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D’Or et d’oublis, chapitre 12

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Chapitres précédents: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

XII

 

 

 

J’ étais assise en face de Maître Jean-Bernard Tissot, dans son bureau, et je me sentais toute bizarre. Nous étions mercredi, moins d’une semaine auparavant nous avions enterré son père, ­l’Étude était restée fermée jusqu’au lundi suivant, et je ne m’attendais pas à devoir jamais y revenir.

Le lendemain du vendredi fatidique à l’aérodrome, nous avions, Pierre-François et moi, profitant de ce que j’avais encore la clef de l’Étude, chargé l’intégralité des archives non détruites dans une camionnette empruntée aux forains, et nous les avions remises sur les rayons de la cave d’où Bertrand Perrier les avait ôtées au printemps précédent. Sans commentaire.

Nous avions laissé le dossier Cohen avec les autres dossiers vacants, dans le tas. Ce n’était pas à moi, estimais-je, de prendre les décisions pour Maître Tissot fils et son Étude. Je n’avais gardé que les papiers des Blumenstein et les photocopies des registres comptables les concernant car j’avais été formellement (la veille au soir) engagée par eux en même temps que Pierre-François. C’étaient par conséquent mes clients et je me devais de défendre leurs intérêts par tous les moyens. Mais j’avais poussé le scrupule jusqu’à placer une fiche dans la boîte ad hoc: «Blumenstein: dossier prêté en consultation à MePierre-François Clair, Lausanne».

Nous nous sommes dit qu’il y avait d’autres experts que moi au monde pour analyser la comptabilité de Maître Tissot père et déterminer ce qui revenait à chacun.

En quittant l’Étude, j’avais ramassé les deux ou trois bricoles personnelles laissées dans le tiroir de mon bureau, et une fois les portes refermées à double tour, j’avais glissé la clef dans une enveloppe à l’adresse de Maître Tissot fils, assortie d’un billet avec une seule phrase: «Les archives de l’Étude sont au complet.» J’ai jeté le tout dans la boîte à lettres extérieure.

À part cela, j’ai passé le week-end avec les Blumenstein: David était en crise, il se sentait responsable de ce qui arrivait au vieux Tissot, et puis il lui fallait avaler sa ressemblance avec son père. Elle avait beau lui avoir été signifiée par quelqu’un qui l’avait volé: cet homme-là avait connu son père en chair et en os. C’était comme si ce père inconnu, et sans doute maintes fois rêvé, avait soudain surgi de l’au-delà et acquis des contours. Jusqu’au départ de leur avion, le dimanche, Judith et moi avons fait notre possible pour lui remonter le moral.

Tant l’un que l’autre, les Blumenstein tenaient à être à leur travail le lundi matin. Surtout ne pas se faire remarquer, c’était leur grande préoccupation. Ils finiraient peut-être par hériter d’une somme importante, mais ce n’était pas encore fait. En attendant, boulot, motus et bouche cousue. Ils n’en démordaient pas.

«Et nous ne pourrons pas revenir de sitôt, car ma mère ne peut pas avoir un accident toutes les semaines», a averti Judith. «On ne comprendrait pas que nous redemandions un congé aussi rapidement.»

«Ne vous en faites pas», l’ai-je rassurée. «En cas de nécessité, c’est nous qui viendrons.»

Pourquoi pas, après tout.

«Et puis», a dit encore David, «je suis impatient de tout raconter à mes demi-frères. Nous ne leur avions pas dit grand-chose, jusqu’ici, pour qu’ils ne se fassent pas trop d’illusions.»

«Je crois que cette fois, vous pouvez y aller. Vous ne serez pas déçus.»

«On verra. Mais en tout cas, le moment est venu de les mettre au courant. Ils seront étonnés et je suis persuadé que, argent ou pas, ils seront contents.»

Le lundi matin, j’étais allée courir par un froid polaire, puis j’étais montée à mon bureau toute guillerette. Rien de tel qu’une affaire qui se résout, même s’il reste des choses en suspens, me disais-je. J’en chantonnais d’aise en ouvrant un dossier inconnu, amené par un de mes clients habituels, et préparé par Sophie pendant que je courais après Albert Tissot.

