Profitez des offres Memoirevive.ch!
D’Or et d’oublis, chapitre 10

 image

 

Chapitres précédents: les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

X

 

 

 

Je suis arrivée à l’Étude en même temps que Stéphanie qui revenait de sa pause de midi.

«Ça va mieux?» a-t-elle demandé. Elle était décidément amicale.

«Un peu, pas trop.»

Ce n’était pas loin de la vérité. J’avais trop peu dormi, trop travaillé, et j’avais l’estomac noué à l’idée de parler à Maître Jean-Bernard Tissot. Je me mettais à sa place, et j’imaginais sans peine que ce que j’avais à lui dire était terrible et le ferait souffrir.

«Dites», a fait Stéphanie à voix très basse, «le Vieux a téléphoné à son fils tout à l’heure, et il lui a demandé de passer le voir. J’en ai de belles à te raconter sur cette sainte-nitouche qui te sert de stagiaire, qu’il lui a dit.»

«Vous savez par hasard où il est…?»

«Oui, Maître Jean-Bernard est au tribunal jusqu’à quatre heures, après quoi il ne revient plus ici, si on a besoin de lui, qu’on l’appelle sur son cellulaire.»

«Donc, il va chez son père.»

«C’est ce qu’il lui a dit: à cinq heures au plus tard.»

«Mince. Avec quelle voiture, vous savez?»

«Avec la sienne propre, il l’a prise à midi pour ne pas perdre de temps, je l’ai entendu le dire à Françoise.»

«Bon, je vais voir ce que je peux faire.»

Je suis entrée dans mon bureau. Paul Golay, l’aîné des stagiaires, a levé les bras.

«Ouf, Maître Martin, vous voilà enfin. Ça fait depuis l’aube qu’on soupire après vous.»

«Je sais, mais je ne vous dis pas…», ai-je fait d’une voix dont je ne forçais même pas la faiblesse en pressant les deux mains sur mon ventre.

«Ma pauvre… Bon. Vérifiez qu’il ne vous manque rien, avant que je ne boucle le rapport que Maître Tissot va remettre à la police.»

N’ayant rien laissé au bureau le jeudi précédent, j’étais tranquille. Mais enfin, j’ai passé en revue mes tiroirs. Ils avaient été forcés et fouillés, c’était indubitable. Quelque chose avait tout de même disparu: la vieille chemise «Cohen» que j’avais gardée dans un des dossiers suspendus. L’homme de main du vieux Tissot était peut-être un cambrioleur efficace, mais pas un type intelligent. Il signait son acte, en s’emparant de cette innocente chemise et des deux photocopies qu’elle contenait. Mais je n’allais pas dire cela à Paul Golay. Ce n’était pas le moment.

«Il ne manque rien, à première vue. Mais on a fouillé.»

J’ai, pour la forme, déplacé quelques papiers sur mon bureau, ouvert une chemise, essayé de lire un document. C’était impossible. La seule pensée qui m’habitait – lancinante – était de parler à Maître Tissot avant que son père ne le fasse, et je me demandais où il pouvait bien avoir parqué sa voiture.

Au bout d’une demi-heure, j’ai renoncé à faire semblant. Je devais avoir regardé ma montre dix fois. J’ai rangé mes affaires, j’ai repoussé ma chaise, me suis levée.

«Vous partez déjà?»

«J’ai un problème à résoudre qui ne peut pas attendre, il faut que je me dépêche», ai-je bafouillé. «Ciao, bonne soirée.»

Je ne savais plus exactement ce que je disais. J’avais hâte de me soustraire au regard interdit de Paul, à qui je n’avais pas envie de mentir.

Une fois dans le hall, j’ai dit à Stéphanie:

«Si on me cherche, je suis là demain matin à neuf heures. Maintenant, il faut que je parle à Maître Tissot, c’est urgent.»

Son visage a exprimé comme du soulagement, mais elle n’a rien dit, et comme son téléphone sonnait, elle s’est contentée de lever un pouce avant d’y aller de son invariable:

«Étude d’avocats?»

Sur le trottoir, j’ai eu une hésitation: aller attendre Maître Tissot devant le tribunal, ou chercher sa voiture? Il était près de trois heures, j’avais peu de temps. Je me suis dirigée d’un bon pas vers l’endroit où l’avocat parquait souvent. Rien. Je suis par conséquent allée me poster devant le tribunal, très discrètement. La filature est une activité qui me connaît. Il a fallu attendre près d’une heure, et j’étais gelée (n’ayant pas prévu l’exercice, j’étais mal équipée) lorsque enfin Maître Tissot est sorti. Il était avec Claude Dubois, qui l’avait assisté pour l’affaire en cours. Au bas de l’escalier ils se sont serré la main, et Claude est parti vers l’Étude avec les dossiers. J’ai suivi Jean-Bernard Tissot. Il s’est dirigé vers un parking souterrain que je connaissais pour y avoir déjà amené sa voiture, je savais où il aimait qu’on la laisse pour lui.

