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D’Or et d’oublis, chapitre 3

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Chapitre précédent: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

III

 

 

 

L e lundi suivant, j’ai rencontré Maître Tissot en personne: un homme d’une cinquantaine d’années, l’œil et le cheveu châtains, une mèche qui lui tombait sur le front lui donnait une allure d’étudiant attardé. Il avait ces intonations typiques des Genevois cultivés, le sourire franc, l’élégance naturelle. Instinctivement, je l’ai trouvé sympathique. C’était un homme pressé, perpétuellement suroccupé, je ne crois pas qu’il ait pris le temps d’enregistrer que j’étais déjà venue la semaine précédente.

«Je vais vous confier l’affaire Rissier», m’a-t-il dit une fois les politesses épuisées. «Je vous expliquerai ce que veut le client, je vous ferai part de mon point de vue, et vous préparerez le dossier.»

À mon grand soulagement, l’affaire Rissier tournait autour d’un héritage contesté, compliqué par des opérations financières intriquées: j’étais presque dans mon domaine. Ce qui n’a pas diminué d’un iota la nécessité de relire le code, de potasser mes vieux manuels, de courir après la jurisprudence. Dans l’ensemble, le travail m’a intéressée et même, Pierre-François l’avait prévu, amusée.

Il n’y avait qu’un inconvénient: je ne dormais pas beaucoup. Le soir vers six heures, en arrivant à Lausanne, je me précipitais à l’agence Machiavelli. Sophie, en contradiction avec tous ses principes – pourtant stricts – sur les heures supplémentaires, m’y attendait. Elle me racontait sa journée, je lui racontais la mienne dans les moindres détails (y compris les bavardages les plus anodins); elle couchait tout sur papier – on ne savait jamais.

Chaque fois que je pouvais, je mettais mon nez dans les dossiers, notamment ceux auxquels Perrier avait eu affaire pendant le temps qu’il avait passé à l’étude. Autant que possible, je prenais des notes, qui finissaient dans l’ordinateur de Sophie.

Cesco avait remis le Macintosh de Perrier à neuf, il avait changé le disque dur, mais le temps lui a manqué pour bricoler le vieux disque, qu’il avait gardé avec la bénédiction de Maître Tissot et la promesse de le rapporter dès qu’il aurait trouvé comment contourner le mot de passe. J’étais moi-même tellement prise par la nouveauté de mon travail et la surcharge qu’il impliquait, que j’ai un peu oublié ce disque dur.

Au bout de quelques jours, j’ai appelé Jean-Marc Léon (chez lui, puisqu’il faisait des cachotteries à son patron), et je lui ai proposé une petite course matinale au bord du lac.

«Un plaideur extraordinaire, ce Maître Tissot, il est vraiment très bien. Une étude d’avocats de père en fils, c’est peut-être normal. On se passe le savoir-faire. J’ai beau me méfier de tout, ça m’étonnerait qu’il y ait quelque chose de louche là-dessous. Tout est ouvert, pendant la journée, tout le monde a accès à tout… Les autres avocats ne s’occupent que de leurs propres affaires: ils louent chacun leur étage, et les rapports entre eux se limitent à des bonjours.»

Je lui disais ça en courant, enfin façon de parler, en marchant vite, disons. Je peinais légèrement.

«Et ce Perrier?» s’est enquis Léon, qui avait l’air mieux entraîné que moi – évidemment, un policier.

«Justement, Perrier n’était que stagiaire, il n’avait même pas de clients à lui. Dans cette étude-là, les six premiers mois, on assiste Maître Tissot, et on s’occupe des archives. Mais ce n’est même pas ça. Comment vous dire? Maître Tissot est partout. Pas désagréable, mais enfin, c’est son étude, cela ne fait pas de doute. Si quelqu’un en voulait à cette étude-là, il s’en prendrait à Tissot, pas à un stagiaire.»

«À propos de stagiaire…»

«Je sais, vous allez me parler de mes deux compagnons de bureau: de petits gars bon chic bon genre, ils sont inoffensifs. Pas de problèmes de jalousie. Et ce ne sont pas des types qui feraient carrière en marchant sur des cadavres, je vous assure.»

