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D’Or et d’oublis, chapitre 7


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Chapitre précédent: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 VII

 

 

 

 

 

L e lendemain matin, j’étais à Genève avant neuf heures.

Le squat Rhino est tout en haut du boulevard des Philosophes, les trois maisons qui le forment donnent sur un croisement. Daniel Girot m’avait raconté que les squatters les avaient «prises» près de dix ans auparavant, et que leur grande chance avait été que ces locatifs du début du siècle, promis à la démolition, fussent encore habités par des familles dont le bail n’était pas échu. Les familles avaient résisté: pour les faire partir, la régie leur avait coupé l’eau, le chauffage, l’électricité même, je crois. Là-dessus les squatters étaient arrivés – étudiants, jeunes travailleurs, artistes. Beaucoup de bricoleurs parmi eux: résultat des courses l’électricité, le chauffage, l’eau, tout avait été rétabli en un tournemain, et les maisons avaient abrité des vagues successives d’étudiants désargentés, d’artistes à leurs débuts, et finalement même de jeunes professionnels genre Bertrand Perrier, débutants, encore célibataires et habitués à la vie relativement communautaire du squat.

La façade arborait un calicot qui proclamait fièrement: «Rhino, dix ans»; elle était aussi ornée, sous chacune des fenêtres, de photos – les visages, très agrandis, des habitants sans doute, parmi lesquels plusieurs enfants.

On entrait dans un couloir d’une propreté sans exagération, où s’alignaient quelques vélos. J’ai inspecté les boîtes à lettres. Sur chacune, un assortiment de noms, présents et passés probablement. Pâli sur l’une d’elles, on lisait encore, écrit à la main, «B. Perrier, 3e». Sur une autre, en caractères d’imprimerie, «R. Maret, 3e». Non seulement ils avaient habité le même immeuble, mais le même palier.

Depuis les étages, accueillante, une mélodie de saxophone tombait sur moi comme une pluie. Quelqu’un répétait «Night in Tunisia», fortement remis au goût du jour.

Je suis montée. Fermer les portes, cela ne se faisait pas vraiment, ai-je constaté. Presque partout elles n’étaient qu’entrebâillées. J’ai poussé discrètement, entrevu une étudiante à une table de dessin, un artisan du bois qui sculptait, un type plongé dans de gros bouquins. Je n’étais pas particulièrement silencieuse, mais personne n’a levé la tête à mon approche. La condition de la survie était probablement de ne pas se laisser distraire par les bruits ambiants.

Sur le palier du troisième je me suis arrêtée, j’hésitais entre les trois portes. Deux d’entre elles étaient fermées. Il n’y avait de nom sur aucune. J’ai fini par frapper à celle qui était entrebâillée; pas de réponse, je l’ai poussée.

Richard Maret sortait en sifflotant d’une chambre, visiblement il s’apprêtait à partir. Il s’est arrêté net, une expression de surprise sur le visage, le sourcil haut levé.

«J’ai frappé», ai-je dit en guise d’excuse. «Salut Richard.»

«Tiens, Marie! Je ne t’ai pas entendue. Qu’est-ce que tu fais là comme un fantôme surgi du néant?»

«Je te hante. C’est toi qui vis ici?»

«Oui, j’ai cet honneur.»

«Tu as un moment à me consacrer?»

«Ah, parce que c’est vraiment moi que tu es venue voir? J’allais faire deux-trois courses, mais ça peut attendre. Entre.»

Il m’a fait entrer dans la cuisine du squat. Comme partout dans la maison c’était propre, rangé sans être impeccable. On se sentait à son aise.

Richard a fait du café.

«Alors, tu as abandonné le judo?» ai-je demandé pour dire quelque chose. Je me souvenais que Richard m’avait dit, une fois, qu’il était ceinture noire.

«On n’abandonne pas le judo comme ça, il vous tient. Mais ce n’est plus ma préoccupation exclusive. Je me suis décidé à faire des études. Sciences économiques et informatique, comme prévu. Et beaucoup de judo, bien sûr.»

Une pause. Un regard amusé.

«Ce n’est pas pour me demander de mes nouvelles que tu es venue, tout de même?»

«Non, à franchement parler, ce n’est pas pour ça. C’est Lucie Girot qui m’a donné l’idée de passer te voir. Mon prédécesseur à l’étude d’avocats où je travaille a vécu ici, il y a même son nom, en bas. Bertrand Perrier. Les Girot pensaient… qu’est-ce qu’il y a?»

