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D’Or et d’oublis, chapitre 9

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Chapitres précédents: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

IX

 

 

 

 

Une odeur de café m’a tirée des bras de Morphée. J’ai ouvert un œil, Rico n’était pas dans le lit – il fallait s’y attendre. Je me suis retournée deux ou trois fois, puis tout est revenu d’un coup. Rico était parti en reportage, et la personne qui faisait du café devait être Richard, qui n’était finalement pas rentré à Genève le soir précédent. Nous étions lundi, il était sans doute très tôt, il avait parlé de prendre le train de six heures.

J’ai enfilé ma robe de chambre et suis allée voir.

«Ah, te voilà», a-t-il dit avec un grand sourire. «Je m’interrogeais sur l’opportunité de te réveiller.»

«Je m’interroge moi-même. Mais l’odeur du café me réveille toujours. Ne te reproche rien.»

«Tu as encore veillé sur ces registres pendant des heures, après que je me suis couché.»

«Je n’arrivais pas à dormir. Mon père disait toujours que lorsqu’une comptabilité est truquée, il y a un système. Il fallait trouver le système. Et je partais du principe que tout le monde n’était pas malhonnête à l’Étude Tissot du temps d’Albert. Je cherchais donc comment Albert pouvait s’y prendre, tout seul ou presque, pour vider les comptes des disparus à partir du moment où il a été raisonnablement sûr qu’ils ne reviendraient pas.»

«Et alors?»

«J’ai encore des vérifications à faire. Je dirais qu’il a spéculé en bourse en leur nom. Ou peut-être qu’il a fait semblant. Ça reste à voir. Les spéculations auront évidemment été “ malheureuses ”. Il a aussi fait un certain nombre de fausses factures de toute nature, je n’entre pas dans le détail.»

«Je n’ai de toute façon pas le temps. Je me tire. Tu te souviens de ta promesse?»

«Parole, Richard. Personne ne saura où je me suis procuré ces documents.»

Nous nous sommes embrassés, il est parti. Il était cinq heures et demie. Une heure à faire peur. Mais enfin, puisque j’étais levée…

J’ai mis mon training et mes chaussures de gym, et au moment de sortir j’ai téléphoné chez Léon. Il allait souvent travailler pour sept heures. Il m’a répondu d’une voix tout ce qu’il y a de plus réveillé, heureusement.

«Vous avez passé de bonnes vacances, Léon?»

«Tiens, Machiavelli. À voir l’heure, j’ai dû vous manquer.»

«Pas du tout, mais maintenant je suis pressée de vous mettre au parfum. Je vais faire du jogging au bord du lac, à Vidy.»

«Mais…»

«Je vous assure que vous feriez mieux de prendre un peu d’exercice. Ce sera bon pour votre bedaine.»

«Non mais dites…»

«Je sais que vous êtes plat comme une planche actuellement, mais elle vous guette. Bon, à tout à l’heure.»

J’ai posé le combiné en m’accrochant pour ne pas rire, et je suis partie au petit trot.

Lorsque je fais du jogging, je descends toujours de chez moi au bord du lac à pied. L’effort n’est pas énorme, il n’y a vraiment que de la descente, et puis je me suis fait un itinéraire par de petites rues bordées de jardins et de chemins qu’on ne trouve que sur des cartes très détaillées. Ici et là je croise une rue ordinaire, et même une grande artère, mais ce n’est jamais bien long. J’aime parcourir ainsi Lausanne par ses chemins discrets. J’ai ainsi exploré pendant mon enfance, puis toujours entretenu depuis, toute une série d’itinéraires par l’intérieur des maisons ou des bâtiments publics. Lausanne est une ville toute en déclives, et les maisons construites dos à la pente ont souvent une porte supérieure sur une rue, et une porte inférieure sur la rue qui les longe en contrebas. Les passages – qui font penser aux célèbres traboules de Lyon – ne sont pas publics, mais ils sont souvent ouverts, du moins pendant la journée, Lausanne n’étant toujours pas une ville où le hold-up est pratique courante. Sans parler de bâtiments tels que les ex-Galeries du Commerce, aujourd’hui devenues le Conservatoire de Musique. Là, on passe des hauteurs de la place Saint-François à la rue du Midi plusieurs dizaines de mètres plus bas tout à fait officiellement, et lorsque j’étais enfant la grande attraction était un ascenseur ouvert, qui montait et descendait en boucle. On sautait dedans, on ressautait dehors: il a fait les délices de générations de petits Lausannois.