«J’ai déjà vu des assassins qui avaient des allures de gentlemen.»

«Moi, je crois que s’il y a un assassin, il n’est pas dans cette étude. Vous ne croyez pas que votre instinct vous a trompé, pour une fois?»

Nous avons couru quelques instants en silence. Il a fini par exhaler beaucoup d’air et par dire:

«J’ai reçu le rapport des experts vaudois, maintenant. Des gens que je connais. Ils contredisent les Genevois du tout au tout. Pour eux, le gouvernail du planeur a été trafiqué à deux endroits. Ils parlent ­d’intervention malveillante. Et le parachute a été saboté, c’est clair. Je vous assure que Bertrand Perrier a été assassiné.»

«Mais les Genevois…»

«Pour eux, l’affaire est classée. Ils me l’ont dit une demi-douzaine de fois. Il y a forcément quelque chose de louche, ce n’est pas normal. Je me suis même demandé si quelqu’un n’était pas intervenu pour faire pression.»

«Mais qui?»

«C’est à vous que je le demande, Machiavelli.»

Ça m’a coupé le peu de souffle qui me restait.

«Bon, bon. J’y retourne.»

 

*

*   *

 

Je suis arrivée chez Maître Tissot en juillet. Je m’étais donné jusqu’à Noël. Je l’ai dit à Léon, qui ne me téléphonait presque plus. Je devais le décevoir.

Le procès Rissier s’était bien terminé pour le client de l’étude, et Maître Tissot s’était, le jour du jugement, répandu en compliments.

«Vous feriez un excellent avocat d’affaires», avait-il conclu, et j’avais eu comme un pincement de remords à l’idée que je mentais à un homme dont j’appréciais la compétence et qui me traitait avec générosité.

Dans l’ensemble, l’été était pluvieux, ce qui fait que je n’ai pas trop regretté d’avoir pratiquement dû sacrifier la plage. Rico et moi allions faire de longues balades le dimanche matin, mais il était aussi suroccupé que moi. Il était devenu un spécialiste du feuilleton de l’or nazi et des comptes vacants, et ses articles étaient très demandés. Résultat: même lorsqu’il n’en écrivait pas, il passait son temps plongé dans les archives, les rapports, les livres.

J’avoue qu’au moment des vacances d’automne j’avais, moi aussi, un peu oublié la raison pour laquelle j’avais entrepris ce travail. J’en étais venue à me dire que puisque stage il y avait, je pouvais bien le faire durer six mois, un temps honorable.

Ce qui fait que lorsque les choses se sont mises en branle, Perrier n’était depuis pas mal de temps plus au centre de mes préoccupations.

Un jour, Maître Tissot m’a demandé de passer le voir dans son bureau. Une nouvelle affaire, ai-je pensé.

«Maître Martin», m’a-t-il dit avec un petit sourire d’écolier pris en faute une fois que j’ai été installée en face de lui, «j’espère que ce que je vais vous demander ne va pas vous paraître par trop cavalier.»

«Mais… je suis à votre disposition, Maître. Si vous pensez que…»

«Je voudrais passer les vacances d'automne chez moi avec mes enfants, que je vois trop peu souvent. Ce n’est qu’une semaine…»

«C’est tout naturel. En quoi puis-je vous être utile?»

«J’ai confié à Golay l’affaire Desponds, il ira sans doute à Paris lundi. En principe pour deux jours, mais on ne sait jamais. Je voudrais vous confier mon remplacement. Vous gardez mon cellulaire, vous prenez les téléphones, vous ouvrez le courrier. S’il se passe quelque chose de gravissime qui ne puisse pas attendre trois ou quatre jours ouvrables, vous m’appelez, bien sûr. Mais dans la mesure du possible j’aimerais rester en famille. Là où j’ai des scrupules, c’est qu’il faut que vous veniez toute la semaine, et que vous fassiez de longues journées. Que je rétribuerai, bien entendu.»

«Je suis touchée par la confiance que vous me faites, Maître, et si vous pensez que je puis…»

«Vous êtes une personne débrouillarde et décidée, j’ai eu l’occasion de le constater. Je pense donc que vous pouvez. N’hésitez pas à venir vous installer dans ce bureau si cela peut vous faciliter les choses.»