Le lendemain, Pierre-François m’informait que le vieux était mort, et que l’enterrement aurait lieu le vendredi. Je ne pensais pas que ma présence serait souhaitée, mais le soir en rentrant chez moi j’ai trouvé un message de Stéphanie (pour qui j’étais encore «Maître Martin») m’avertissant que Maître Jean-Bernard tenait à ce que «l’Étude soit là in corpore». Il me semblait ne plus faire partie de cette étude-là, mais je n’allais pas discuter la chose à un tel moment, aussi suis-je allée à Genève le vendredi. Entre chapelle mortuaire et cimetière j’ai eu l’occasion de croiser toutes sortes de têtes connues du barreau genevois. Pour tous, Albert était mort de vieillesse, et restait l’honorable bâtonnier qu’il avait toujours été.

Je n’ai échangé avec mon ex-patron et mes ex-collègues que des bonjours. Seule Stéphanie m’a glissé:

«C’est vous qui avez fini par le prendre la main dans le sac, ce salaud, n’est-ce pas? Vous avez vengé Bertrand, et je vous en remercie.»

Je l’ai regardée sans rien dire, le sourcil haut levé de celle qui ne voit pas de quoi il est question. Elle a esquissé un sourire.

«Oh, ne vous en faites pas. Je garde mes idées pour moi. Mais moi je sais, et ça me suffit. Je voulais juste vous l’avoir dit. On n’en parle plus.»

Elle a tourné les talons et est repartie dans la foule.

Le lundi suivant, j’étais plongée dans mes affaires courantes, et l’on jugera de ma surprise lorsque, vers trois heures de l’après-midi, Sophie m’a passé un appel:

«J’ai Maître Jean-Bernard Tissot au bout du fil.»

«Déjà?»

J’ai pressé sur la touche.

«Marie Machiavelli.»

Inutile désormais de faire semblant.

«Vous allez bien?» s’est enquis Maître Tissot en guise de bonjour.

«Très bien, merci, et vous-m…»

«Alors pourquoi n’êtes-vous pas venue à l’Étude, ce matin?»

«Je… c’est que…»

J’en avais le souffle coupé.

«Maître Machiavelli. Vous êtes ma stagiaire. Nous n’avons pas fini de préparer le dossier Varin. Vous êtes la seule personne qui comprenne quelque chose à mes archives d’avant 1960. Vous ne pensez tout de même pas en être quitte avec moi, n’est-ce pas?»

Là, j’ai senti dans son ton l’esquisse d’un sourire ironique.

«J’ai pensé qu’après tout ce qui s’est passé…»

«Permettez-moi d’insister, Maître Machiavelli. Vous n’avez pas terminé votre travail ici. Je compte sur vous.»

«Maître, je suis très touchée, mais je ne m’attendais pas…»

«Vous me connaissez mal, Maître. Je répète, même en faisant abstraction de l’affaire Varin, vous êtes la seule à pouvoir débrouiller le fil confus de ces archives.»

Inutile de protester, j’ai pris rendez-vous pour le surlendemain.

Et j’étais là, assise sur le bord de ma chaise, le dossier Varin sur les genoux, le bloc-notes à la main. Une fois que nous en avons terminé, Maître Tissot s’est éclairci la gorge.

«Maître Machiavelli», a-t-il dit d’une voix solennelle, «j’ai informé Françoise May, les stagiaires et Mademoiselle Stéphanie de votre identité. En ce qui me concerne, vous avez adopté le nom de votre mère pendant quelque temps pour des raisons personnelles. N’en parlons plus. J’aimerais que vous finissiez votre stage le 31 décembre, comme nous en étions convenus.»

Il a fait une pause.

«À partir de début janvier, j’aimerais engager l’agence Machiavelli, sur laquelle j’ai pris mes renseignements. Vous me signerez un papier attestant que votre agence reste liée par le secret de fonction comme tous ceux qui travaillent pour moi à l’Étude. Je voudrais que vous analysiez la comptabilité de feu mon père, et que, avec votre ami Maître Clair, vous retrouviez les héritiers de tous ceux qui ont été… hem… oubliés par l’Étude il y a cinquante ans. Nous leur restituerons leur capital, et je proposerai un arrangement pour les intérêts, car l’héritage paternel et tout ce que je possède, cela ne suffirait pas à rembourser ces gens jusqu’au dernier centime.»

Il ne me restait rien à dire.

J’ai préparé le dossier Varin, assisté Maître Tissot au tribunal.

L’Étude fermait entre Noël et Nouvel An, c’était donc là le point final de mon stage.

Le 23 décembre, en fin d’après-midi, nous avons bu un verre tous ensemble. Les autres avocats de la maison, leurs stagiaires, leurs secrétaires étaient là aussi.