Mais foin de digressions – mon jogging le lundi de cette mémorable semaine.

Comme je ne suis pas championne olympique, ma descente prend toujours un certain temps, ce qui fait que lorsque je suis arrivée à Vidy, Léon était déjà là. Il portait son training et il était adossé à sa voiture, les bras croisés.

«Vous y avez mis le temps.»

«Je suis pourtant venue en courant.»

«Ah, ah, très drôle.»

Il a pris le rythme à côté de moi et nous avons continué au petit trot. Comme tout joggeur qui se respecte, Léon sait qu’une fois qu’on s’est mis à courir, il ne faut pas arrêter tant qu’on n’a pas l’intention de faire autre chose: ce serait mauvais pour le cœur.

«Alors?»

«Alors pendant que vous n’étiez pas là, j’ai quasiment fait votre travail pour vous. Reparlez-moi de cet accident de planeur.»

Il m’a jeté un coup d’œil en coin, mais l’avantage de discuter en courant, c’est qu’on n’a pas envie de gaspiller inutilement son souffle.

«J’ai toujours été persuadé que ce planeur avait été saboté. La chose avait été faite très habilement, par quelqu’un qui s’y connaissait. On avait juste affaibli la structure, de telle sorte qu’elle ne craque que plus tard. Ça aurait aussi pu être totalement accidentel. Mais j’avoue avoir tout de suite pensé que l’accident avait été provoqué.»

«Il paraît que la petite amie de la victime vous a entendu le murmurer dans votre radio.»

«Elle l’avait déjà crié sur les toits avant. Elle ne parlait pas de sabotage mais, entre deux sanglots, elle disait “ ils l’ont tué, ils l’ont tué ”. Après, elle s’est rétractée, bien sûr.»

«Le planeur s’est écrasé près de l’aérodrome?»

«Juste assez loin pour qu’un planeur immatriculé dans le canton de Vaud s’écrase en territoire genevois, ce qui a tout compliqué. Ils étaient en communication radio. Il a dit: “Je ne comprends pas, on dirait que quelque chose craque. Ça lâche. ” Puis: “Je saute! ” Mais le parachute ne s’est pas ouvert et, en y repensant, c’est ça qui m’a rendu méfiant: l’ouverture était bloquée, et il me semblait, à moi, qu’elle avait été bloquée. Un des experts que j’ai interrogés m’a dit que c’était possible.»

«Et ensuite?»

«Ensuite, des semaines d’enquête. Et verdict de mort accidentelle. Je ne voyais pas de motif. C’est pour ça que je vous ai envoyée parmi les gens que Perrier fréquentait. Mais il n’avait, paraît-il, pas d’ennemis. Vous m’avez démontré que l’ex-jules de la secrétaire avait renoncé. Vous m’avez aussi dit que le vieux Tissot serait un as du vol à voile, et je vous ai crue un instant. Mais ça, c’est vraiment trop peu vraisemblable. Bref, en ce qui le concerne, je suis toujours à la recherche d’un motif.»

«Et si je vous démontrais qu’il en avait un?»

«Qui? Le vieux Tissot?»

«Oui, le vieux Tissot, ce cœur de tigre camouflé en inoffensif vieillard.»

«Alors là, pour que je vous croie vraiment il me faut une explication détaillée.»