Le changement était spectaculaire. Richard était un type souriant, ouvert, un gentil hercule qui rappelait Rico en plus jeune. À l’instant où j’ai dit «Bertrand Perrier» son sourire s’est figé, son corps tout entier tendu, c’était comme si un rideau de fer était tombé entre nous. Il s’est levé, est allé chercher une bière dans le frigo qu’il a ouverte sans vraiment savoir ce qu’il faisait.

D’une voix faussement indifférente, il a articulé:

«Pourquoi me demandes-tu “ qu’est-ce qu’il y a? ”»

Ça m’énervait à la fin.

«Il suffit de dire Bertrand Perrier et tout le monde se contracte. Je demande ce qu’il y a.»

«Tu sais qu’il est mort, bien entendu.»

«Bien entendu, puisque je l’ai remplacé. Richard, tu es un copain.»

«Évidemment, Marie. Tu sais que tu peux compter sur moi.»

«Bon, alors dis-moi pourquoi des gens pensent que Bertrand a été assassiné, n’ayons pas peur des mots, et quel était le secret qu’il a découvert. Non que je n’aie aucun soupçon sur la nature de ce secret, remarque…»

Il a avalé tour à tour une gorgée de café et une de bière.

Sur un ton circonspect qui le rendait légèrement ridicule, il s’est enquis:

«Ce serait quoi, pour toi?»

Pauvre Richard. C’était certainement un excellent judoka, mais pas un bon comédien. Je me suis lancée et j’ai récité ma comptine.

«Le vieux Tissot a piqué le fric des Blumenstein, des Cohen et autres Dreifuss qui avaient bêtement eu confiance en lui. Il a fait fortune sur leur dos. Bertrand, le premier en quarante ans à avoir fouillé dans les archives, s’en est aperçu, il a fallu le faire taire.»

Il fallait voir avec quelle application Richard buvait sa bière et son café. Mais je dois dire qu’il n’a pas baissé les yeux, pas cherché à feinter. Il me jaugeait parce qu’il n’était pas sûr de pouvoir me faire confiance en dépit de ses protestations d’amitié. Il avait quelque chose d’important à dire, cela se voyait. Il fallait que je lui donne un coup de main. J’ai opté pour la thérapie de choc.

«Est-ce que tu penses que Bertrand a été assassiné, toi aussi?»

La réponse est venue avec difficulté, mais sans atermoiements.

«Oui, si tu veux le savoir.»

«Il doit y avoir une autre raison que de vagues soupçons étayés par rien.»

Encore un long silence, encore un regard appuyé, et enfin il s’est décidé.

«Il avait des preuves. Je crois qu’il est allé voir le vieux, qu’il lui a dit qu’il savait, et c’est là que…»

«Ces preuves, c’était quoi? Et elles sont où?»

Silence. Il a ouvert deux ou trois fois la bouche, mais rien n’est venu. Il était rouge tomate. Et tout à coup j’ai compris.

«Les archives!» J’ai sorti le papier de Perrier. «Les archives ne sont pas détruites. Elles sont ici! Squat. Ce papier le dit. Allez Richard, crache. Je t’en prie. On a un client qui est venu réclamer son dû et le vieux prétend ne jamais avoir entendu parler de lui.»

Il était horrifié.

«Quoi? Tu travailles pour ce vieux? Mais il est dangereux, Marie!»

Lorsque j’échafaude des théories sur de simples déductions, sans véritables preuves, et que tout à coup quelque chose (ou quelqu’un) d’extérieur vient les confirmer, cela m’impressionne toujours – c’est même physique, j’ai soudain la sensation que mon cœur est trop grand pour ma poitrine.

«Et c’est maintenant que tu le dis?»

C’est tout ce que j’ai réussi à sortir, sur le moment.

«Ouais, parce que tu penses qu’on m’aurait cru. Je n’avais aucune preuve. Et puis il fallait que je me tienne à carreau. Que personne ne pense à moi.»

«Mettons. Raconte-moi comment il se fait que tu sois mêlé à tout ça.»

Il nous a resservi du café, et il s’est lancé.

«Tu vois, à mon âge, je ne peux pas me faire entretenir par ma famille parce que la lubie me prend de faire des études. Pour gagner un peu de fric, je travaille chez les forains quand ils ont besoin de moi, et le reste du temps je fais des heures chez Fer-de-Lance, une boîte qui s’occupe de sécurité et, entre autres, de destruction d’archives. Nous avons une grande broyeuse, et nous faisons cela en toute confidentialité. Par hasard, c’est moi qui ai chargé les archives Tissot dans notre camion. Ça aurait pu être un autre de mes collègues.»