En sortant, je n’avais qu’une idée. Pendant ces quelques jours j’allais pouvoir fouiller à loisir dans des dossiers qui m’étaient encore inconnus. Mais, soyons honnête, je n’ai eu aucun pressentiment.

J’avais bien remarqué, au fil des semaines, que Stéphanie était plus nerveuse que de raison. Et plus curieuse. Elle servait de réceptionniste et de téléphoniste aux quatre avocats de la maison, des dizaines de personnes passaient chaque jour devant elle, mais elle avait une façon étrange de s’intéresser particulièrement à moi, elle me suivait souvent du regard. J’avais tenté de lui poser des questions, mais elle s’était toujours retranchée derrière «son boulot».

Le hasard a voulu que ce soit justement pendant cette semaine-là que les Blumenstein arrivent à l’étude.

Remplacer Maître Tissot, même avec l’aide de Françoise May qui était un peu une seconde Sophie, ce n’était pas une sinécure. J’ai passé le lundi et le mardi à l’étude de huit heures du matin à huit heures du soir. Ma table (car je n’allais dans le bureau de Tissot que pour prendre des documents) était couverte de paperasses.

Je maudissais le téléphone chaque fois qu’il sonnait, et lorsque cela a, une fois de plus, été le cas le mercredi matin, je n’ai pas manqué d’injurier le sort. J’ai tendu la main sans lever la tête.

«Marie Ma… Martin?» J’avais failli me couper.

De sa voix la plus impersonnelle, Stéphanie a annoncé:

«J’ai ici Monsieur et Madame David Blumen­stein, qui voudraient parler personnellement à Maître Tissot. Je leur ai fait savoir qu’il était absent, mais ils insistent.»

«Vous êtes sûre que ça ne peut pas attendre le retour du patron?»

«Un instant.» Elle s’est adressée à ses interlocuteurs. «C’est Maître Martin qui remplace Maître Tissot cette semaine. Elle demande si vraiment cela ne peut pas attendre.»

«Nous devons repartir lundi matin, nous sommes ici avec un voyage organisé», a répondu une voix de femme. «Autant parler à Maître Martin. Nous avons demandé Maître Tissot parce que c’était l’avocat de notre famille, comprenez-vous.»

«Euh…» a fait Stéphanie dans l’écouteur.

«Bon, j’ai entendu. J’arrive, installez-les à la salle de conférences.»

Je suis sortie du bureau mon bloc-notes à la main, mais à la réflexion je suis revenue sur mes pas. Claude, le plus jeune des stagiaires, était plongé dans un gros manuel.

«Vous êtes très occupé, Claude?»

«Ça va, pourquoi?»

«Pourriez-vous aller voir si vous trouvez un dossier Blumenstein? Ce sont des clients de la maison, à ce qu’il paraît, et ils sont pressés.»

«J’y cours.»

Claude était toujours particulièrement serviable, et puis c’était à lui de s’occuper des archives.

David Blumenstein était un homme dans la cinquantaine. Il parlait un excellent français avec un fort accent que j’ai d’abord cru, dans mon inexpérience des accents slaves, être russe. Judith Blumenstein devait avoir mon âge, et elle était sans doute Française, ou alors elle avait une oreille particulière pour les langues étrangères. Ils étaient tous les deux habillés très modestement, et ils avaient ce quelque chose d’humble des gens qui vivent avec dignité dans des circonstances difficiles, probablement en comptant au plus près.

Nous nous sommes présentés, nous nous sommes installés.

Un silence.

Le côté impersonnel de la salle de conférences freinait les confidences. Je ne sais pas pourquoi on s’obstine à pourvoir ces locaux de tables ovales qui envahissent l’espace au lieu de les meubler de fauteuils et de tables basses – d’en faire des endroits aussi accueillants qu’un salon d’appartement. On s’y épancherait plus volontiers. En l’occurrence, les Blumenstein avaient de la peine à se lancer. Au bout d’un instant, ils se sont regardés. Lequel de nous va se jeter à l’eau, disait leur regard.