«C’est une histoire compliquée, accrochez vos ceintures».

«Je suis tout oreilles.»

«J’ai retrouvé les vieilles archives de l’Étude.»

«Quelles vieilles archives?»

«Celles que Tissot avait chargé Perrier de liquider. Il ne les avait pas liquidées, grâce à beaucoup de doigté et à une série de hasards propices.»

«Et comment vous, vous avez mis la main dessus?»

«Ça, mon cher Léon, c’est mon affaire. Protection des sources, secret professionnel. Mettons que je les ai reçues anonymement par la poste, ou que j’ai fait une savante déduction, et je vous prie de ne pas me poser davantage de questions, je ne vous le dirai jamais.»

«Bon, supposons que si ce n’est pas nécessaire pour l’enquête, on passe. Et alors, que disent-elles, ces archives?»

«Elles démontrent que le vieux Tissot a volé ses clients disparus avec une belle ardeur. Il a fini par s’acheter une maison superlative et tout le tintouin avec l’argent qu’il s’était fait pendant ces années-là. Ce qui m’a le plus choquée, dans l’examen de ces archives, ce n’est pas ce que j’y ai trouvé, mais ce que je n’y ai pas trouvé.»

«C’est-à-dire?»

«Pas la moindre tentative pour retrouver les clients en question. Il a attendu qu’ils se manifestent. Mais il ne les a pas cherchés. Il aurait pourtant été tenu de le faire.»

«Et personne n’est revenu réclamer?»

«Si, si. Tissot n’a pas caché et volé tout l’argent qu’il a reçu en gestion fiduciaire.»

«Vous me rassurez.»

J’ai fait comme s’il n’avait pas interrompu, son ton était empreint d’une suffisance du genre cause toujours ma poulette qui m’agaçait.

«Au contraire. Bien des clients sont venus lui réclamer leur bien à la fin de la guerre. Juifs et non juifs. Et ceux-là, il les a remboursés, intérêts compris, en facturant des honoraires corrects. Je dois bien sûr y regarder d’encore plus près, mais je suis persuadée que je ne trouverai rien de trouble.»

«Et alors?»

«Alors, un beau jour, plus personne n’est venu. Et il restait à Tissot des comptes ouverts, juifs et non juifs, mais majoritairement juifs. Il a attendu encore un peu avant de commencer à trafiquer. Disons que l’idée lui est venue sur le tard. Mais après le début de la guerre froide il a dû se sentir en sécurité. À partir de 1948 ou 49, il devrait y avoir d’épais dossiers de recherches. Ils n’y sont pas.»

«Vous êtes sûre que vous avez tout vu?»

«Assez. Car je peux vous dire qu’en sept ou huit ans ces comptes se sont vidés, mais alors propre en ordre. Je n’ai pas encore examiné les dossiers d’après 1960, mais de toute façon je sais déjà que Blumenstein et les autres n’y sont plus, leur dossier a été fermé en 1957-1958. J’aimerais bien avoir l’occasion de tout éplucher. Avant cela, il va falloir que je dise au fils Tissot qui je suis réellement, et la perspective de lui avouer mes mensonges ne m’enchante pas.»

Nous avons couru un instant en silence.

«Comment est-ce que je vais dire à ceux de Genève que Maître Albert Tissot, ancien bâtonnier…?»

Il y avait comme de la détresse dans la voix de Léon à l’idée de devoir affronter ses supérieurs.

«Il faut même faire attention à qui vous le dites», lui ai-je fait remarquer, «car je vous rappelle qu’il a déjà réussi à arrêter l’enquête une fois. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui l’a écouté et entendu. Et qui, depuis Genève, a donné l’ordre à vos supérieurs vaudois de classer.»

Il s’est arrêté et m’a regardée un instant en soufflant, je n’ai pas ralenti et il m’a rattrapée.

«Vous savez ce que je déteste chez vous, Machiavelli?»