«C’est plus discret que les autres années», m’a dit Françoise, «car nous sommes en deuil.»

Et pour la dernière fois, Maître Marie Martin-Machiavelli est allée prendre le train qui la ramenait à Lausanne, avec dans sa poche un certificat de fin de stage. Inutile mais satisfaisant.

Vers midi de ce jour-là, le ciel s’était chargé et il s’était mis à neiger. À quatre heures de l’après-midi, Genève était complètement blanche, et dans le bus qui m’amenait à la gare ceux qui ne râlaient pas parce que trois flocons de neige suffisent à créer le chaos disaient à voix haute leur espoir de voir, une fois pour changer, un Noël aussi blanc que dans les livres d’images.

Le train dans lequel j’ai grimpé était bondé. Lorsque je me suis aperçue que ce n’était pas un direct, il était déjà parti (avec pas mal de retard). C’est que, aussitôt entrée dans le wagon, j’étais tombée sur le journaliste de la TV en face duquel j’avais déjà fait pas mal de trajets, et avec qui j’avais fini par entrer en conversation.

«Vous avez vu», m’a-t-il dit dès que je me suis laissée tomber en face de lui. «Maintenant, ils en sont aux œuvres d’art.»

«Qui, ils?»

«Le Congrès juif mondial et les autres.»

«Ah bon? Quelles œuvres d’art?»

«Celles pillées par les nazis aux Juifs, aux musées et aux collectionneurs des pays occupés par eux.»

«Vous parlez de tableaux en déshérence, en somme?»

«Et de quoi voulez-vous que je vous parle?»

Il avait tellement dû travailler sur le problème des biens volés, le pauvre, qu’il avait tendance à ne penser qu’à ça.

«Ça touche la Suisse?»

«Pour une fois, ce n’est pas nous qui étions en première ligne: la France et les Pays-Bas ont fait pis que nous. Surtout la France – Paris était la capitale de tous les trafics. Mais la Suisse a servi de plaque tournante.»

Il tapait de la main sur un livre dont j’ai lu le titre à l’envers: «Le Pillage de l’Europe.»

«Écrit par une Américaine», a poursuivi mon interlocuteur. «Nous n’y tenons pas le beau rôle, mais enfin, pas le pire non plus. Ce n’est pas ici comme pour l’or pillé.»

«Vous n’allez pas encore nous casser les oreilles avec ça», est intervenu un monsieur d’un certain âge qui était assis à côté de nous.

«Mais Monsieur…»

«Je me demande ce que vous comprenez à ce qui s’est passé en Suisse entre 1939 et 1945. Rien, à mon avis. Des gens comme moi ont donné une partie de leur jeunesse pour que vous héritiez de ce beau pays, mais aujourd’hui on veut nous faire croire que nous avons fait ça pour des prunes.»

L’autre monsieur qui était assis avec nous s’est raclé la gorge. C’était un homme dans la cinquantaine, en complet-veston très correct, col de chemise boutonné, cravate gaie sans être voyante.

«Ce n’était peut-être pas pour rien, cher Monsieur.»

«Peut-être, dites-vous. Peut-être. Moi qui ai fait mille deux cents jours de mob pendant lesquels j’ai contribué à mettre au monde deux enfants que je n’ai pas vus grandir, j’aimerais être sûr, vous comprenez?»

«Oui, je comprends», a répondu le journaliste, à qui personne ne demandait rien. «Il aurait mieux valu que votre sacrifice serve à quelque chose. Mais si les Allemands ont épargné la Suisse, c’est surtout parce qu’on ne tire pas comme ça sur sa vache à lait, sa banque, son usine à pièces de précision, comme vous voudrez.»

Le monsieur en complet-veston s’est re-raclé la gorge, ce devait être un tic chez lui.

«Je crois que vous êtes un peu extrêmes, tous les deux. L’un n’empêche pas l’autre. En haut lieu, les Allemands savaient bien de quelle utilité leur était la Suisse. Mais sur le terrain, il y avait des fous qui auraient pu échapper à leur autorité. Je pense, moi, que l’armée aux frontières a été un dissuasif puissant pour les fous.»

Le regard reconnaissant du vieux monsieur valait un volume de commentaires.

«Ah, enfin quelqu’un de raisonnable», a-t-il fini par dire. «Je vous signale que nous étions tous violemment antinazis. Nous étions prêts à mourir pour la patrie, et aussi pour une idée.»

«Et vous n’avez jamais eu de doutes sur vos chefs?»