«Tu connaissais Bertrand Perrier, avant?»

«À peine. Il habitait l’appartement d’en face. On se voyait de loin. La promiscuité des squats, c’est un peu une légende, tu vois. Nous étions tous les deux très occupés et nos rapports se limitaient à des bonjours. On se tutoyait uniquement parce que ici tout le monde se tutoie. Bon, ce jour-là, en m’aidant à porter les cartons, il m’a glissé: “Si tu pouvais les entreposer quelque part avant destruction… Ils sont un peu trop pressés de s’en défaire, ici. ” J’étais prêt à le croire, il y avait là le bâtonnier, il te surveillait ça comme un trésor.»

«Bref, elles sont où, ces archives, maintenant?»

Richard a attrapé le papier par-dessus la table, l’a lu.

«1934 à 1948 ici, 1949 à 1960 dans le dépôt des Girot à Versoix.»

«Des Gi–rot?»

«Oui, des Girot, ils ne le savent pas. Il fallait bien que nous cachions ça quelque part. La mère de Bertrand n’avait pas de place dans sa cave, on était déjà là-bas, je n’avais pas envie de trimbaler ad aeternum une cargaison aussi dangereuse. Bref, je me suis dit… Où as-tu trouvé ce papier?»

«Dans un tiroir de ma table, qui a été celle de Bertrand Perrier. Sans les Blumenstein, je n’y aurais prêté aucune attention. Bon alors, ces archives, on va les voir?»

Nous sommes montés au grenier. Le jour où les promoteurs y mettraient la main, il y avait la place pour quatre appartements. C’était rempli par un fatras de valises, de cartons, de meubles, de chaises plus ou moins bancales, à travers lequel Richard s’est frayé un chemin d’un pas sûr. Il connaissait les itinéraires du lieu. J’ai suivi.

«Ce n’est peut-être pas apparent», a-t-il lancé par-dessus son épaule, «mais les archives sont là-­derrière.»

Il a montré un coin sombre, tout au fond. Nous y sommes arrivés, Richard a tiré quelques meubles, puis a sorti une clef de sa poche et a ouvert une armoire 1900 qui m’a fait penser à celle que décrit C. S. Lewis dans une série de livres qui avaient fait mes délices d’enfant. Ils portaient des titres merveilleux, genre «Le lion, la sorcière et l’armoire à glace», ou «Le monde enchanté de Narnia». Narnia était un pays imaginaire où l’on entrait par une armoire à glace comme on en trouvait autrefois dans les chambres à coucher. On l’ouvrait, on écartait les vêtements suspendus des adultes, et on constatait alors qu’elle n’avait pas de fond. On l’enjambait et on passait dans l’ailleurs. C’est exactement cela qu’avait fait Richard. Il avait enlevé le dos de cette armoire-ci, avait placé le meuble devant une niche, l’avait fixé tant bien que mal. Il avait suspendu plein d’habits dans l’armoire elle-même, dont il avait fermé la porte à clef.

Il a écarté les vêtements, et derrière on a vu apparaître, dans la niche, des boîtes de classement à l’ancienne, avec inscriptions à la plume, en ronde. Le monde enchanté de Déshérence. Ou d’Entourloupe, c’est selon.

J’étais baba.

«Malheureusement, il n’y avait pas assez de place pour tout mettre», a commenté Richard.

Je me suis approchée, j’ai lu au hasard un des dos.

«1941, 1er semestre, clients. Richard, c’est un miracle.»

«Un drôle de miracle. Mon voisin de palier l’a probablement payé de sa vie, et je ne sais pas si l’enjeu vaut une vie.»

«Oui, tu as raison. Excuse-moi. Où est-ce que je vais me planquer pour lire tout ça?»

Un silence.

«On les déménage discrètement», a fini par suggérer Richard, «et on les apporte à ton bureau, à Lausanne. À franchement parler, j’ai hâte d’en être débarrassé. Tant que Perrier était là, ça m’était égal. Mais depuis qu’il est mort, ces archives sont mon cauchemar.»

«Je me demande ce qu’en dirait Pierre-François. Complicité de vol, probablement. Ça peut coûter cher. Mais évidemment, si on trouvait la comptabilité… Tu n’es jamais allé fouiller dans ces archives toi-même?»

