Profitez des offres Memoirevive.ch!
D’Or et d’oublis, chapitre 2

 image

 

 

Chapitre précédent: Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 


II





Le bureau de Maître Tissot était dans le quartier des Bastions. Le petit immeuble, qui avait dû être une maison de maître en des temps immémoriaux où Genève n’arrivait pas jusque-là, et où le lieu était encore hors les murs, était occupé par quatre avocats, un par étage.

Dans ce qui avait été le hall d’entrée de l’ex-villa, avec volutes rococo au plafond et sol en marbre, recouvert en son centre d’un épais tapis presque blanc, il y avait un superbe bureau avec table en verre, et derrière le bureau une jeune femme aussi design que les meubles: blonde, les lèvres impeccablement carmin, une petite robe noire très courte avec une large ceinture qui lui prenait la taille et la faisait paraître encore plus mince. La transparence de la table laissait apercevoir des genoux parfaits, gainés de noir eux aussi, et des chaussures avec semelles plateau à talon très haut.

La jeune femme a levé les yeux de son ordinateur avec une nonchalance dont je jurerais qu’elle l’avait longuement répétée devant son miroir.

«Bonjour, Madame.»

«Bonjour. Je suis Marie Martin, la nouvelle avocate.»

Elle a haussé un impeccable sourcil.

«Une nouvelle avocate? Chez qui?»

«Chez Maître Tissot.»

«On ne vous a pas dit qu’il était absent jusqu’à lundi?»

«Si, mais j’ai cru comprendre… Maître Tissot m’a dit qu’il y avait énormément à faire…»

«Il s’est sûrement trompé. Je ne sais même pas s’ils vous ont préparé une table. Attendez, j’appelle Françoise May.»

«Françoise May?»

«La secrétaire de Maître Tissot… Allô, Madame May? J’ai ici Maître Marie Martin, une avocate qui est engagée chez vous, à ce qu’il paraît. … Oui, je le lui ai dit, mais… D’accord… Très bien.»

Elle s’est extraite d’une chaise aussi stylée que sa personne.

«Moi, c’est Stéphanie, la réceptionniste.»

Nous nous sommes serré la main, elle m’a con­duite jusqu’au pied de l’escalier.

«Vous montez jusqu’au palier, là, au premier, et vous frappez à la porte brune. D’accord?»

«D’accord, merci.»

Je suis montée. En haut de l’escalier, je me suis retournée, sans raison particulière. Stéphanie me fixait, et son regard m’a fait frémir: il était à la fois plein de tristesse et de haine. C’était bien moi qu’elle dévorait d’un œil féroce, mais je ne comprenais pas pourquoi. Nous ne nous connaissions pas.

Elle s’est vite replongée dans la contemplation d’un téléphone qui, manque de pot, ne sonnait pas.

Laisse tomber, Marie, tu ne vas pas commencer à te sentir persécutée.

J’ai frappé.

Françoise était une femme distinguée, la cinquantaine, vêtue d’un tailleur gris-bleu, les yeux bruns et le visage rieur. Sa poignée de main était ferme.

«Vous êtes Maître Martin, je parie? Françoise May.»

«Enchantée. On me dit que…»

«Vous vous êtes trompée, mais ça n’a pas d’importance. Le seul ennui, c’est que je n’ai pas débarrassé le bureau de Bertrand Perrier, votre prédécesseur.»

«Je peux le faire, moi, puisqu’il paraît que je suis en avance.»

Elle s’est illuminée.

«Vous savez que vous me rendriez un fier service. J’ai du boulot jusque par-dessus les yeux.»

«Pas de problème. Maintenant que je suis là…»

Françoise May m’a accompagnée dans une vaste pièce d’angle, meublée de trois bureaux. Elle m’a conduite à celui qui était près de la fenêtre. Le dessus de la table était presque vide. Françoise a commencé par débloquer le meuble avec une clé, puis elle a ouvert un ou deux tiroirs, et par-dessus son épaule j’ai aperçu quelques objets, pas mal de papiers pêle-mêle. Rien de bien terrible.

«Triez les papiers. Lorsque vous n’êtes pas sûre demandez aux deux autres stagiaires, d’ici là ils seront sans doute revenus du tribunal, ou alors venez me voir.»

Elle est partie comme une fusée, toute contente de s’être débarrassée d’un pensum. Et en plus j’étais seule. Extraordinaire.

Il y avait trois tiroirs. Les deux du haut étaient plats; le troisième était profond, il contenait des dossiers suspendus, pas trop nombreux, et pas trop pleins.