Lorsque j’ai compris que c’était là qu’il allait, je l’ai devancé, et je me suis trouvée près de son véhicule avant lui.

Et lorsqu’il a mis la clef dans la serrure de sa portière, je me suis avancée, lui ai posé une main sur le bras.

Il s’est retourné, sourcil haut levé. Il a ouvert la bouche pour exprimer son étonnement, mais je ne l’ai pas laissé parler.

«Maître Tissot, le procédé peut vous sembler cavalier, mais j’ai pensé que vous préféreriez entendre ce que j’ai à vous raconter loin de toute oreille indiscrète. Je suis désolée de vous prendre ainsi de court, mais croyez-moi, je n’ai pas le choix.»

Jean-Bernard Tissot a eu une petite hésitation, mais il s’est vite décidé. Son père m’avait peut-être traitée de sainte-nitouche, mais depuis quelques mois, au fil des affaires, il s’était établi entre nous une solide sympathie. C’est elle qui a prévalu. D’un geste, il m’a invitée à monter dans sa voiture.

«Vous êtes toute pardonnée, entrez donc, Maître Martin».  

Nous avons claqué nos portières, et il a démarré.

«Qu’est-ce que vous me proposez, Maître Martin?»

«Je crois que le mieux, ce serait une petite route de campagne où personne ne nous dérangera. Ce que j’ai à vous dire est très délicat, et je ne veux le dire qu’à vous.»

Il s’est dirigé vers la route de Lausanne en disant:    «Je connais un endroit parfait.»

De détour en détour, nous avons fini sur un chemin en terre battue. D’un côté, il y avait les vignes, désormais jaunies et vides. De l’autre, l’autoroute, suffisamment distante pour qu’on s’entende. Nous étions absolument seuls.

Une fois qu’il a tiré le frein à main, Maître Tissot a tourné vers moi ce regard noir et droit que j’avais tant eu l’occasion d’apprécier, et m’a demandé d’une voix confiante:

«Alors, Maître Martin, dites-moi ce qui se passe de si mystérieux?»

Son ton était presque enjoué. Il ne me prenait pas tout à fait au sérieux, et mon cœur s’est serré, une fois encore. J’allais lui faire mal. Comment… Arrête, Marie, il le faut. Je me suis lancée.

«Il y a quelques jours, j’ai reçu un paquet. Anonymement. Par la poste. Il contenait de vieux registres comptables et cinq des dossiers sortis de votre étude il y a près d’un an pour être détruits: Cohen, Bassani, Hir­sch­feld, Blumenstein et Weinberg. Mais ils n’ont pas été détruits. Je les ai examinés, et comme je m’occupais du cas Blumenstein, je me suis rendu compte qu’ils étaient très importants.»

Toute cordialité disparue, Maître Tissot m’a interrompue.

«Puis-je savoir pourquoi vous ne m’avez pas mis au courant sur-le-champ.»

«Il m’a fallu quelques jours pour comprendre. Et il y a eu le week-end…»

J’ai ouvert mon sac (j’avais, ce matin-là, pris le plus vaste des miens) et j’ai passé à Jean-Bernard Tissot le dossier Blumenstein sorti des archives paternelles. Les autres, je les avais laissés dans la chambre forte de Pierre-François.

Il l’a ouvert.

Il ne s’attendait pas du tout à ce qu’il contenait. Il a eu comme un haut-le-corps, est resté un instant figé. Puis, très lentement, il a commencé à parcourir les papiers.

Je le regardais fixement, plus malade que lui. Son visage a changé peu à peu: au début, il a exprimé l’étonnement, puis est venu le chagrin, et enfin l’horreur.

Lorsqu’il a levé les yeux, il m’a fixée presque sans me voir. D’une voix indescriptible, il a murmuré:

«Je n’ose envisager ce que ces documents signifient.»

Les larmes me brouillaient la vue et la voix, j’ai dû me forcer à parler.

«Vous voyez comme moi, Maître, qu’ils sont authentiques.»

Un long silence s’est ensuivi. Je ne savais plus qu’ajouter. C’est finalement Maître Tissot qui a repris la parole.