«Non. Mais le pauvre Bertrand y a passé des nuits entières.»

«Vous n’avez rien détruit? Tout est là?»

«Ici ou à Versoix».

J’ai poussé un soupir résigné.

«C’est irrésistible, évidemment. On va téléphoner à Sophie pour qu’elle nous aide. Mais je n’accepte qu’à condition que ce ne soit pas officiel. Je ne veux rien avoir affaire avec ces documents. Ils ne sont pas chez moi. Je ne sais pas si tu te rends compte, Richard, que ce que tu as fait est du vol pur et simple. Un crime.»

Il a ouvert la bouche pour protester, j’ai enchaîné.

«Remarque que ç’a beau être un crime, c’est d’autant plus passionnant.»

Il a ri, d’un rire pincé.

Il a refermé soigneusement l’armoire, nous sommes redescendus, il a refait du café.

«Tu ne peux pas savoir le poids que tu m’enlèves de l’estomac. Ces archives, j’y pensais sans arrêt. Tu as vu ce qu’on a fait à Meili. Je me disais que je risquais des années de prison. Et avec un peu de déveine, je subissais le sort de Bertrand.»

«Ah la là! Tous ces risques qu’on prend pour que le linge sale reste en famille. Pathétique. Ça commence par nous qui faisons les mystérieux, et ça finit par les mensonges d’État. Ouvrons les fenêtres, bon sang. De l’air!»

«En attendant d’aérer, qu’est-ce que tu proposes?»

«D’aller louer une camionnette et de transporter tout ça à Lausanne en passant par Versoix. Les Girot vont être contents. Recel.»

J’ai été prise d’un fou rire.

«Imagine-toi la tête de Pierre-François, leur avocat de neveu…»

On en a été pliés, tous les deux.

Sur le croisement il y a une cabine. J’y suis descendue – on n’est jamais trop prudent –, j’ai appelé Sophie.

«J’arrive avec un chargement que vous n’imaginez même pas, qu’on croyait perdu à jamais.»

Elle a compris au quart de tour.

«Non!»

«Oui. Faites en sorte que vers deux-trois heures cet après-midi la place de parc devant la maison soit libre, il faut qu’on décharge discrètement.»

«Comptez sur moi. Eh ben dites donc… Bravo, en tout cas.»

«Dites ça au général hasard.»

J’ai appelé une location de voitures et ai demandé la camionnette dont nous avions besoin. Coup de pot, ils avaient ce qu’il me fallait.

Je suis remontée chez Richard. Le saxophoniste répétait toujours, reprenant chaque (rare) fois qu’il faisait une fausse note. Maintenant, il interprétait – à sa façon, ce devait être quelqu’un qui avait entrepris une révision approfondie des classiques – Night Train, une mélodie que je connais par John Coltrane et que j’affectionne tout particulièrement.

«Je ne lâche ces paperasses qu’à une condition», a déclaré Richard.

«Et ce serait?»

«Je viens avec toi à Lausanne. Je veux être sûr qu’il ne t’arrive rien. J’ai déjà téléphoné à l’assistant, à l’Uni, pour qu’il m’excuse au séminaire de cet après-midi. Affaire de famille, que je lui ai dit.»

Ça m’a touchée.

Une heure après, une fourgonnette blanche était parquée discrètement dans la cour derrière la maison et, par la porte qui donnait sur cette cour, nous avons descendu les boîtes.

«Dépêchons», a dit Richard deux ou trois fois. «Je n’ai pas envie de donner des explications, et à midi il y a plein de gens qui rentrent déjeuner.»

Nous nous sommes dépêchés. Lorsqu’il s’est assis au volant, il était onze heures et demie. J’avais la sensation d’être là depuis trois jours.

À Versoix, j’ai repiqué un fou rire. Les Girot y avaient un grand dépôt, avec un atelier dans un coin, pour réparer leurs métiers. Il était fermé à double tour, mais cela n’a pas présenté de problème pour Richard. Avec une clef dont je ne suis pas persuadée qu’elle fût officielle, il a ouvert une petite porte latérale. Il n’y avait personne. Il a posé une échelle contre le mur, a grimpé sur une galerie pleine de bric-à-brac, a écarté les restes d’un carrousel et a ouvert une haute armoire murale. À cinq mètres, je voyais les boîtes de classement. Richard a empoigné les quatre premières, les a descendues, me les a passées. Je suis allée les poser près des autres, dans notre véhicule.

