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D’Or et d’oublis, chapitre 8

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Chapitres précédents: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

VIII

 

 

 

 

L es deux jours qui ont suivi ont été pour moi une sorte de délire: j’avais soudain la sensation de tenir dans mes mains la solution de toute l’affaire des fonds juifs.

Absurde et grandiloquent, bien entendu. Car entre-temps le monde allait de l’avant avec son lot de gaffes. Un Monsieur Sonabend par exemple, sexagénaire dont les parents étaient morts à Auschwitz, se permettait de venir rappeler à la Suisse comment cela était arrivé.

Pendant la guerre, lui, sa sœur et ses parents s’étaient retrouvés en Suisse où ils avaient de l’argent. Ils ne demandaient la charité à personne. Leur compte n’avait pas disparu, ils en connaissaient le numéro, l’emplacement, et ils étaient bien vivants. Ils avaient des amis prêts à les aider. Mais ils étaient Juifs. Et ils ont été expulsés parce que c’était la loi. On les avait conduits à Porrentruy, parqués dans un couvent en attendant d’être renvoyés. Ils avaient réussi à émouvoir la population de la petite ville jurassienne, qui avait tenté d’empêcher l’expulsion. La mère avait refusé de marcher, on l’avait traînée. Cinquante ans plus tard, des vieilles personnes avaient encore les larmes aux yeux en se souvenant de la scène, et du sentiment d’impuissance de ceux qui auraient voulu sauver ces malheureux – et qui étaient prêts à les recevoir. De l’autre côté de la frontière, les Sonabend avaient aussitôt été arrêtés par les Allemands, et quelques semaines plus tard les parents étaient morts à Auschwitz, probablement gazés. Les enfants, par miracle, avaient survécu. Mais ils n’avaient jamais pu récupérer l’argent déposé en Suisse par leur père. Monsieur Sonabend demandait maintenant cent mille francs de réparation – une somme symbolique qu’il n’entendait pas utiliser pour lui-même.

L’État helvétique la lui a refusée, pour ne pas créer un précédent – une forme d’aveu. Le Conseil fédéral s’est contenté de «regretter» les souffrances des Sonabend, mais a déclaré ne pas être responsable des erreurs du Gouvernement de l’époque de la guerre.

Chaque fois qu’on ouvrait la radio pour entendre les nouvelles, on entendait parler de Sonabend.

«Ambigu», avait commenté Richard pendant une de nos pauses pizza ou couscous (c’était selon). «Si le gouvernement suisse n’est pas responsable, pourquoi est-ce qu’il paie une action géante de relations publiques, la fameuse «Task Force», dirigée par un ambassadeur et tout et tout.»

«La logique n’a jamais été leur fort», a renchéri Sophie. «Ils y sont allés à la petite semaine, avec pour seul but de “ défendre la réputation de la Suisse ”…»

Richard a failli s’étrangler.

«Ses intérêts économiques, vous voulez dire.»

«Bref, tout ça est fait à la va comme j’te pousse.»

Ce qui me débectait le plus, moi, c’était de lire dans un journal que «ce Sonabend est comme tous les Juifs, il ne pense qu’à l’argent». J’aurais bien voulu savoir à quoi d’autre pensaient ceux qui sont responsables de toute l’affaire de l’or nazi et des biens juifs. Toutes religions et toutes nationalités confondues. Idem pour ceux qui refusaient d’assumer leurs responsabilités cinquante ans plus tard.

«C’est toujours malheureux lorsqu’un problème moral s’exprime au travers du symbole monétaire», a soupiré Richard.

Nous n’avons pas poursuivi la discussion, mais je me suis demandé in petto s’il était encore possible d’exclure l’argent de quelque grande question morale que ce fût.

Le vendredi soir – ou plutôt le samedi, devrais-je dire – nous sommes allés nous coucher à deux heures du matin. Richard est resté à Lausanne, je l’ai installé sur le divan du salon. Nous avons pris rendez-vous avec Sophie pour le lendemain à dix heures, et elle était chargée de répondre à tous ceux qui téléphoneraient que j’étais absente jusqu’au début de la semaine suivante. J’étais si fatiguée que je suis tombée endormie en touchant l’oreiller.