«La famille de cet Isaac Cohen n’a pas insisté, et une fois que je leur ai répondu, je les ai oubliés. Je n’ai jamais envisagé que mon père… Un grand avocat… Un bâtonnier… Mais depuis l’apparition des Blumenstein, j’y ai repensé souvent. Et des bribes de mon enfance sont peu à peu remontées. Des remarques faites par ma mère, qui avait commencé par être la secrétaire de mon père. Des querelles parce qu’elle n’était pas d’accord lorsqu’on a déménagé dans la grande villa. Je ne suis même pas sûr…»

Sa voix s’est cassée, et nous sommes restés là, en silence. Mon regard était si brouillé que je ne voyais plus rien.

Maître Tissot s’est repris le premier.

«Mon père a menti sur toute la ligne. Il a menti. Il m’a menti», s’est-il écrié d’une voix pleine de larmes.

Il a ouvert brusquement la portière et il est sorti de la voiture. Il s’est mis à marcher droit devant lui, comme un aveugle. Où allait-il donc? Je suis sortie à mon tour, et j’ai dû courir pour le rattraper. Je lui ai mis une main sur le bras, et il s’est arrêté. Il pleurait à chaudes larmes.

«Maître, je ne crois pas qu’aller confronter votre père à ses mensonges maintenant, ce serait une bonne idée. L’un de vous pourrait faire une bêtise irréparable.»

Il n’a pas répondu. Il a repris sa marche, moins vite. Je le suivais à deux pas. Dans notre dos, l’autoroute et le chemin de fer, les voitures et les trains qui passaient, prêtaient à cette scène quelque chose d’irréel.

Tissot a fini par s’arrêter, par sortir son mouchoir et sécher ses larmes.

«J’ai honte», a-t-il dit d’une voix étranglée.

Que répondre? J’ai attendu qu’il continue, et cela a fini par venir.

«Au fond, j’aurais dû savoir, me douter. La manière dont il a insisté pour que nous nous débarrassions d’archives qui dormaient là depuis cinquante ans et qui ne gênaient personne… J’aurais dû faire l’effort, réfléchir, me poser des questions. Mais je ne l’ai pas fait.»

Il m’a regardée. Toujours ce regard droit, même rougi par les larmes. Il attendait que je dise quelque chose. J’ai fait un immense effort.

«Si vous me permettez de vous donner un conseil d’amie, Maître, mettez-vous en règle avec les Blumenstein, les Cohen et les autres, je crois que là est l’essentiel. Pour eux, et pour vous-même. On ne refait pas le passé. Nier comme le font certains, c’est un crime. Mais le pire pour vous, ce serait de ne rien faire maintenant

Tissot m’écoutait en poussant à coups de pied un caillou sur le chemin, les yeux à terre. Il a fini par relever la tête. Il avait décidé.

«Très bien. Le plus urgent, c’est de rendre à tous ces gens ce qui leur revient. Ça va probablement me coûter tout ce que je possède.»

«Et il va falloir parler à votre père. Mais je vous déconseille d’y aller ce soir. L’inspecteur Léon de la Police judiciaire vaudoise a demandé à l’entendre.»

«L’inspecteur Léon? Qui est-ce?»

«C’est l’officier de police qui s’est occupé de l’enquête sur la mort de Bertrand Perrier.»

Jean-Bernard Tissot a cessé d’un coup de passer sa rage sur les cailloux du chemin, et son visage a reflété l’alarme.

«La mort de… Mais… Mon Dieu, Maître Martin, vous ne voulez pas dire que…»

Il s’étranglait. Je ne savais pas comment le ménager, je n’avais pas le choix.

«Je crains que oui.»

«Il faut que je voie cet inspecteur tout de suite.»

Il a fait volte-face est s’est dirigé vers sa voiture. J’avais de la peine à le suivre.

Il restait un problème à régler.

«À propos…»

Jean-Bernard Tissot s’est arrêté et s’est retourné. Sa voix était dure, son expression aussi. Il s’était repris en main.

«Quoi encore?»

«C’est l’inspecteur Léon qui m’a demandé de venir travailler chez vous. Je suis licenciée en droit, mais le fait est que je suis avant tout enquêteuse et expert-comptable. Je m’appelle Marie Machiavelli. Martin, c’était le nom de jeune fille de ma mère.»

Jean-Bernard Tissot m’a fixée un instant. Je devinais qu’il allait demander des explications, mais il s’est ravisé, a haussé une épaule. Nous étions revenus à sa voiture. En ouvrant sa portière, il m’a lancé, l’air sombre:

«César Borgia surgirait devant nous à cet instant que plus rien ne me surprendrait, aujourd’hui.»