«Il ne s’agit pas de lambiner, j’aimerais autant ne pas rencontrer les Girot», a marmonné Richard au bout d’un moment.

«On a de la chance, ils prévoyaient d’arriver ce soir.»

Une heure plus tard nous redémarrions.

«Quand je pense que les Girot n’auront rien su, et qu’ils auront été receleurs pendant des mois, je meurs de rire. Mais puisque tout s’est bien passé, on ne va rien leur dire.»

Richard a haussé les épaules.

«Si j’avais été contraint de les mettre au courant, ils auraient compris mon problème, et je te jure qu’ils auraient caché ces documents quand même.»

J’étais de son avis.

«Daniel aurait insisté pour démasquer Tissot, tel que je le connais.»

Si Daniel Girot n’avait pas été forain, il aurait pu faire un excellent détective. Il avait un flair extraordinaire, et sous des allures chétives, il était d’une force redoutable. Pour pister quelqu’un, il n’avait pas son pareil. Il m’a aidée souvent, comme ça, pour le plaisir.

À deux heures comme prévu, nous arrivions au Rôtillon.

Une fois que nous avons tout déchargé, tout placé dans mon bureau, les années cinquante derrière, les années trente devant, il n’y avait pratiquement plus de place pour se retourner.

«J’aime autant que Léon ne soit pas là. Il est très légaliste, il aurait peut-être des objections sur nos méthodes.»

«En tout cas, s’il arrivait maintenant, on ne pourrait plus nier, on est noyés dans le butin du vol», a observé Sophie.

«Bon, avant de nous y coller, mettons-nous quelque chose sous la dent.»

Nous sommes allés au Couscous, le restaurant où je suis plus souvent que dans ma cuisine. Le vin y est exquis, le pain délicieux et la cuisine nord-africaine succulente. Je le fréquente avec une assiduité telle que parfois les gens, avant de descendre jusqu’au Rôtillon, passent voir si j’y suis. Nous arrivions un peu tard, mais on nous a tout de même servi un repas chaud.

Ensuite, nous nous sommes installés, tous les trois. Richard en face de moi de l’autre côté de mon bureau, Sophie et moi à notre place habituelle.

Nous avons procédé systématiquement, boîte par boîte.

Au début, les noms ne nous disaient rien. Le jeune Tissot avait conseillé ses clients pour des contrats, mis sur pied des documents pour des divorces, défendu un homme accusé de malversations, un infirmier qu’on rendait responsable de la mort d’un patient et ainsi de suite. De relativement petites affaires.

Le premier nom juif était apparu en 1935. Un docteur Hirschfeld avait écrit à Albert Tissot pour lui demander comment ouvrir un compte dans une banque genevoise. Il se recommandait d’un Simon Bassani, de Trieste, «qui a étudié avec vous», précisait-il.

Tout y était: on avait discuté les sommes, les modalités (un compte à numéro ouvert par Albert Tissot), on avait pris rendez-vous.

On parlait depuis longtemps des biens perdus des Juifs, et ce que je trouvais là était ce que je cherchais depuis des mois. Mais de tomber effectivement sur les documents qui allaient me mener pour la première fois à un compte dont je prévoyais qu’il serait en déshérence, mon cœur s’est, une fois encore ce jour-là, dilaté dans ma poitrine.

Je me suis penchée sur les registres. Là aussi, tout y était, jusqu’au moindre timbre. La comptabilité de l’Étude Albert Tissot avait été tenue par une personne consciencieuse. L’argent de Hirschfeld avait été encaissé, puis reversé.

Lorsque nous en sommes arrivés là, il faisait nuit noire. Nous avions perdu le sens de l’heure.

«Pourquoi ai-je déjà faim», a remarqué Richard, d’une voix pleine de reproche envers lui-même.

«Parce qu’il est huit heures», a rétorqué Sophie avec le bons sens qui la caractérise. «Je vais aller chercher des pizzas.»

Elle est montée jusqu’à la rue de Bourg chez Mario, le plus proche, et celui que nous préférions en la matière.

Pendant que nous mangions, nous avons échangé quelques impressions. Nous étions aussi soufflés les uns que les autres.

«Un avocat qui jette de telles archives à un tel moment…»

«Ou il est fou, ou il a vraiment quelque chose de grave à cacher. Je n’en crois pas mes yeux.»

Nous nous sommes remis au boulot avant même d’avoir fini.

