouver un client perdu sans jamais quitter son écouteur. Elle tient mon agenda, me rappelle les rendez-vous. En un mot comme en cent, elle me traite comme si j’étais le patron d’une multinationale. Je suis d’ailleurs certaine qu’elle a dû être la secrétaire d’un ponte, elle connaît la mentalité des grandes administrations et l’informatique de bureau dans les moindres détails, et il faut la voir sténographier. Elle ne m’a jamais dit pourquoi elle avait choisi ma minable agence. Une fois, en passant, elle m’a appris que sa mère était suédoise et son père vaudois, qu’elle avait travaillé à Stockholm pendant deux ans, et qu’en cas de nécessité elle parlait aussi le suédois. Rien de plus. Il avait fallu que je constate par moi-même qu’elle s’exprimait également en anglais, et qu’elle se débrouillait en allemand, en espagnol.

Passé l’époque des travaux de réfection, elle est toujours venue, été comme hiver, travailler en tailleur.

Je me demande périodiquement ce que je ferais sans elle, mais elle n’a jamais au grand jamais parlé de s’en aller. J’ai fini par tout partager avec elle, y compris l’argent que nous gagnons. Nous décidons ensemble, même, des réserves à faire en cas de vaches maigres.

Le reste de sa vie, elle le passe avec un homme qui a des allures de gravure de mode, il gère d’ailleurs un magasin de vêtements masculins, et j’ai découvert, lors d’une de ses rares incursions hors du bureau pendant l’une de nos affaires les plus épineuses, qu’elle est officier dans l’armée suisse. Elle tire aussi bien que moi qui, sans vouloir me vanter, pulvérise une mouche à cent pas.

Bon, je suis donc entrée dans le bureau et, si les regards tuaient, la mouche, ç’aurait été moi.

«Bonjour!»

«Bonjour…»

La tête qu’elle se payait!

«Ça va, Sophie, je sais que je suis en retard. Ne m’engueulez pas. Buvons une tasse de thé et essayons de nous organiser.»

Elle s’est levée sans un mot et a disparu dans la cuisine. Il n’y a rien à faire: Sophie n’arrive pas à comprendre que je ne ressente pas le besoin de travailler comme elle de neuf heures à cinq heures, et me reproche toutes les fois que j’arrive après elle d’être «en retard». Ça m’énerve. Mais comme c’est le seul reproche que je trouve à lui faire, j’ai fini par me dire qu’il fallait prendre ses remontrances matinales comme un rituel, nécessaire à la bonne marche de notre agence. D’autres allument des bougies dans les églises, Sophie répète chaque matin soyez ponctuelle.

Elle est revenue au bout de quelques instants, le thé était certainement déjà préparé. Nous le prenons tous les matins, surtout lorsque nous ne nous sommes pas vues depuis vingt-quatre heures.

Je lui ai raconté tout ce que je savais d’Yves Boissellier, et je lui ai donné mon carnet de notes. Elle déchiffre mes scribouillis comme si c’était du texte imprimé, je me demande comment elle fait, j’ai parfois de la peine à me relire moi-même.

«Une fois que vous aurez tout mis au propre, on va faire un plan de bataille. En attendant, je continue à travailler sur la comptabilité de la Pharmacie Minard.»

Je suis repartie, et me suis dirigée vers la rue de Bourg, et de là suis descendue dans le quartier de la gare.

Le dossier m’avait été confié par une assurance qui soupçonnait une escroquerie. Un truc qui avait impliqué entre autres des achats de médicaments qui me semblaient ne correspondre à rien. Comme ils venaient tous de la Pharmacie Minard, j’ai incité l’assureur à les appeler pour les encourager à me montrer leurs comptes.

Pour la troisième fois au moins, je me suis installée au premier étage, au-dessus de la pharmacie, les yeux rivés sur l’ordinateur. Ce jour-là, j’avais aussi le dossier de l’assurance, et il a bien fallu que je me rende une fois de plus à l’évidence: ça ne correspondait pas. Mais il m’était venu une idée.

Je me suis mise à jouer avec la base de données, cela donne parfois des résultats. Il y avait notamment une ordonnance où quelque chose ne jouait pas pour un médicament appelé Eproxon. J’ai donc fait une recherche Eproxon. Mon client avait trois prescriptions. J’ai trouvé que, mis à part le cas dont je m’occupais, ce médicament avait été prescrit quarante-sept fois depuis dix-huit mois, et pour cette seule pharmacie, par un certain Dr Weiss, dont le nom me disait quelque chose. Mais quoi?

Je ne sais trop pourquoi, j’ai refait une recherche, d’abord sous Eproxon, puis sous Dr Weiss. Il prescrivait beaucoup d’Eproxon, mais aussi d’autres médicaments: Normogen, Maxotrope, Durabolin, Metesta, Planipart, et ainsi de suite. Le nom de la plupart de ces médicaments ne me disait rien, celui de la plupart de ses patients m’était inconnu, mais il y en avait aussi de familiers: des sportifs. J’ai imprimé les listings, j’avais ainsi les noms des médicaments et ceux de leurs utilisateurs potentiels – heureusement la pharmacienne m’avait laissée seule un instant, cela m’a permis de tricher (à peine) en toute impunité.