Le vieux a ri.

«Quels doutes voulez-vous que nous ayons eus? Nous ne savions rien. On était là, à la frontière, et on ignorait qui perdait et qui gagnait la guerre. Si par hasard un journal nous arrivait, il ne nous informait pas là-dessus.»

Il a regardé un instant par la fenêtre. La nuit était complètement tombée, et on ne voyait plus que les flocons de neige voltiger en masse le long des vitres.

«Il y a eu un doute tout de même, à un moment donné», a-t-il fini par admettre. «Nous étions côté Jura, et il nous est arrivé d’intercepter des Juifs. On nous obligeait à les ramener en France, et les Allemands les prenaient. Une fois, on a trouvé dans un buisson une femme qui avait réussi à franchir la frontière, Dieu sait comment. Elle pleurait: “Si vous me renvoyez, les Allemands m’expédieront dans un camp de concentration ”. Elle nous a dit quelques mots de ces camps. On n’arrivait pas à y croire tant c’était horrible. Mais elle y croyait, elle. On était trois. On l’a cachée, on l’a amenée chez le pasteur du bled. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue, mais un mois plus tard j’ai revu ce pasteur, il m’a souri et il a dit: “ Ce que vous ferez à la moindre de mes créatures, vous l’aurez fait à moi-même, a dit Jésus. Vous avez droit à sa reconnaissance. ” Rien de plus. J’ai pensé qu’il l’avait mise en lieu sûr. Après cela, j’ai repensé souvent à ces camps qu’elle nous avait décrits. Mais on était tellement coupés de tout, et la plupart du temps tellement abrutis de fatigue qu’on ne savait que croire.»

Un autre long silence.

«Après la guerre», a conclu le vieux monsieur, «je me suis rendu compte que c’était encore pire que ce qu’elle nous avait dit.»

Plus personne ne savait qu’ajouter. C’est dans cette pause que le train s’est immobilisé en rase campagne. Autour de nous, la tempête de neige faisait rage.

La conversation a évidemment tout de suite porté sur la météo et on s’est mis à spéculer sur les raisons de la halte.

«L’arrêt est dû à une forte chute de neige», a fini par grésiller le haut-parleur. Comme si on ne s’en était pas douté.

Ce n’était pas une panne qui allait arrêter le vieux monsieur. Grand, sec, droit comme un I, il nous regardait tour à tour à travers ses lunettes cerclées d’or.

«N’empêche; nous étions complètement étranglés par l’Allemagne, qu’auriez-vous fait à notre place?»

Le monsieur en complet a eu un geste vif.

«Vous voyez? C’est exactement là que se situe le problème, dans cette reconstitution de l’Histoire. Il ne s’agit pas de vous personnellement. Il s’agit des autorités, de la classe dirigeante, de chefs d’industrie, des directions de banques. La Suisse a passé un très mauvais quart d’heure entre 1940 et 1941. Mais enfin, dès décembre 1941, les représentations diplomatiques suisses à l’étranger avertissaient Berne que l’Armée allemande n’avait pas réussi sa campagne éclair en Russie pendant l’été, que les Russes résistaient farouchement, et que le Reich avait peut-être déjà perdu sa chance de gagner la guerre. Nos dirigeants en ont d’ailleurs aussitôt profité pour obtenir des concessions par rapport à l’étranglement qu’ils subissaient. Sur les massacres de Juifs aussi, ils étaient renseignés. Beaucoup de documents officiels le prouvent.»

Il a fait une pause mais n’a laissé personne lui poser de question, c’était juste pour reprendre son souffle.

«Nous avions des dirigeants très habiles, qui ont négocié du mieux qu’ils ont pu et su. Le reproche qu’on peut faire à un certain nombre d’entre eux, c’est d’avoir été pronazis, consciemment ou pas. Il est arrivé un moment où la Suisse n’était plus obligée à rien, mais elle a continué à acheter l’or pillé, à livrer du matériel de guerre. Payé par vous», il a eu un geste vers le vieux monsieur, «puisque les Allemands achetaient avec un crédit garanti par la Confédération qu’ils n’avaient aucune intention de rembourser. C’est l’argent du contribuable suisse qui payait les canons de DCA allemands fournis par Bührle et Compagnie. C’est un fait, que cela plaise ou non.»

Cette fois, le silence était pesant. Le vieux monsieur me faisait de la peine. C’était un homme intelligent, et les arguments de son vis-à-vis portaient.