J’ai été tirée du sommeil par Rico. Une minute plus tard, me semblait-il, mais il faisait jour.

«Marie! Eh, Marie, réveille-toi.»

J’ai ouvert un œil, il me tendait le téléphone.

«Allô?» Ma voix devait avoir tout de la râpe à fromage.

«Maître Martin? C’est Stéphanie.» Le ton de la voix m’a réveillée d’un coup. La panique. J’avais donné à l’Étude Tissot le numéro de téléphone de chez moi, car la ligne était exclusivement au nom de Rico. C’était la première fois que Stéphanie en faisait usage. Et un samedi matin, en plus.

«Qu’y a-t-il, Stéphanie?»

«Votre bureau a été cambriolé.»

«Mon bureau a été cambriolé? Comment entendez-vous ça? La maison a été cambriolée, vous voulez dire.»

Avant mon premier café, la rapidité intellectuelle n’est pas mon fort.

«Non, justement. Seulement le bureau des stagiaires et celui de Maître Jean-Bernard. On a forcé tous les tiroirs. Mais on n’a pas forcé la porte d’entrée. Il y avait une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée, mais il ne faut pas me prendre pour une imbécile. Je les contrôle toutes avant de partir, je ne pars jamais sans avoir fait le tour, je sais combien c’est important. Et puis le gardiennage repasse à dix heures du soir, ils vérifient tout.»

«Alors?»

«Alors quelqu’un est entré avec une clef et a fait semblant après coup de forcer une fenêtre mal fermée. Et puis on a dévalisé uniquement chez Maître Tissot…»

«Albert Tissot! Il a reçu sa copie de la lettre de la banque. Ne m’aviez-vous pas dit qu’il n’avait plus la clef de l’Étude?»

«Oui, Maître Jean-Bernard Tissot l’a forcé à la rendre, mais personne n’a été contrôler s’il n’en avait pas fait un double avant de la lâcher. C’est une clef qu’on n’a pas le droit de reproduire, mais même moi je sais où aller en Pays de Gex, en France voisine, pour m’en faire faire une. Alors le valet-chauffeur de Maître Albert, qui est un repris de justice, vous pensez.»

«Ah bon? Un repris de justice?»

«Oui, c’est Maître Albert qui l’a défendu, il a écopé d’un an avec sursis, et Maître Albert l’a pris à son service. Ça avait donné lieu à de beaux débats entre père et fils, à l’époque. Je les entendais jusqu’à ma place, sans tendre l’oreille. Maître Jean-Bernard était furieux.»

«Et c’est lui que vous soupçonnez?»

«C’était un cambrioleur. Un voleur ordinaire aurait visé aussi, et même surtout, le bureau des autres avocats. Il se traite chez eux des affaires dont vous n’avez aucune idée. Maître Wendt, par exemple, est un avocat d’affaires qui brasse des milliards. Mais on a cambriolé seulement vos bureaux.»

«Que dit Maître Tissot fils?»

«Il n’est pas là ce week-end. C’est Maître Golay qui est de permanence, il a appelé la police, ils sont venus et ils sont repartis. Ils ont pris note, sans plus.»

«Vous pensez, ou Maître Golay pense, qu’il faut que je vienne?»

«Si vous voulez en avoir le cœur net, vous pouvez. Mais à mon avis, lundi c’est bien assez tôt. Sauf si vous cachiez des documents top secret. De toute façon, d’après Maître Golay, à première vue il ne manque rien. Encore un truc bizarre.»

«Je n’avais strictement rien dans mon bureau qui ait une quelconque importance. Vous leur avez dit…?»

«Non. Je n’ai rien dit, et je n’ai surtout pas parlé d’Albert Tissot. Mais j’ai peur. La dernière fois, il a fini par assassiner quelqu’un.»

J’ai eu une vapeur de paranoïa. Albert savait-il que j’avais découvert les archives? Non, impossible. C’était la lettre de la banque qui l’avait inquiété. Qui sait, il allait peut-être faire une bêtise encore plus grave que cette fouille? Se trahir? Stéphanie avait raison, il s’agissait de ne pas le perdre de vue. Et Léon qui était toujours en vacances…

«Restons calmes, Stéphanie», ai-je dit plus pour moi-même que pour elle. «Maître Jean-Bernard est absent. Je suis sur mes gardes, et je suis sur le point de m’en aller pour le week-end. On verra lundi pour le reste.»