«Quoi?»

«Vous n’avez pas confiance en la justice.»

Là c’est moi qui ai dû m’arrêter pour rire.

«Alors là, mon petit Léon, ce n’est pas comme si je supposais quelque chose qui n’est jamais arrivé!»

«Non, d’accord. Mais je vais vous dire: il n’y a même pas besoin d’un complice conscient. Personne n’a pensé au vieux Tissot, à Genève tout le monde le connaît. Il a suffi qu’il dise sur un ton nonchalant qu’il préférerait avoir la paix, ou que son stagiaire s’était toujours montré très casse-cou, ou je ne sais pas, moi, mais de toute façon c’est le genre de personnage qu’on croit encore sur parole. Le juge qui a classé ça a été stagiaire chez lui une fois, ou il a trouvé que ce gentil grand-père était sympa.»

«Vous avez peut-être raison. Après tout, même le pauvre Perrier n’a pas envisagé qu’on puisse l’assassiner. J’ai trouvé dans son ordinateur la preuve qu’il avait découvert le pot aux roses, à propos. Et qu’il avait proposé un rendez-vous au Vieux, genre confrontation. Il est mort avant.»

«Quand vous m’aurez tout dit… Et maintenant?»

«C’est à moi de vous poser la question. Vous avez la preuve du sabotage. J’ai trouvé le motif. Ce serait peut-être intéressant de voir si le vieux Tissot est allé à l’aérodrome ce jour-là, ou la veille au soir.»

«Je vais me renseigner.»

Nous étions revenus à notre point de départ.

«À propos, j’oubliais de vous dire que quelqu’un a cambriolé chez les avocats pendant le week-end, mais que rien n’a été touché chez ceux qui brassent les milliards. On n’a fait effraction que dans les bureaux de Tissot.»

«Mais…»

«Léon, vous n’en saurez rien parce que cela s’est passé à Genève, dans un autre monde en ce qui vous concerne. La police est venue, a constaté, est repartie.»

«Albert Tissot?»

«Pour des raisons diverses que je ne vous détaille pas, c’est ce que j’ai pensé. J’ai donc fait surveiller le Vieux et son homme de main par Daniel Girot, mon ami le forain, et sa bande. Ils sont très forts pour ces choses-là, on ne les repère jamais.»

«Machiavelli, vous êtes insupportable, vous auriez dû…»

«Attendez, avant de me faire la morale, laissez-moi vous dire ce qu’ils ont constaté: on s’agite beaucoup du côté d’Albert et compagnie. Alors, si vous pouviez remplacer mes copains par vos vieux professionnels et veiller à ce que personne ne m’approche de trop près…»

Ça faisait un moment que Léon était proche de l’explosion. Là, il y est allé.

«Nom d’un chien, espèce de bécasse, vous ne pouviez pas appeler mon remplaçant au lieu de jouer à la petite Rambo, au lieu de faire appel à des amateurs, de…»

Il était apoplectique. Je ne l’avais jamais vu aussi furieux. Il a fallu que je le coupe.

«Inspecteur! Le hold-up a été découvert avant-hier samedi, je savais que vous seriez là aujourd’hui à la première heure. Je parie que pendant le week-end votre remplaçant était lui-même remplacé. Je n’avais pas envie de raconter une histoire aussi compliquée à quelqu’un qui n’avait jamais entendu parler de rien. D’ailleurs il m’aurait répondu qu’on ne pouvait pas surveiller quelqu’un qui vit sur Genève.»

«Et aujourd’hui, vous pensez que moi j’ai des pouvoirs magiques, tout d’un coup?»

«Non, mais vous, vous êtes au courant, je crois que maintenant je n’ai rien oublié d’essentiel, et puis le meurtre a bien eu lieu dans votre juridiction, d’ici peu vous allez leur apporter des preuves et vos supérieurs…»

Il a fait un geste de la main et je me suis tue. Les yeux fixés sur un horizon qu’il ne voyait pas et que l’aurore d’un jour sans nuages dorait déjà, il réfléchissait.