J’ai fugitivement pensé au briquet plaqué or qui attend au fond de mon sac une plaisanterie inédite sur mon nom de famille. Mais ce n’était pas le moment. Je me suis contentée de faire le tour de la voiture, tête baissée, et d’ouvrir la portière de mon côté.

Nous sommes repartis en silence vers Genève. À la hauteur de l’ONU, Tissot m’a demandé:

«Où voulez-vous que je vous dépose, Maître? Ou faut-il que je considère que votre titre aussi est un mensonge?»

Dur, mais mérité.

«Non, Maître. Mes études de droit sont authentiques. Ce que je n’ai pas fait, ce sont tous les stages. Mais vous pouvez m’appeler Madame, si vous préférez.»

Il a haussé les épaules sans répondre.

«Si vous pouviez me déposer à la gare… Et vous, qu’est-ce que vous allez faire?»

Il était déjà près de six heures, la nuit était tombée.

«Je vais appeler mon père et lui dire que je le verrai demain. De toute façon, je sais ce qu’il voulait me révéler, sans aucun doute: que vous vous appelez Machiavelli et non Martin, et que vous n’êtes pas avocate au sens où on l’entend généralement.»

Nous étions à la gare. Je m’apprêtais à prendre congé.

«Les Blumenstein, où sont-ils?» a soudain demandé Maître Tissot en ralentissant.

«À New York.»

«Vous avez leur numéro sur vous?»

«Euh… oui, il est là.»

«Je vais… non, encore mieux, faites cela vous-même. Appelez-les, dites-leur de venir toutes affaires cessantes avec leurs documents, et comme ils sont sans doute fauchés, envoyez-leur deux billets d’avion.» 

J’ai avalé deux fois avant de parler, tant ma gorge était serrée.

«Vous… vous me gardez votre confiance?»

Il m’a regardée. Pour la première fois de l’après-midi, l’ombre d’un sourire s’est dessinée sur ses lèvres.

«Si cela se trouve, Maître Martin-Machiavelli, vous aurez été la meilleure amie que j’aurai eue en quinze ans. Vous m’avez ouvert les yeux, enfin.»

«Merci, Maître. Je ferai ces téléphones depuis chez moi, et je viendrai demain vous dire ce qu’il en est.»

«Bon, au revoir.»

«Au revoir, Maître.»

J’ai claqué la portière de sa voiture, et me suis précipitée vers la rangée de cabines téléphoniques qui est entre les deux entrées de la gare.

Léon n’était plus à son travail. Tant pis, je l’ai appelé chez lui.

«Vous n’auriez pas pu attendre demain?» a-t-il bougonné lorsque sa femme me l’a passé après un bonjour assez sec.

«Bien entendu que non, je connais vos sentiments et ceux de votre femme, et dans la mesure du possible je les respecte.»

Je lui ai fait un récit complet.   

«Nom d’un chien,» a-t-il fini par reconnaître, «vous pourriez être en danger. Où êtes-vous, maintenant?»

«Dans une cabine à la gare de Genève.»

«Autrement dit si vous avez quelqu’un aux fesses, pas moyen de le voir.»

«Sauf que la voiture de Tissot n’était pas suivie et que personne n’a pu deviner que j’allais être dans cette gare en ce moment.»

«Mettons. Il va falloir que je batte le rappel.»

Ça ne l’enchantait pas. Quand je pense au zèle que les flics mettaient à poursuivre les gauchistes il n’y a pas si longtemps encore, à les mettre en fiches et tout le reste, la pusillanimité de Léon avait de quoi énerver.

«Vous aimeriez mieux le laisser courir, hein, cet assassin que vous vouliez absolument découvrir, maintenant qu’il s’avère que c’est un notable?»

Il n’a même pas protesté de ses bonnes intentions.

«Vous vous rendez compte? On touche à Albert Tissot! Un grand magistrat!» C’est tout ce qu’il a trouvé à dire.

«Qui plus est», ai-je ajouté, «je ne voudrais pas que ce que le père a fait éclabousse le fils, qui est un homme intègre.»

Il a lâché un rire sans gaieté.

«Il n’y aurait qu’un moyen pour cela. Ne pas rouvrir le dossier. Et en dépit de vos insinuations, de mes problèmes et de mes hésitations, je ne peux tout simplement pas laisser courir un assassin. Même notable. Ce n’est pas dans ma nature. Il faut agir ne serait-ce que pour l’empêcher de recommencer, maintenant que Monsieur se sent de nouveau menacé. Ce type a perdu la mesure des choses. Il est dangereux.»