«Contrôlez tout de même que votre voiture ne soit pas sabotée», a-t-elle dit d’une voix amère.

Je n’ai pas de voiture à mon nom, je loue, ou alors je roule dans celle de Rico. Mais ça m’a tout de même donné des frissons dans le dos. J’avais hâte de terminer la conversation, ce que j’ai fait après quelques mots supplémentaires de réconfort.

J’ai d’abord été tentée d’appeler Perrin, l’inspecteur qui était censé remplacer Léon. Puis je me suis souvenue que Léon serait de retour après le week-end. Inutile de me perdre en explications avec un inconnu.

J’ai préféré appeler Daniel Girot.

«Dis moi, Daniel, est-ce que tu es très pris?»

«Si c’est pour partir en vacances, je n’ai pas une minute à te consacrer. Mais si c’est pour t’aider dans une enquête, je suis libre comme l’air.»

«Ton père va râler, vous avez tous vos métiers à remettre en état.»

«Ne t’occupe pas de mon père. Alors?»

«Tu sais, le vieux Tissot?»

«Oui, je sais.»

«Si quelqu’un l’avait à l’œil, je serais plus tranquille. Il vit dans tes parages, en plus.»

Je lui ai expliqué ce qui s’était passé.

«Donne-moi l’adresse et ne t’inquiète plus de rien», a dit Daniel. «Y a-t-il quelque chose de particulier que tu veux savoir?»

«Ce qu’il fait. Et ce que fait son homme de maison. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne crains pas du tout que son fils découvre qui je suis vraiment. Par contre je n’arrête pas de me dire que le père va s’apercevoir de la supercherie.»

«S’il est aux abois, il est dangereux.»

«Justement. C’est pour ça que j’aimerais autant savoir ce qu’il fait.»

Je lui ai donné l’adresse d’Albert, et je lui ai recommandé de faire bien attention.

«Compte sur moi, j’organise ça avec un ou deux copains. Merci Marie.»

Et il a raccroché avant que je puisse dire que c’était à moi de le remercier.

Nous étions, je crois, samedi soir lorsque Cesco a téléphoné. Depuis la veille, Sophie avait répondu au moins vingt fois que nous étions absents pour le week-end (elle faisait une de ses notables exceptions au principe de «pas d’heures supplémentaires pour moi merci, pas de travail le week-end»). Là, il était déjà sept ou huit heures, nous nous sommes regardés d’un œil résigné.

«Laissez tomber, Sophie, on ne va pas avouer qu’on travaille encore ici un samedi à des heures pareilles. Le répondeur pourvoira.»

Mais lorsque nous avons entendu le message, c’est moi qui me suis levée.

«Ah, mince, p’tite sœur, pourquoi est-ce que t’a pas un cellulaire comme tout le monde? Que ton Cesco puisse te dire qu’il est crétin, que son cerveau flanche, que c’est comme de la sauce blanche, pour ne pas citer Boris Vian. J’ai eu tellement de peine à ouvrir le disque dur de ton macchabée qu’une fois ouvert je n’ai même pas pensé à chercher plus loin. Mais ça me travaillait: pourquoi est-ce qu’un type se donne tant de peine pour des documents anodins. Et voilà que ça a fait tilt: je me suis demandé s’il n’y aurait pas par hasard quelques dossiers invisibles et…»

Je n’y tenais plus, j’ai pris le téléphone.

«Et tu as trouvé?»

«Ah, t’es là!»

«Ouais. Je cache mes heures supplémentaires. Alors, ces dossiers invisibles?»

«J’ai activé un programme ad hoc, et je les ai vus. Dans le dossier clients de Perrier, il y a toute une série de documents.»

«Quel genre?»

«Attends…»

On l’a entendu cliquer.

«En voilà un au hasard, 1939, ça te va?»

«Oui, ne me fais pas languir.»