Deux ou trois minutes se sont passées ainsi.

«Vous me ramenez chez moi?» ai-je fini par demander poliment, à mi-voix pour ne pas le distraire. Il a accepté d’un signe de tête, nous avons grimpé dans sa bagnole.

En route, il n’a pas desserré les dents. Lorsque je me suis retrouvée chez moi il était à peine passé sept heures, j’ai pris une douche et j’ai couru à la gare. Je ne me réjouissais pas particulièrement d’aller travailler chez Maître Tissot fils. Tant et si bien qu’au moment de grimper dans le train j’ai fait marche arrière, et je suis allée au Rôtillon, où je suis arrivée avant Sophie, c’est tout dire.

En m’asseyant à ma table – le meuble était une relique de mon père –, face à cette relique des puces qu’est mon fauteuil des clients, je me suis rendu compte à quel point, en dépit de l’intérêt du travail lui-même (après tout je n’avais jamais mené jusqu’au bout ma formation de juriste, et cette aventure était une occasion comme une autre de l’approfondir), je m’ennuyais de mon bureau et de mes occupations habituelles.

Je n’ai jamais vraiment réussi à maîtriser cette contradiction qu’il y a en moi: je ne tiens pas en place, je suis d’ailleurs toujours en train de courir, et pourtant plus le temps passe plus je rêve d’une vie sédentaire. Lorsque je reviens à mes quatre murs, je me promets que maintenant je vais me calmer pour un bout de temps. Pourtant, si ça dure trop longtemps, ma chaise finit par devenir un supplice. Mais par un matin comme celui-là, ma petite place avec vue sur les vieilles maisons était une sorte de paradis.

Huit heures et demie, je suis descendue à une cabine (autant prendre un maximum de précautions), et j’ai appelé Stéphanie.

«Stéphanie, je suis malade, j’ai mangé quelque chose qui ne m’a pas convenu. Je tâcherai d’être là cet après-midi.»

«Ah, c’est Maître Jean-Bernard qui va être contrarié. Il aimerait que tout le monde fasse l’inventaire de ses affaires pour voir si rien ne manque, à cause du cambriolage. Maître Golay l’a prévenu, et figurez-vous que le patron était déjà là quand je suis arrivée, ce matin. Il est furieux.»

«Passez-le-moi.»

«Il téléphone.»

«Bon, dites-lui que je me soigne, que je tâcherai vraiment d’être là à deux heures.»

Sophie a passé la tête par la porte entrebâillée et a fait de grands yeux ronds, auxquels je n’ai répondu que par un geste en prenant congé de Stéphanie d’une voix mourante.

«Vous vous êtes couchée?» a-t-elle dit en guise de bonjour.

«Symboliquement. Richard m’a tirée du sommeil à cinq heures parce qu’il partait travailler. J’ai dû dormir deux à trois heures. Et à six heures du mat’ j’ai été faire du jogging avec Léon, qui est enfin revenu de son périple.»

Elle a levé les yeux au ciel, mais s’est contentée d’un:

«Je vais faire du thé. J’ai amené des croissants. Après, je mettrai un peu d’ordre dans votre champ de bataille.»

«Merci, Sophie! Vous êtes un ange. Mon ange gardien.»

Elle a fait une grimace avant de disparaître.

Deux minutes après, elle me passait le téléphone.

«Marie, c’est Rico.»

«Rico! Où es-tu?»

«À la maison, où veux-tu que je sois? Je viens d’arriver. Il y a un message pour toi sur le répondeur, de Maître Tissot. J’ai voulu voir avec Sophie ce qu’on faisait, mais puisque tu es là…»

Je lui ai expliqué mon étude buissonnière.

«Viens boire le thé avec nous, je te raconte. Maintenant, je suis assez pressée de donner un coup de fil.»