Une fois que j’ai arrêté de fouiner, j’ai d’abord eu envie de m’enquérir à la pharmacie même de ce que c’était que l’Eproxon mais, après tout, ce n’était pas pour cela que j’étais allée chez eux. Autant laisser tomber.

Je suis revenue au bureau avec mon listing sauvage, et j’ai demandé à Sophie si elle avait jamais entendu parler du Dr Weiss.

«Je crois que oui. N’est-ce pas le médecin-conseil de quelques-uns de nos sportifs de pointe? Des tennismen peut-être? Non, attendez… des cyclistes.»

Nous en sommes restées là.

Mais, je ne sais trop pourquoi, le problème a continué à me trotter par la tête.

J’ai tenté de joindre Jean-Marc Léon pour l’affaire Boissellier: il était absent pour la journée. Boissellier attendrait.

Et, puisque j’avais le temps, je me suis demandé qui pourrait me renseigner sur les médicaments que prescrivait le Dr Weiss, et notamment sur cet Eproxon.

Pour finir, je me suis dit que mon dentiste ferait l’affaire. Il y avait bien six mois qu’il ne m’avait plus détartré les dents, il était temps d’aller le voir.

C’était un de mes camarades d’études. Je veux dire par là qu’il étudiait les arts dentaires pendant que j’étudiais ceux de la finance. Je lui avais fait confiance tôt, et je m’en étais toujours bien trouvée.

J’ai donc téléphoné et j’ai demandé à son assistante s’il pouvait me prendre immédiatement. Il aime à me donner rendez-vous à onze heures et demie du matin, et c’est à peu près ce qu’il a fait. Je suis sûre que son assistante a dû faire une certaine gymnastique pour me faire de la place. Henri (mon dentiste s’appelle Henri) entretient mes dents, après quoi nous allons déjeuner ensemble, en vitesse car nous sommes toujours pressés, tous les deux. Nous ne nous revoyons pas jusqu’au détartrage suivant.

«Si j’étais croyant, j’allumerais un cierge», a-t-il dit en me voyant entrer. «Depuis le temps que je te dis de venir tous les six mois, voilà une séance que nous n’avons pas dû te rappeler.»

Je me suis bien gardée de lui dire que ma visite était intéressée. Il m’a détartrée et inspectée à loisir, après quoi nous sommes descendus déjeuner. Lorsque nous avons été assis, je lui ai posé ma question:

«Un médicament qui s’appelle Eproxon, tu connais?»

«Eproxon? Laisse-moi réfléchir… Il me semble que quelqu’un m’en a parlé récemment. N’est-ce pas un des noms d’une hormone de synthèse? L’érythropoïétine, pour ne pas la nommer?»

«L’érythro… comme tu dis, c’est quoi, ça? On dirait un éternuement.»

Henri adore expliquer les choses. C’est un excellent pédagogue.

«L’érythropoïétine, c’est une hormone sécrétée essentiellement par les reins, c’est elle qui te permet de bien oxygéner le sang. Lorsque tu as une insuffisance d’érythropoïétine, tu es crevée, tu n’as plus la forme. Pour pallier les carences des insuffisants rénaux, ou celles des grands anémiques, on fabrique de l’érythropoïétine de synthèse. Elle a changé du tout au tout le pronostic de leur pathologie. Autrefois, il était très sombre.»

«Ah, mais alors, si un sportif prend de l’érythropoïétine sans être anémique et alors que ses reins fonctionnent bien…»

«Eh oui. Le dopage n’est pas loin. L’ÉPO, tu n’as jamais entendu parler de l’ÉPO?»

«Vaguement.»

«ÉPO, c’est l’abréviation d’érythropoïétine.»

«Ah! voilà l’explication. Ça présente des inconvénients?»

«Tu parles, ça me fait même souci, lorsque je soigne l’un ou l’autre des sportifs professionnels que j’ai dans ma clientèle. Je ne peux évidemment pas leur poser la question. Tu vois le tableau: flCher monsieur, vous vous dopez à l’ÉPO peut-être? ” flQu’allez-vous penser là, mon bon docteur! ” L’ÉPO, tu comprends, ça augmente le taux d’hématocrites et…»

«Henri, ça ne te ferait rien de parler français?»

«Bon, bon, d’accord. Pour simplifier à l’extrême, disons que ça augmente le taux de globules rouges, et l’augmentation de globules rouges, ça rend le sang plus visqueux, plus épais, donc. Et alors là, bonjour le risque d’accidents cardio-vasculaires gravissimes. On soupçonne l’ÉPO d’avoir déjà tué.»

«Je ne comprends toujours pas vraiment à quoi ça sert en dehors du sport.»