Les pizzas étaient mangées depuis longtemps, et même oubliées, nous commencions à sentir la fatigue, lorsque enfin Richard a trouvé.

«Ici! Blumenstein!»

«Quoi? Montre!»

«15 mars 1937: Abraham Blumenstein a payé des honoraires. Voir décompte dans le dossier No18 A.»

Il m’a tendu la chemise, je la lui ai presque arrachée. Ici aussi, il y avait tout. Demande, réponse – la lettre amicale de Tissot à Blumenstein en cours d’expertise n’était rien, à côté.

Je me suis levée, suis allée prendre la boîte où se trouvait le dossier 18 A. Presque aussitôt, je suis tombée sur une épaisse chemise beige qui portait les mots «Abraham Blumenstein, Plovdiv». J’ai ouvert: le compte Blumenstein de 1936 à 1957.

«Il faut que je le compare à la comptabilité générale. Regardez. Certains de ces documents sont la copie conforme de ceux amenés par David.»

Je soulevais les feuilles une à une.

Procuration du compte Tissot au nom de Blumenstein. Extraits de compte. Le dernier, daté de 1957: en travers, en grosses lettres «Décédé». Sur la chemise, une main avait tracé au crayon: «voir aussi compta 1957.» Je me suis exécutée. Les autres avaient suspendu leurs activités, et me regardaient faire.

«Il y a de quoi faire condamner Albert Tissot trois fois», ai-je fini par constater.

C’est Sophie qui a explosé la première.

«Quel salaud! Il a fait détruire les archives, et puis il a tué le type qui les avait fouillées. Le seul qui avait compris…»

«Sauf que lui», a précisé Richard, «ce n’était pas Blumenstein qui lui avait mis la puce à l’oreille, c’était quelqu’un appelé Isaac Cohen. Il me l’a dit.»

Les larmes me sont montées aux yeux. Ce Perrier, tout de même. Il s’était senti en danger, j’en étais sûre, mais cela ne l’avait pas arrêté.

«À moi aussi, il l’a dit. Il m’a laissé le message d’outre-tombe. La première chose que j’ai trouvée dans son bureau en arrivant, c’est un dossier Cohen. Je l’ai même toujours. Avec juste deux lettres récentes, la demande des enfants Cohen et la réponse négative et de bonne foi de Maître Jean-Bernard Tissot. Mais la chemise était ancienne. Je comprends, maintenant.»

Nous nous regardions tous les trois, et je suis sûre que Richard et Sophie se sentaient aussi dépassés que moi. Il fallait dire tout ça à Maître Jean-Bernard Tissot. Comment allais-je m’y prendre?

Une chose à la fois, Marie, on verra ça plus tard.

«Allez, on repart à la recherche de Cohen. Bon alors, nous disions Isaac Cohen.»

Nous nous sommes remis au travail. Nous commencions à comprendre le système de classement, et cette fois nous avons trouvé beaucoup plus vite.

«Voilà. Cohen Isaac, 1936. Compte au nom de Tissot. Procuration. 180  000 francs. Une paille.»

En quelques instants, j’avais trouvé sa trace dans la comptabilité générale.

«Et voici les honoraires qu’il a payés. Il faut que je comprenne le tour de passe-passe par lequel cet argent est devenu couleur Tissot, je n’y suis pas encore. Après, on concoctera un moyen de “ retrouver ” les archives qui nous intéressent, “ tout à fait par hasard ”, dans un coin reculé.»

Sophie a balayé du regard l’impressionnante quantité de boîtes, de dossiers, de papiers de toutes sortes qui envahissaient le bureau.

«Tout ça c’est un gros travail, je ne sais pas si nous avons les moyens… Parce que Léon, qui vous a engagée en catimini, n’aura sûrement pas de quoi vous payer de vrais honoraires. Il y a du boulot pour des semaines, ici.»

«Ma chère Sophie, si j’arrive à prouver que Albert Tissot s’est approprié le capital des seuls Blumenstein et Cohen, il y a déjà assez d’argent pour me payer un mois d’honoraires sans priver personne. Et il y en a peut-être d’autres. Mettons que nous faisons quelque chose pour les propriétaires de fonds en déshérence. Si ça aboutit ils nous paient notre travail, et si ça n’aboutit pas, ça aura été notre petite contribution à l’histoire. On va passer un week-end du tonnerre, les gars. Et ne me faites surtout pas le coup de vous en aller. On reste ici.»

 

 

                                      (à suivre)

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

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