«D’accord, de toute façon je dois passer à mon propre bureau.»

J’ai appelé Daniel Girot.

«Il n’est pas là», a ronchonné son père. «Vous me l’expédiez par monts et par vaux, et en plus il faudrait qu’il réponde à vos appels.»

«Vous ne savez pas…?»

«Que si, Papa Girot sait toujours tout. Le vieux Tissot prend des renseignements sur vous.»

«Quelle horreur. Il va vraiment falloir que je me grouille.»

«Je n’aime pas du tout ça, jeune fille. Cet homme est probablement un assassin. Et en plus il a un homme de main qui sort armé, d’après mes gens.»

Ça m’a fait rire.

«Monsieur Girot, vous êtes le répondeur le plus doué que j’aie jamais rencontré. Un petit téléphone avec vous, et on apprend tout. Si vous revoyez Daniel et ses amis, dites-leur que la police va prendre leur relève très rapidement, maintenant. Qu’ils laissent faire et qu’ils se retirent dès qu’ils sont sûrs que c’est vraiment des flics. En attendant, bien entendu, il serait essentiel que Tissot ne m’approche pas trop sans que je sois prévenue.»

Il a eu comme un gloussement.

«Je n’y manquerai pas. Vous ne voulez pas que je vienne vous protéger?»

«Monsieur Girot, vous êtes adorable, merci. J’ai eu un garde du corps pendant tout le week-end, et j’espère que maintenant on va conclure l’affaire.»

Pendant que je discutais, Sophie a rangé d’une main leste. En deux temps trois mouvements il y avait moins de papiers épars, la table basse devant le divan était débarrassée, Sophie y avait posé le thé, les croissants, les journaux.

«Maintenant», s’est-elle empressée de dire lorsque j’ai raccroché, «vous allez me mettre au parfum. Qu’avez-vous fait depuis samedi soir?»

«Il m’a fallu tout le dimanche. Mais j’ai trouvé le système. Albert Tissot a commencé à penser dès 1948 ou 49 que certains de ses clients ne reviendraient plus, et il a préparé minutieusement la fermeture de leur dossier. Il a…»

À cet instant, Rico est entré, un sachet de croissants à la main et des journaux sous le bras. Il s’est arrêté interloqué, les yeux fixés sur notre assiette de croissants et nos journaux. Irrésistible. Nous avons éclaté de rire, et il a fini par rire aussi.

«Vous avez remarqué», a-t-il dit dans un grand frémissement de moustache, «que les journalistes de choc devancent toujours l’événement.»

«C’est bien ça», a répondu Sophie. «Vous avez deviné que quatre croissants ne nous suffiraient pas. Même nous, ne le savions pas encore.»

Nous nous sommes embrassés, il s’est assis à côté de moi sur le divan, Sophie est allée chercher une tasse et lui a servi du thé. J’étais assez contente à l’idée qu’il était là. Albert Tissot finissait par me rendre parano.

«Alors?» s’est-il enquis, la bouche pleine. «Ça gaze?»

«Plus fort que je ne l’aurais souhaité, même. J’ai retrouvé les archives du vieux Tissot. Non, non, ne me demande pas comment. Prie plutôt pour que Léon ne m’arrête pas pour vol.»

«Eh ben, dis donc! Bravo. Ne t’en fais pas, je serai muet comme une carpe. Même si le scoop me démange. Et qu’est-ce qu’elles révèlent, ces archives?»

«Pour l’instant, je me suis contentée d’un survol. Je ne me suis occupée à fond que de l’affaire Blumenstein. En 1947, Tissot a commencé à comptabiliser des honoraires astronomiques qu’il encaissait sans raison contre zéro services. Et il faisait des placements en bourse. Malheureux, bien entendu. En tenant compte de ses placements à un intérêt moyen, la somme déposée en 1936 aurait dû doubler vers 1950. Or, elle a fortement diminué. Et, en 1956, il s’est acheté sa somptueuse villa. Jolies coïncidences tu ne trouves pas?»