«Comment se fait-il que vous sachiez tout ça avec tant de précision», ai-je demandé pour lui donner un coup de main. Je me gardais bien de me mêler au débat, les seules histoires que j’aurais pu raconter avaient trait aux biens en déshérence, et comme j’avais des clients dans le domaine, mieux valait ne rien dire.

«Je suis historien, Madame, et je suis plongé dans les documents d’époque. Ce ne sont pas des opinions que je vous livre là, hélas, mais des faits, je vous l’ai déjà dit. Je les tire des documents officiels, suisses et allemands.»

«Faut-il vraiment que nous ressassions toutes ces vieilleries», a demandé d’une voix lasse un homme dans la trentaine, en jeans et col roulé, depuis le compartiment d’à côté.

Le journaliste TV s’est penché vers lui et lui a touché le bras à travers le couloir central.

«Si on avait balayé devant notre porte tout de suite, au lieu de laisser nos dirigeants s’entêter à nier l’évidence, tout ça ne serait pas arrivé. Le problème c’est que pendant des décennies la Suisse a été spectatrice. Et maintenant que nous vivons la crise la plus profonde depuis la Seconde Guerre mondiale, nous manquons de pratique, sur le plan international. Nous ne disposons pas des diplomates capables d’évaluer avec compétence les arguments de nos interlocuteurs. En politique étrangère, nous avons de la peine à prévoir. Pire – à force de vouloir être neutres, ils nous manque les amis sur lesquels compter en cas de nécessité.»

«Et qu’est-ce que vous auriez fait, vous, si vous aviez été conseiller fédéral?»

Le ton de l’homme au col roulé était à l’ironie maximum, mais le journaliste lui a répondu on ne peut plus sérieusement.

«Dès la seconde moitié de 1995, lorsque cela commençait à se focaliser sur l’attitude de la Suisse accusée d’avoir pactisé avec les nazis, le gouvernement fédéral aurait pu, avec un minimum d’habileté et de clairvoyance, internationaliser le débat. Après tout, d’autres pays se sont sali les mains. La Suisse aurait pu convoquer une conférence d’experts et d’historiens des États impliqués dans la question des fonds en déshérence, de l’or nazi et de tout le reste.»

«Et ils auraient fait quoi?»

Cette fois, sur le ton le plus sceptique, la question venait du vieux monsieur. Avant que le journaliste ait pu répondre, le train s’est remis en marche avec une secousse. Après avoir laissé passer quelques Oh! et quelques Ah! de satisfaction, l’homme au col roulé a repris la question du vieux monsieur.

«Alors? Qu’est-ce qu’ils auraient fait, hein?»

«Ils auraient pu établir une synthèse des connaissances historiques sur l’attitude et les responsabilités de tous les pays dans leurs transactions économiques et financières avec les Allemands et leurs alliés, dans leur politique à l’égard des réfugiés, et aussi par rapport aux œuvres d’art et à l’or volé aux victimes de la terreur fasciste.»

«Et ça nous aurait menés à quoi?»

«On aurait enfin constaté, en Suisse, aux États-Unis et dans le reste du monde, qu’aucun pays, aucun gouvernement ne s’en est sorti sans lâcheté et sans reproche. Mais les milieux politiques suisses ont été incapables d’organiser une contre-offensive intelligente. Résultat? Tout s’est focalisé sur nous.»

«Je suis parfaitement d’accord», a renchéri l’historien. «Il faut à tout prix expliquer ce qui peut l’être et, encore plus essentiel, avouer ce qui, pour nous, les enfants et les petits-enfants de ceux qui ont fait la guerre, n’est pas excusable.»

«Pas facile, vous admettrez, avec des autorités, des banques, des industries qui s’obstinent à nier», a remarqué l’homme au col roulé.

«Pourtant, si on acceptait une introspection collective, elle serait constructive. Les Suisses verraient peut-être enfin qu’ils se sont comportés comme l’aurait fait tout autre peuple européen épargné par la barbarie nazie.»

«Vous trouvez ça constructif, vous?» n’ai-je pu m’empêcher de lâcher.

«Parfaitement. Et vous savez pourquoi? Parce que cela nous prouverait que nous ne sommes ni meilleurs ni pires que les autres. Cela nous aiderait à revenir sur terre. Avec un peu de chance, on arrêterait de croire que c’est la Providence qui a fait la Suisse. La Suisse c’est vous, c’est moi. C’est le directeur de banque qui accepte les fortunes des dictateurs et blanchit l’argent de la drogue. Mais c’est aussi le citoyen intègre qui accomplit ses devoirs civiques. Nous ne sommes en rien un cas particulier, et il faut à tout prix que nous le comprenions.»