«C’est classé par correspondance, documents officiels et pièces comptables. Chaque pièce est décrite, et pour les pièces comptables il y a des renvois à un autre document, avec numéro de l’opération. Attends, j’ouvre…»

Encore quelques cliquetis.

«Nom d’un chien, c’est un tableau comptable, avec les opérations qui correspondent, si tu…»

«Cesco», l’ai-je interrompu, «tu le lèves, tu emballes ton ordinateur, ou une copie du disque, comme tu veux, et tu arrives ici au pas de course. Si je comprends ce que tu me dis, Perrier avait déjà fait le travail, et on est en train de le refaire. Je t’en prie, Cesco, ça urge, et c’est un secret qui a déjà coûté une vie.»

Il a lâché un rire sonore.

«Si tu me prends par la tendresse, je ne résiste pas.»

Une demi-heure après il était là.

Nous nous sommes pressés autour de l’ordinateur, et Cesco nous a fait la démonstration: il a rendu visibles les documents, puis les a ouverts.

Perrier avait abattu un travail incroyable. Il s’était arrêté à 1941, jugeant sans doute qu’il avait suffisamment de preuves pour répondre aux Cohen qui étaient venus à l’Étude. Et ses tentatives d’établir une comptabilité détaillée avaient été maladroites, les chiffres n’étaient pas son métier. Mais c’était clair.

Et finalement, nous avons ouvert un document appelé «Accompagnement», et de mon point de vue, c’était le plus accablant de tous.

C’était une lettre adressée par Bertrand Perrier à Maître Albert Tissot. Elle annonçait l’envoi en annexe du descriptif des documents prétendument détruits, puis lui fixait rendez-vous au club de vol à voile pour un certain après-midi – la veille du jour où il avait été tué, justement. «J’attends de vous des propositions fermes de réparation. Sinon, je me verrai dans l’obligation de prévenir la justice.»

«Ah, le crétin! Mais c’était de la folie. C’est son propre arrêt de mort, cette lettre.»

«Sauf que personne ne pense spontanément qu’un homme honorablement connu recourra au meurtre pour éviter une vérité désagréable.»

«Vous parlez de vérité désagréable! C’est le travail de toute une vie, son honneur et tout le tralala qui étaient en cause.»

Richard a explosé.

«Mais c’est un escroc! Il a spolié des gens qui avaient vécu l’enfer, il a…»

«Oui, c’est vrai. Mais maintenant, ce qu’il a fait il y a trente ou quarante ans n’a plus aucun sens, pour lui. Il veut préserver ce qu’il a aujourd’hui. C’est malade, mais c’est la logique de beaucoup de criminels lorsqu’ils sont sur le point d’être surpris.»

Nous nous sommes regardés en silence. Que dire de plus?

Cesco a pris congé, nous nous sommes remis au travail.

Maintenant que j’avais la liste de Perrier, je constatais qu’il s’était concentré sur les biens des Juifs qui s’étaient adressés à Albert Tissot. Le contenu de leurs lettres, leur provenance, permettaient de les identifier comme tels même s’ils ne le disaient pas. Et souvent ils le disaient.

J’aurais pratiquement pu dire quand Tissot avait changé de comptable. Quand il avait engagé quelqu’un que les scrupules ne devaient pas étouffer. À partir d’un moment qui devait coïncider avec son mariage (d’après Françoise May il avait épousé sa secrétaire, une femme précise et honnête si j’en croyais les comptes tels qu’ils étaient tant qu’elle les avait tenus), mon œil exercé décelait de ces petites irrégularités classiques dans les comptabilités où il y a quelque chose à cacher, et dont on se demande comment les gens les commettent encore, et encore, et encore – elles échappent peut-être à un regard distrait, mais ne tiennent pas à l’analyse, et il ne s’agit pas d’être doté d’une perspicacité surhumaine pour les découvrir.

«Rappelle-toi, ma chérie», la voix de mon père, avec son accent toscan, retentissait encore à mes oreilles, «qu’il n’y a pas cent mille manières de camoufler des opérations douteuses. De temps en temps quelqu’un en invente une nouvelle, mais ce n’est jamais qu’une variante habile de ce que nous avons déjà vu mille fois.»