«Il n’a pas essayé de mettre la main sur ses clients?»

«Tu vois? Toi aussi, tu te poses cette question. C’est une des premières choses qui m’ont frappée, et c’est ça le plus choquant. Pas la moindre recherche pour retrouver Blumenstein et les autres.»

«J’avoue que les gens qui ont profité des malheurs des Juifs me font horreur», a craché Sophie d’une voix sourde.

«Sophie, je vous en prie, ne faites pas du racisme à l’envers. Tissot, qu’ils soient Juifs ou pas, ça lui était égal. Il n’est pas raciste, il n’est que cupide. Il a mangé à tous les râteliers. L’essentiel, c’est qu’il y ait eu quelque chose à manger. Je parie que si vous lui posiez la question il dirait qu’il ne fait pas de politique.»

«Tu es sûre, Marie?»

«Il me faudrait des semaines pour tout éplucher, mais il me semble dès maintenant en lisant la correspondance que certains des comptes vacants qu’il a encaissés n’étaient pas juifs. D’ailleurs tous ses clients juifs ne se sont pas perdus. Certains sont venus le voir entre 1945 et 1947, et il les a intégralement remboursés. À ceux-là, il n’a même pas facturé ses services de façon exagérée. Bon, il faut que j’appelle l’inspecteur. Priez pour que je mente par omission de façon convaincante.»

Le téléphone a sonné, Sophie est allée répondre.

«J’ai justement l’inspecteur Léon sur l’autre ligne, il est pressé», a-t-elle dit avec un sourire narquois.

«Ah! il a trouvé quelque chose. Allô? Oui… Comment ?? Oui. Fantastique. Et vos flics? … Ah, super. … Bon ça va, à tout à l’heure.» J’ai raccroché. «Il a vérifié les déplacements de Maître Albert Tissot ce jour-là, il est allé à l’aérodrome avec son chauffeur. Et ce chauffeur est un repris de justice.»

Sophie m’a regardée d’un œil scandalisé et a minaudé en singeant ma voix.

«Ne faisons pas du racisme à l’envers. Beaucoup de repris de justice se réhabilitent.»

«Sauf que dans les témoignages qu’il avait recueillis à l’époque», lui ai-je fait remarquer, «quelqu’un avait dit à Léon qu’on avait vu Tissot et le chauffeur rôder autour des hangars. Tissot avait donné de bonnes raisons à cela. Personne ne l’a jamais soupçonné, même de loin, tant que nous ne nous en sommes pas mêlés.»

«Et alors? Qu’est-ce que Léon va faire?»

«Il a mis en place une surveillance policière vaudoise comme je le lui avais demandé, il va fouiller dans le passé du chauffeur, et ensuite il va l’interroger à nouveau. Allez, il faut que je fasse acte de présence à Genève.»

«En somme», a dit Rico, «tu pourrais être en danger.»

«N’exagérons rien, Rico. Je suis prévenue.»

«Peut-être, mais moi je t’accompagne à Genève.»

«Rico!»

«Non, ne discute pas, on y va en train, j’emmène mon portable et je travaille, et je m’en vais demander un délai à la rédaction.»

Il est sorti sans me laisser le temps de répondre, et il est descendu à son bureau, à l’étage en dessous.

Moins de deux heures plus tard, il m’escortait jusqu’à Genève, et même jusqu’à l’Étude. Personne n’a essayé de s’en prendre à moi.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

2 commentaires
1)
Saluki
, le 11.01.2009 à 12:59

Si j’interprète bien, un cupide raciste est moins intelligent qu’un cupide “simple”: il gagnerait moins…

2)
Anne Cuneo
, le 11.01.2009 à 19:13

Euh… Comment qu’vous dites? Je ne vois pas très bien de quoi on parle?