«Que puis-je pour vous, Madame, Monsieur?» ai-je dit sur un ton qui voulait rompre la glace.

Judith a ouvert la bouche, l’a refermée, a regardé David, qui a fini par entamer son récit avec un:

«Je suis sûr que je vais vous ennuyer, avec mes histoires.»

J’ai tenté de rendre mon sourire aussi amical que possible.

«Essayez toujours, on verra bien.»

J’ai ouvert mon calepin pour prendre des notes.

Judith a regardé David, elle lui passait la parole. Il s’est lancé.

«Je suis le cadet des trois fils d’Abraham Blumenstein. Ma famille vient de Bulgarie, où nous possédions, dans les années trente, un important commerce de mercerie. J’ai ici tous les documents…»

Il a ouvert une serviette de cuir brun qui devait dater d’avant-guerre et a sorti une liasse de papiers qu’il m’a passés. Vieux, cela se voyait au premier coup d’œil.

«Mon père», a poursuivi David, «a senti tôt que nous serions menacés, et dès avant la guerre il a envoyé sa première femme, la mère de mes deux frères, à Thessalonique, où elle avait de la famille.»

Judith a ouvert son sac à main et m’a passé des photos, d’âge vénérable, elles aussi: une famille comme tant d’autres, papa, maman, deux garçonnets. David me paraissait trop jeune pour être l’un d’eux. Les explications sont venues aussitôt.

«Voici mon père, sa première femme, et mes deux demi-frères.»

C’est là que je me suis dit: il veut que je retrouve son compte en banque. Mais je me suis contentée de la question rituelle.

«Et en quoi puis-je vous être utile?»

Judith Blumenstein a eu un sourire gêné.

«On ne sait jamais par quel bout prendre ces longues histoires, excusez-nous.»

Elle s’est lancée.

Cela remontait à 1942. La première femme d’Abraham Blumenstein était morte, et comme ils étaient séparés et qu’entre-temps Abraham vivait déjà avec la mère de David, il s’est remarié, d’autant plus qu’elle était enceinte. Ils allaient partir pour Thessalonique rejoindre les fils du premier lit, parce que David allait naître et aussi parce que les nazis et les lois anti-juives étaient à la porte. Mais à la dernière seconde, les choses ont mal tourné: la mère a réussi à monter dans un camion et à passer la frontière, Abraham père n’a pas eu cette chance, et il a fini à Auschwitz. Mais avant tout cela, il avait déposé de l’argent en Suisse.

«Quand?»

«Oh, dès avant la guerre», est intervenu David, «dans les familles juives aisées de notre région c’était une tradition: on déposait dans une banque suisse la dot des filles et une somme pour les fils. Vous comprenez, nos parents sortaient souvent de familles qui avaient été décimées par les pogroms. Ils prenaient des précautions. Mon père n’était pas différent des autres. Il plaçait une partie de son argent en Suisse. Par principe, pour ainsi dire.»

«Et de cet argent», a conclu Judith, «on ne retrouve plus trace. Pourtant, nous avions tous les documents, car par chance lorsque mon beau-père a été arrêté puis déporté, il venait de confier son baluchon à sa femme. Un baluchon plein de papiers. Malheureusement, ni elle ni David, son fils, n’ont pu s’en servir. Après la guerre ils sont rentrés en Bulgarie dans l’espoir de retrouver Abraham. Mon mari s’est ainsi retrouvé dans un pays de l’Est, pendant de nombreuses années il n’aurait pu en sortir qu’en s’exilant, et pendant longtemps il n’a pas voulu cela. Mais après 1989, il a eu l’occasion d’émigrer en France et, vu la situation, il l’a saisie. Nous nous sommes mariés, et maintenant nous vivons aux États-Unis. Cela fait cinq ans que nous frappons à la porte des banques. Personne n’a entendu parler d’Abraham Blumen­stein.»

«Vous n’avez pas pris un avocat?»

«Nous n’y avons d’abord pas pensé, et depuis que nous y pensons nous n’avons pas d’argent. Notre émigration aux États-Unis nous a coûté cher. Nous commençons tout juste à nous dire que nous pourrions participer à une “ class action ”.»