N’empêche. Il s’agissait maintenant de trouver comment on avait passé de l’ouverture des comptes rondelets de 1937, dont le propriétaire n’avait jamais retiré un sou, à l’estampille «Décédé» sur des comptes vides vingt ans plus tard. Ma conviction était faite, mais il fallait sans doute une preuve solide pour confondre Albert Tissot. Et cette preuve solide, j’y tenais. Il me semblait devoir cela à l’Histoire.

Décidément, Machiavelli, paranoïa et folie des grandeurs – tu n’en manques pas une.

Tard dans la soirée, Sophie a fini par caler. C’était déjà miraculeux qu’elle ait tenu jusque-là sans un murmure du genre «je ne suis pas un saltimbanque, moi, le soir à cinq heures je rentre chez moi».

Lorsqu’elle est partie, j’ai également voulu renvoyer Richard.

«Et toi, tu fais quoi?»

«Je continue, je suis trop excitée pour aller me coucher. Mais tu vas manquer le der…»

«Arrête tout de suite ton char. Il n’est pas question que je parte. Et si Tissot découvre ton identité? S’il se pointe? Rien à faire. Je vais m’acheter un rasoir à la pharmacie de service, et je campe sur le pas de la porte.»

Je n’ai protesté que mollement; d’une part je préférais aussi que quelqu’un soit là (Rico était déjà reparti en reportage), et par ailleurs depuis la veille Richard abattait un boulot considérable. Il avait l’art du dépouillement: un coup d’œil lui suffisait pour savoir comment classer un papier. J’avoue avoir eu un peu de peine, mentalement, à faire la transition entre le malabar qui montait les métiers des forains, sirotait ses chopes dans les bars mal famés et vidait les trouble-fête du champ de foire, et cet intellectuel sobre et efficace, boucle dans l’oreille et tatouages compris. Il ne me restait qu’à taper sur les doigts de mes préjugés imbéciles et à me rendre à l’évidence: son cerveau était aussi bien musclé que ses biscotos.

Nous avons fait une courte pause pour aller, ensemble, chercher des pizzas et un rasoir.

«Pourquoi est-ce qu’on est si pressés?» a voulu savoir Richard.

«Parce que lundi l’inspecteur Léon rentre, et je veux absolument être sûre de mon affaire d’ici là. Je n’espérais pas retrouver tout ça, mais enfin, maintenant qu’on a à la fois les documents originaux et ce que Perrier en pensait, autant aller de l’avant tout de suite. Et puis ce cambriolage de l’Étude… Si Albert Tissot et son homme de main sont de nouveau actifs, autant se dépêcher.»

«Je vais devoir te quitter demain soir, lundi matin je travaille. Mais je ne crois pas que tous ces documents soient en sécurité ici.»

J’ai soupiré.

«Dans ce cas-là, je n’ai qu’une solution.»

J’ai empoigné le téléphone et me suis payé une tournée des boîtes de nuit par procuration. J’ai fini par dénicher Pierre-François.

«Mon cher Maître, quel plaisir de vous entendre», s’est-il exclamé de sa voix la plus stentorienne. «Que me vaut le plaisir?»

Il y en a, qu’on les tire d’une boîte de nuit à une heure du mat’, ça les étonnerait. Pas Pierre-François. C’est d’ailleurs aux petites heures que nous avons fait connaissance – et lorsque je pense que c’est par hasard… j’ai de la peine à mesurer ma chance. J’avais un problème à résoudre, et il dansait en travesti, Pierre-François adore ça, tout le monde le sait, mais personne n’a jamais fait l’erreur de ne pas le prendre au sérieux le lendemain matin (ou si certains sont tombés dans le panneau, on ne les y a pas repris). Il trouvait que j’avais l’air renfrogné, et pour me dérider il m’a donné une consultation au coin du bar aux alentours de l’aube. Depuis, nous ne nous quittons plus – professionnellement s’entend.

Bref, je lui ai demandé de passer au Rôtillon.

«Et si t’as pas trop bu, j’aimerais autant que ce soit avec ta voiture.»

«Je suis parfaitement à jeun. Shooté au jus d’orange, ça te va?»

«Merveilleux.»

«Bon, donne-moi vingt minutes, j’arrive.»