«C’est une cure spécifique pour l’anémie consécutive à une insuffisance rénale, je te l’ai dit. Un point c’est tout. C’est la seule utilisation médicale de l’ÉPO, celle pour laquelle elle a été mise au point. Ce qui veut dire que, pour son usage premier, il est assez rare qu’on la prescrive.»

Le client de l’assurance avait-il souffert d’une insuffisance rénale? Il ne me semblait pas. Alors comment s’était-il fait prescrire de l’ÉPO? Pour quoi faire? Il fallait que j’en parle à l’assurance.

«Eh, Marie, tu rêves?»

«Que dirais-tu d’une pharmacie qui a reçu pas mal d’ordonnances pour de l’ÉPO en quelques mois?»

«C’est peut-être une pharmacie spécialisée. L’ÉPO est une substance délicate, qu’il faut garder au froid, il faut être équipé pour ça. Tu me parles d’un cas précis?»

«Non, non, c’est une histoire qu’on m’a racontée, je profitais de cette rencontre avec un expert pour me renseigner.»

J’ai changé de discours et nous nous sommes bientôt quittés. J’ai aussitôt fait une petite tournée de pharmacies. Partout, j’ai posé la même question.

«Est-ce que je peux vous apporter une ordonnance pour de l’érythropoïétine?»

Et partout on m’a répondu:

«Bien entendu, quelle question!»

«C’est parce qu’on m’avait dit que c’est une substance délicate, qu’il faut la garder au froid.»

«Une pharmacie sans frigo, ce serait tout de même un comble. Nous avons souvent des médicaments délicats qu’il faut réfrigérer.»

«Dans toutes les pharmacies?»

«Je ne peux pas parler pour les autres, mais en tout cas chez nous, c’est le cas.»

Je partais en remerciant et en promettant de revenir. J’ai poussé mon enquête jusqu’à Renens, mais les réponses n’ont guère varié.

Revenue au bureau, j’ai raconté mon histoire à Sophie, nous avons secoué la tête de concert, et je me suis remise à mes petites affaires. Mais mon boulot n’était pas du genre passionnant. Ce qui fait que mes pensées ont continué à vagabonder du côté de l’érythropoïétine – drôle de lieu, tout de même… À cinq heures, je suis partie en même temps que Sophie, je n’aime pas les heures supplémentaires au point d’en faire lorsque ce n’est pas indispensable.

Le lendemain, j’entamerais un rapport pour l’assurance: à mon avis, l’escroquerie soupçonnée avait quelque chose à voir avec le dopage. Un domaine qui était hors de mes compétences.

Je suis passée à l’étage en dessous, Rico n’était pas là. Zut. Comme toujours lorsqu’une idée me trotte par la tête, je n’avais pas envie de rentrer chez moi. J’attendais par ailleurs des nouvelles d’une recherche que faisait dans sa belle ville un de mes collègues bernois. Et la Banque de Crédit voulait à tout prix que j’aille voir un de ses clients, je m’étais même engagée pour la semaine suivante. Pourquoi avais-je eu la faiblesse d’accepter de résoudre le problème des Girot, c’est-à-dire celui d’Yves Boissellier? J’étais une vraie dingue.

 

(à suivre)

 

«Le Sourire de Lisa» a été réalisé par Bernard Campiche Éditeur, avec la collaboration de Marie Finger, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Couverture: photographie de Laurent Cochet

Tous droits réservés © Bernard Campiche Éditeur Grand-Rue 26 – CH-1350 Orbe


4 commentaires
1)
Modane
, le 08.03.2009 à 08:58

Encore!… Plus longs, les chapitres!… :D

2)
zit
, le 08.03.2009 à 12:48

Ahhh, je me demandais quel serait le sujet de “l’enquête dans l’enquête” cette fois–ci… Le dopage, chez les cyclistes ? mais voyons, ça n’existe pas ! Hein, Franck ? ;o)

z (qui ne carbure qu’à l’EPO, je répêêêêêêêêête: E*au, *Pastis, Olives…)

3)
Franck Pastor
, le 08.03.2009 à 13:41

À ce sujet, quelques éléments de ma bibliothèque que je recommande s’ils sont encore dispos dans les rayons :

  • Secret défonce, Erwan Menthéour, les confessions d’un dopé.
  • De mon plein gré, Jérôme Chiotti, idem.
  • Massacre à la chaîne, Willy Voet, les révélations d’un soigneur.
  • Positif, Christophe Bassons, les déboires d’un coureur propre.
  • Tour de vices, Bruno Roussel, le directeur sportif de Festina de la « grande époque » Virenque.
  • etc.

Tout ça pour dire que je ne me fais aucune illusion depuis longtemps, et que ce qui va suivre dans l’enquête de Marie sur ce plan ne risque pas de me surprendre.

Moi, ma pratique du cyclisme sportif ne comporte pas de compétitions. Le meilleur moyen de se protéger de ce genre de tentations :-)

Et d’autres encores.

4)
ChB
, le 09.03.2009 à 06:10

EPO, sportifs et und dr. Weiss à Lausanne….transparent et amusant.

ChB