«Et comment se fait-il que vous veniez chez nous aujourd’hui?»

«Nous sommes à Genève pour quelques jours avec un voyage organisé, en vacances. Bien sûr, nous avons choisi Genève à cause des papiers, c’est pour cela que nous les avons emmenés, à tout hasard… Ce matin nous avons eu la curiosité de passer à l’adresse de l’avocat qui figure sur les documents. Nous faisions cela comme on va au musée. Nous pensions que ce Maître Tissot était mort depuis longtemps. Et voilà qu’à cette adresse il y a bel et bien un Maître Tissot. Ce n’est pas le même prénom, mais… nous n’avons pas résisté à la curiosité. Nous avons demandé à votre réceptionniste si c’était bien ici l’étude de Maître Albert Tissot, elle nous a dit: “ Autrefois. Maintenant, c’est son fils qui l’a reprise. ” Voilà pourquoi nous voulions lui parler. À tout hasard.»

«Écoutez, s’il y a un dossier, il doit être ancien. Un de mes collègues est en train de chercher. Je vous propose de revenir en fin d’après-midi. Permettez-vous que je prenne copie de vos papiers?»

«Bien sûr.»

Je suis allée faire un tour du côté de la photocopieuse, puis nous avons pris rendez-vous pour la fin de l’après-midi.

Une fois que je les ai raccompagnés jusque sur le pas de la porte, je suis revenue à la salle de conférences et j’ai parcouru ma copie du dossier. Sans entrer dans les détails, j’ai constaté que le commerce de mercerie d’Abraham Blumenstein avait dû être particulièrement prospère. En 1936, ayant appris au cours d’un de ses voyages ce qui arrivait aux Juifs en Allemagne, il avait déposé en Suisse non seulement «une somme pour ses fils», mais le gros de son argent: un demi-million de francs d’alors. Et il ne m’a pas fallu longtemps pour déduire du fatras d’un langage officiel ampoulé à souhait que cet argent n’avait pas dû être déposé à la banque même, mais chez Maître Albert Tissot qui avait dû ouvrir un compte en son nom dont Abraham Blumenstein avait la procuration. Si je ne me trompais pas, c’était normal que les banques aient dit ne jamais avoir entendu parler de lui. Si les Blumenstein avaient consulté un avocat, il aurait comme moi vu cela en une demi-heure.

Lorsque je suis revenue dans le bureau des stagiaires, Claude s’était replongé dans son gros livre.

«Alors, ce dossier Blumenstein?»

«Je n’ai rien trouvé.»

«Vous avez dû mal chercher.»

Il a mimé l’outrage.

«Chère collègue, je vous en prie… j’ai très bien cherché.»

J’ai hésité entre la colère et le rire, j’ai fini par rire.

«Claude, les Blumenstein que je viens de voir ont un dossier complet, et il est vraiment complet. C’étaient des clients de Maître Tissot père depuis les années trente. Ne me dites pas qu’il n’y a pas de dossier chez nous. Vous êtes sûr et certain que vous avez bien cherché?»

«J’ai cherché partout. Je vous assure… C’est vieux de soixante ans, Marie. Qui garderait des papiers pendant soixante ans? Des vieilleries?»

«On a confié un demi-million à l’Étude Tissot, mon cher Claude. Tant qu’on n’est pas venu le reprendre, le dossier est ouvert, ce n’est pas une “ vieillerie ”. Vous avez posé la question à Françoise May?»

«Oui. Elle ne voit pas. J’ai ensuite interrogé Stéphanie, qui m’a pour ainsi dire mangé le nez.»

«Comment, mangé le nez?»

«“ C’est maintenant, que vous vous préoccupez des archives? ”, qu’elle m’a dit. “ Vous n’auriez pas pu y penser plus tôt? ” De quoi je me mêle, franchement. Bon c’est tout?»

Je l’agaçais, c’était visible. Mais il a fini par faire un effort d’imagination.

«Un demi-million! Évidemment…»

«Qu’est-ce que ça signifie, “ Vous n’auriez pas pu y penser plus tôt ”, d’après vous?»