J’ai ensuite appelé Daniel Girot sur son cellulaire.

«Ah, Marie, tu m’attrapes par hasard. On est en pleine garde, ne me retiens pas.»

«Et alors?»

«Il y a une certaine agitation du côté de l’homme de maison. Le vieux boit des verres et donne des ordres. Malheureusement, n’étant pas le FBI, on n’a pas les moyens d’entendre ce qu’ils disent. Bon, j’y vais. Allez, ciao.»

Tout de même, j’ai été contente de voir se pointer Pierre-François, à qui j’ai commencé par tout raconter, y compris que Perrier et Richard, qui avait pris l’air penaud de circonstance, avaient caché la moitié des archives chez les Girot. Pierre-François étant la personne qu’il est, il a donné une grande tape dans le dos de Richard et il a hurlé de rire. Ça m’a soulagée, je craignais la scène.

«Et maintenant?»

«On a isolé les archives des clients qui nous paraissent être juifs. Il a peut-être été malhonnête avec d’autres clients, mais je ne suis pas là pour faire son procès. On pourra analyser sa comptabilité en détail et la passer au peigne fin plus tard, si ça intéresse quelqu’un. Si on allait mettre ce qui concerne les clients juifs dans ton coffre avant que le vieux Tissot ne me rattrape, je serais soulagée.»

«Eh bien les gars, allons-y, quoi.»

Nous avons tout mis dans des cabas en papier, sommes allés jusqu’à son étude (qui à vol d’oiseau est à deux cents mètres du Rôtillon), et avons tout rangé dans sa chambre forte.

«Dire que, lorsque j’ai racheté ce cabinet, j’ai trouvé que je jetais l’argent par les fenêtres, avec cette chambre forte. Mais elle faisait partie du tout, je l’ai gardée. Et depuis, je ne cesse de m’en servir.»

Ce qui m’a fait le plus plaisir, c’est que ni par rapport aux Girot, ni par rapport à moi, ni par rapport à sa chambre forte, Maître Clair n’a prononcé une seule fois le mot «recel».

Lorsque j’ai fini par lui en faire la remarque, il m’a fixée de ses grands yeux bistre.

«Marie, ou on accepte que pour remettre les pendules à l’heure il faille parfois renoncer à être strictement légaliste, ou alors on oublie les comptes vacants, les biens en déshérence, les spoliés, et pendant qu’on y est on pourrait oublier les camps de concentration, qu’est-ce que tu en dis?»

Qu’est-ce que je pouvais en dire? Je l’ai embrassé sur les deux joues.

Nous sommes convenus que Richard et moi viendrions reprendre nos documents le lendemain à midi.

«En attendant, venez donc boire un pot dans une boîte», a proposé l’incorrigible Pierre-François.

Nous sommes allés au Carlton, où dans une orgie de musique techno et de rayons bleus, rouges et jaunes nous avons renoncé à prononcer le moindre mot, on ne se serait pas entendus. Nous nous sommes contentés de nous défouler – chacun pour soi, dans une boîte comme celle-là, danser en couple cela ne se faisait pas – et d’avaler occasionnellement une gorgée de whisky.

J’ai beaucoup transpiré, cela m’a fait du bien. J’avais l’impression de me débarrasser d’Albert Tissot et de ses entourloupettes.

Lorsque nous sommes (enfin) allés nous coucher, il était quatre heures du matin.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

4 commentaires
1)
jibu
, le 04.01.2009 à 13:24

On peut connaître le nombre de chapitres svp.

2)
Anne Cuneo
, le 04.01.2009 à 15:11

On peut connaître le nombre de chapitres svp.

“On” peut: 12. Okazou avait demandé qu’on signale “à suivre” pour qu’on soit bien sûr qu’il y en avait encore. C’est pour quoi faire que “on” veut connaître le nombre de chapitres ;-) ?

3)
Saluki
, le 04.01.2009 à 16:44

Et au douzième “on” a le nom du gars face à St Marc.

Euh ¿? Hors sujet?

4)
jibu
, le 04.01.2009 à 20:36

Ben voilà, apparemment faut pas utiliser “on”… ces lettreux, je croirais entendre me femme… Par curiosité, voilà tout ! Merci pour la réponse