«Je ne vous le fais pas dire. Si un de vos flics venait m’attendre à la gare de Lausanne, je n’en serais pas malheureuse. Je rentre chez moi sans passer à l’agence.»

Son hésitation a été minuscule.

«D’accord, je m’en occupe.»

«J’appelle Rico pour qu’il vienne me chercher, lui aussi. Et je vous signale que si tout se passe comme je le souhaite, les Blumenstein arrivent demain. Après-demain au plus tard. Je les appelle, et d’ici deux heures ils disposeront de billets d’avion. Il ne leur restera plus qu’à partir.»

«OK, dès qu’ils sont là, vous me les envoyez, cette fois je veux les voir. En attendant, je téléphone à mon patron. Mais qu’il soit bien clair que les initiatives viennent de vous. Je ne vous ai jamais rien demandé.»

«Non, pas de moi. De mon avocat, Maître Clair, que je viens d’appeler parce que je me sens menacée. Pour le reste, nous n’en avons jamais parlé.»

«Bravo, Machiavelli, vous êtes une menteuse si bien rodée que vos histoires sont toujours crédibles.»

Je me serais qualifiée de cachottière plutôt que de menteuse, mais je n’ai pas voulu allonger.

On sentait Léon quelque peu soulagé, j’imagine qu’il faisait mentalement des prières pour que son chef le croie.

J’ai appelé Rico, qui s’est empressé de dire qu’il serait à la gare et m’a dicté dans quel wagon monter pour qu’il puisse me cueillir à la descente. Je me sentais entourée. Le voyage s’est passé sans histoire, et j’étais presque certaine de ne pas être suivie. Si l’homme de main avait dû m’attendre quelque part, ç’aurait été devant la maison ou l’agence.

À Lausanne, je suis littéralement tombée dans les bras de Rico à la descente du train. Les deux gardiens de la police des gares surveillaient le quai d’un air faussement nonchalant, et j’étais certaine qu’un flic me suivait – pour la bonne cause, pour une fois.

Nous sommes arrivés avenue de Rumine sans encombre, je me suis même dit que j’étais peut-être trop peureuse.

J’ai appelé les réservations aériennes avant même d’avoir ôté mon manteau, et en deux temps trois mouvements deux billets attendaient les Blumen­stein à l’aéroport Kennedy de New York.

J’ai mis un peu plus de temps à trouver les Blumenstein eux-mêmes. Je n’avais que le numéro de leur domicile, et ils étaient sans doute tous deux au travail.

Il était près de minuit lorsque j’ai enfin attrapé Judith, un peu essoufflée d’avoir porté les courses puis d’avoir couru au téléphone. Chez elle, il était tout juste six heures du soir.

«Comment, venir demain?» s’est-elle exclamé lorsque je lui ai raconté mon histoire. «Mais mon patron… celui de David…»

«Vous ne voulez pas leur expliquer?»

«Je ne peux pas m’exprimer pour David, mais en ce qui me concerne il est exclu que je joue à la survivante de l’Holocauste, même de deuxième génération. J’ai envie de rester une personne sans histoire. C’est comme cela qu’on vit le mieux.»

«Vous ne pourriez pas…?»

Non, ça ne servait à rien. J’ai changé mon fusil d’épaule.

«Vous comprenez, le vieil Albert s’est mis en mouvement, et il peut devenir dangereux. Je crains qu’il ne pense qu’en supprimant encore quelqu’un – son fils ou moi – il peut de nouveau se tirer d’affaire.»

«Quelle horreur!» Pendant un moment nous nous sommes tues toutes les deux, c’est comme si j’avais entendu Judith réfléchir.

«Je vais appeler ma mère à Paris», a-t-elle fini par soupirer. «Et on va concocter une grave raison de famille. Mais les avions pour Genève partent en fin de journée. Il faut que vous patientiez jusqu’à après-demain pour nous voir débarquer. Je vous appelle demain matin vers neuf heures, trois heures de l’après-midi chez vous, pour vous dire si nous pouvons partir.»

Nous avons encore échangé quelques considérations pratiques, numéros de téléphone, endroit où ils trouveraient leurs billets et cætera, et nous avons raccroché.

S’ils arrivaient le surlendemain matin, mercredi, sans avoir dormi, il allait falloir attendre au moins jusqu’à jeudi pour agir.

La perspective ne me réjouissait pas outre mesure.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

Aucun commentaire pour l'instant…