«Je me suis laissé dire qu’on a fait un grand nettoyage dans les archives juste avant que je n’arrive, quelques mois avant que vous n’arriviez vous-même, donc.»

«Qui?»

«Qui quoi?»

«Qui, Claude, a fait ce grand nettoyage?»

«Une entreprise, je crois. Supervisée par votre prédécesseur. Mais tout de même, ces gens, vous en êtes sûre? Leurs papiers sont vraiment authentiques? Pourquoi ne sont-ils pas venus avant?»

La question se posait, bien entendu.

«C’est une histoire qu’il va falloir vérifier, je suis d’accord. Mais elle fait sens. Les deux demi-frères adolescents ont été expédiés en Amérique. Mais ils n’avaient rien, et ils étaient trop jeunes. Ils ont fait une recherche à la fin de la guerre, mais ils n’avaient pas de papiers. Et puis le Mur de Berlin s’écroule, c’est la révolution de velours, ou comment appellent-ils ça en Bulgarie, et enfin ce demi-frère arrive. Ils ignoraient jusqu’à son existence, et il a tout, lui. Tout. Il y a même les billets des tramways genevois que le vieux Blumenstein a achetés à l’époque.»

Claude a eu un grand geste.

«Les faussaires, dans la mafia russe, c’est une industrie.»

J’ai haussé les épaules. Il avait raison.

«Je ne dis pas qu’il faut les croire sur parole, ni même sur papiers. Il faut vérifier. Mais nous, on a jeté nos archives, et vous avez l’air de trouver ça normal.»

«Moi je trouve normal qu’on fasse de la place. Ces gens n’ont qu’à aller voir la commission Bergier, ou la commission Volcker. Elles sont là pour ça, elles ont le pouvoir…»

«C’est ça. Ils répondront dans cinq ans. Peut-être bien que ça suffit pour rétablir l’honneur de la nation, encore que j’aie mes doutes. Mais pour Isaac Blumenstein, l’aîné des demi-frères, il faut agir maintenant. Il vit de clopinettes, il a soixante-quinze ans. On est dans la vie réelle, ici, pas dans les arguties diplomatiques. Je vais appeler Maître Tissot.»

Au bout du fil, le patron a été charmant. N’a pas voulu entendre parler de regrets de ma part.

«Si vous m’appelez, c’est que vous avez une bonne raison. Alors? Qu’est-ce qui se passe?

«C’est trop compliqué pour être expliqué au téléphone. Si vous voulez, je viens chez vous.»

«Vous me rendriez le plus grand service. Vous êtes en voiture?»

«Non. C’est nécessaire?»

«Plutôt. Demandez à Madame May de vous prêter la sienne et de vous expliquer le chemin, d’ici deux heures je suis à votre disposition. Venez pour le café.»

J’ai pensé que Françoise May rechignerait, mais pas du tout.

«Prenez, prenez. Cette voiture est là pour ça, elle ne m’appartient qu’à moitié. L’Étude paie depuis longtemps tous les frais. Elle est petite, et lorsqu’on est pressé elle est très facile à parquer.»

Je suis partie du côté de Nyon, dans une zone de villas relativement modestes et, après m’être perdue deux ou trois fois, j’ai fini par trouver.

Il faisait frais, le ciel était gris. Dans les vignes dont la région est couverte, on vendangeait encore les dernières grappes. Le millésime risquait d’être médiocre, l’été avait été particulièrement pourri.

Lorsque j’ai franchi la grille de la maison, Tissot descendait le chemin, accompagné d’une très jeune personne, sans doute sa fille. Ils étaient en blanc et tenaient des raquettes de tennis. Maître Tissot a agité la sienne.

«Beau timing,» m’a-t-il crié, «nous venons de terminer.»

Je me suis approchée, il a fait les présentations. La jeune fille se prénommait Véronique.

Ils sont partis se doucher. Pendant ce temps, Madame Tissot m’a offert le café, et on m’a présenté un garçonnet, Éric.