«Et après, Monsieur le beau parleur?»

«Après, c’est à nous de nous sortir de notre isolement, de la contemplation de notre nombril, de saisir que notre pays nous appartient, et que nous pouvons aussi forcer nos politiciens, nos élus, à lui donner la forme que nous souhaitons.»

Une pause. Tout le monde se regardait, on avait presque oublié qu’on était dans le train, on se serait cru dans la promiscuité du Café Romand, les bières en moins.

Le col roulé a fini par rompre le silence.

«Cela dit, j’espère que personne ne pense que le problème est réglé parce que “ nos ” banques ont fini par lâcher une miette du pactole qu’elles ont amassé pendant la guerre.»

«Vous parlez d’une miette. Un milliard huit cents millions de francs.»

«Et quand bien même ce serait beaucoup d’argent. Si c’est pour compenser les malheurs que les responsables de l’époque ont provoqués ou n’ont pas empêchés lorsqu’ils le pouvaient, c’est tout de même peu. Quelle que soit la somme, elle sera toujours insuffisante.»

Comme personne ne répondait rien, le col roulé, décidément intarissable, a encore dit:

«Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de constater que Christoph Meili utilise les avantages financiers qu’il a tirés de cette affaire pour fréquenter l’Université et faire des études d’histoire. Autrement dit, ce n’était pas tout à fait le crétin fruste et manipulable à loisir que notre presse de boulevard en a fait. Le jour où lui aussi s’occupera de la Suisse, ça va faire mal, je parie.»

Il a éclaté de rire, et je n’ai pas pu m’empêcher de me joindre à lui.

Le train ralentissait, mais cette fois c’était pour entrer en gare de Renens. On avait atteint la banlieue de Lausanne, c’était déjà ça. Le vieux monsieur s’est levé, a pris congé avec un sourire narquois en nous souhaitant une Suisse conforme à nos rêves.

«J’ai quatre-vingt-deux ans et je ne la verrai pas, mais je vous la souhaite tout de même du fond du cœur.»

Il a serré un peu mieux son cache-nez et il est parti affronter la tempête de neige, qui ne faisait pas mine de diminuer.

De Renens à Lausanne, il n’y a plus que quelques minutes, la discussion n’a pas repris. Seul le journaliste TV a soupiré, en enfilant son manteau.

«En attendant, côté biens en déshérence, il reste encore les assurances, les fiduciaires, et en ce moment on discute des œuvres d’art. Mais Dieu merci, ici la Suisse a réussi ce que vous préconisiez», il a donné un coup de menton du côté de l’historien, qui était également (comme nous tous) en train de s’emmitoufler. «Nous nous sommes joints à un débat international et nous ne cherchons pratiquement pas à nous distinguer. L’envoyé de notre gouvernement à Washington a tout de même osé prétendre que la Suisse n’a joué qu’un rôle mineur, ce qui n’est pas exact, mais cela n’a pas été relevé, heureusement. Et on n’a pas tout nié en bloc, c’est déjà quelque chose. On a enfin su éviter d’être les boucs émissaires.»

«Si vous pensez que les Américains eux-mêmes commencent à dire que des gens comme Ford, le très respecté Henry Ford, ont collaboré avec Hitler à travers Opel et les camions Blitz, on a vraiment manqué une occasion, il y a trois ans, d’ouvrir le débat tout de suite», a encore ajouté l’historien.

Nous nous préparions à descendre, tous debout dans le couloir central. Le train ralentissait pour entrer en gare. Nous avons encore échangé quelques sourires et nous nous sommes quittés sur le quai, où les flocons de neige s’engouffraient poussés par le vent.

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

3 commentaires
1)
Anne Cuneo
, le 01.02.2009 à 09:17

Juste un petit rappel: la semaine prochaine, c’est la fin de cette histoire. J’attends vos avis pour savoir si on continue les aventures de Marie Machiavelli ou pas. Vous pouvez vous exprimer ici . Pas besoin d’écrire un commentaire, un vote suffira.

2)
zit
, le 02.02.2009 à 20:04

A voté : oui, OUI, OUI !.

z (vivement dimanche, je répêêêêêêêêête : OUIIIIIIII !)

3)
Médard
, le 11.02.2009 à 23:36

Je vote OUI ici, car sur le lien donné, je ne suis pas connu ;->