Lorsqu’il est revenu, nous sommes allés nous enfermer dans ce que Maître Tissot a appelé «son antre». Une paroi de livres, des fauteuils profonds en cuir noir, une cheminée, un bureau de style anglais. Ça m’a fait penser aux descriptions de l’étude d’Hemingway. Il manquait juste un lion empaillé et quelques vieilles carabines. Maître Tissot m’a fait asseoir.

«Bon, alors, racontez-moi tout.»

«Je suis désolée, que cela ne puisse pas attendre la semaine prochaine. Ces gens doivent rentrer aux États-Unis dans quelques jours. On était dans l’urgence, et je ne pouvais pas décider sans vous consulter.»

«Rien de grave, tout de même?»

J’ai raconté mon histoire. Maître Tissot a feuilleté le dossier, s’est penché sur l’un ou l’autre des papiers, a laissé percer une certaine surprise.

«Je ne comprends pas. Mon père m’a assuré que toutes ces affaires avaient été réglées. S’il n’y a plus d’archives, c’est que le cas est réglé.»

«Vous n’avez aucune archive antérieure à 1960. Comment pouvez-vous prouver quoi que ce soit à ces gens?»

Il s’est mordu la lèvre, a fixé un point devant lui, et pendant un instant il a été perdu dans ses pensées. Des pensées désagréables, à en juger par son expression. Il a fini par se secouer.

«Je me suis demandé si nous avions raison, il n’y a pas très longtemps, lorsque nous avons fait de la place. Mon père est venu lui-même…»

Son père était venu lui-même il n’y avait pas très longtemps…?

«Excusez-moi, Maître Tissot, mais… Votre père vit-il toujours?»

«Mais oui. Vif comme un jeune homme en dépit de ses quatre-vingt-treize ans.»

«Dans ce cas, on pourrait lui poser la question.»

«C’est évident, j’allais d’ailleurs le faire.»

Il a empoigné le téléphone.

«Allô, Michaud? Bonjour. Mon père est là? … Passez-le-moi, soyez aimable. … Bonjour, père. … Oui, ça va très bien. … Tout le monde va très bien. … Oui. Dis-moi, père, nous avons reçu la visite d’un David Blumenstein ce matin qui dit que son père a déposé de l’argent auprès de toi vers 1936-1937. … Non, ils ne l’ont jamais repris, Monsieur Blumenstein père est mort à Auschwitz. … Il dit que c’était un de tes amis. … Blu–men–stein. Abraham. Bulgare. … Oui, toutes sortes de papiers qui ont l’air en ordre. … D’accord. À tout à l’heure. Au revoir.»

Il a posé le téléphone en soupirant. Les rapports entre père et fils ne devaient pas être simples.

«Il ne voit pas, mais il veut examiner le dossier.»

J’ai essayé d’être diplomate.

«Votre père est tout de même très âgé…»

La réaction de Maître Tissot m’a confirmé qu’entre lui et son géniteur ce n’était pas le beau fixe. Cet homme d’habitude si doux et pondéré a répondu avec vivacité, presque agressivement.

«Mon père, Maître Martin, a quatre-vingt-treize ans, mais si vous sous-entendez qu’il pourrait être gâteux, détrompez-vous. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre que je mènerais l’étude à ma guise, et je n’ai eu le droit de la reprendre qu’il y a dix ans. Jusque-là j’étais l’avocat-conseil d’une grande entreprise, c’était la seule solution. Il a encore quelques clients aujourd’hui, et il plaide toujours. Venez, allons le voir.»

Nous avons pris congé de Madame Tissot et des enfants, et nous sommes partis dans la voiture de Françoise May.

 

 

                                      (à suivre)

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’Oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet


2 commentaires
1)
zit
, le 30.11.2008 à 15:01

MMMMM, il a l’air bien sympa, pépé Tissot…

z (marie ne va–t–elle pas se jeter dans la gueule du loup ? je répêêêêêêêêête : vivement dimaaaaaanche prochain !)

2)
Emix
, le 30.11.2008 à 15:29

C’est fou ce que le “net” est bêtifiant, c’est heureux que ce ne soit pas le cas pour ce qu’en fait Anne Cuneo ! Donc “à vous relire Anne, dimanche prochain !”

Photos DHP