J’ai commencé par trier les papiers qui étaient dans les tiroirs du haut. Factures, rendez-vous de dentiste, articles découpés dans les journaux, copies de lettres, au bout de deux bonnes heures j’avais tiré une conclusion qui m’a paru, sur l’instant, sans grande portée. Bertrand Perrier, le mort, s’était intéressé aux biens juifs en déshérence. Tous les articles qu’il avait découpés parlaient de cela. Mais dans son bureau, je n’ai pas trouvé de documents qui auraient pu me faire penser qu’il suivait une affaire de ce genre. Un des dossiers suspendus s’appelait bien Cohen. Mais il était vide, si l’on exceptait une chemise brune visiblement très ancienne, sur laquelle était tracé à l’encre, d’une calligraphie ronde d’un autre âge, le nom de Cohen. Dans la chemise, un petit autocollant sur lequel étaient griffonnés, au crayon, les mots «Photocopies AT» ou «AF». Je n’ai même pas sorti la chemise du tiroir, je me suis dit qu’elle pourrait resservir pour autre chose. À midi, j’avais vidé les deux tiroirs plats, j’avais parcouru les trois quarts des dossiers suspendus, j’avais fait un petit tas de documents officiels à classer, j’avais éliminé des papiers qui me paraissaient futiles – prospectus, copies de copies, tickets de bus, billets de train, sachets vides. Sur une impulsion, je n’ai pas jeté les coupures de journaux, je les ai enfilées dans un des dossiers suspendus. J’ai aussi essayé d’ouvrir l’ordinateur, mais il y avait un mot de passe.

Sur le bureau, j’ai rassemblé quelques objets qui avaient dû appartenir à Perrier.

Françoise May étant partie sans me prévenir, je suis descendue jusque chez la belle Stéphanie. Elle était en discussion avec une femme qu’elle m’a présentée comme Josette Remy, la secrétaire de l’avocat du deuxième, Maître Wendt.

«Qu’est-ce que je fais des affaires personnelles du stagiaire précédent?» ai-je demandé, «On lui envoie un paquet?»

«Ce serait difficile. Il est mort.»

Elle a dit ça comme elle aurait constaté qu’il était allé boire un verre d’eau.

«Mort? Comment? C’est triste…»

«Oui, c’est triste. Un jeune homme si sympathique. C’était un fou de planeur, il a eu un accident.»

«C’est pour ça…»

Le corps de Stéphanie a eu comme un sursaut, mais son visage n’a pas bronché, sa voix pas tremblé.

«Pour ça quoi?»

Encore une fois, j’ai eu une vague impression d’hostilité, mais encore une fois je l’ai évacuée.

«J’ai posé ma candidature, et on m’a d’abord refusée, mais tout à coup on m’a écrit que je pouvais commencer aujourd'hui. Enfin, lundi. Mais on m’a dit aujourd’hui.»

Stéphanie s’est détendue aussi inexplicablement qu’elle s’était crispée.

«J’imagine que c’est pour ça. Maintenant, si vous permettez, je me remets au boulot.»

Josette Remy, qui suivait la scène avec ce qui m’a paru être un sourire entendu, s’est éloignée sans un mot en direction de l’ascenseur.

Stéphanie a tourné les talons, s’est rassise à sa table et s’est mise à ranger des objets déjà parfaitement à leur place en fixant un téléphone qui avait ma foi l’art de ne pas sonner au bon moment. Tu parles d’un boulot.

Dans le courant de l’après-midi, et avant que je n’aie eu le temps de finir de lire ce qu’il y avait dans les dossiers suspendus, les deux autres stagiaires sont revenus du tribunal. L’un avait la trentaine, l’autre devait tout juste sortir de la fac.

«Bonjour. Je suis Marie Martin. La nouvelle.»

«Paul Golay, homme à tout faire», a dit le plus âgé.

«Claude Dubois. De même», a renchéri l’autre.

On s’est inspectés mutuellement pendant trois bonnes secondes.

«Vous n’êtes pas aussi casse-cou que feu votre collègue, j’espère?» ai-je lancé juste pour voir.

Ils ont échangé un regard, plutôt tristement amusé qu’alarmé, puis Golay s’est enquis:

«Comment entendez-vous cela, chère collè­gue?»

«On m’a dit qu’il était mort d’un accident de planeur.»

«Oui, le pauvre.»

Un petit silence, puis Claude a souri.

«Ne vous en faites pas. Nous, notre sport le plus osé, ce sont les fléchettes.»

Et il a tendu le doigt vers une cible installée entre les deux fenêtres.

Nous avons ri tous les trois, ça a évacué la gêne.

«Les sports aériens ne vous intéressent pas?»

«Non, c’était l’apanage de notre regretté collègue et ami. Et vous voyez, ça ne lui a pas réussi.»

Je leur ai demandé s’ils connaissaient le mot de passe pour entrer dans l’ordinateur du défunt.

«Malheureusement pas, je peux seulement vous dire qu’il était long, sept ou huit signes.»

«Vous n’êtes pas en réseau?»

«Non. Juste pour les imprimantes.»

«Et si je veux passer un dossier électronique au patron?»

«Vous le lui apportez sur une disquette, ou vous lui envoyez un courrier par Internet.»

Peu pratique, mais je n’étais pas là pour leur apprendre l’informatique, je n’ai rien ajouté. Comme ils n’étaient pas en réseau, il n’y avait pas de «superuser», comme ils disent dans le jargon, un responsable de réseau ayant accès aux mots de passe, et par conséquent pas moyen d’entrer chez Perrier. C’est fou ce que ça pouvait m’embêter. Mine de rien, j’ai allongé la main vers la corbeille à papier, j’en ai sorti tout ce que j’avais éliminé à la recherche d’un indice, d’un mot griffonné… Rien. Mais on ne savait jamais. J’ai tout mis dans une grande enveloppe. Autant garder cette paperasse, à la réflexion.

J’ai appelé Françoise.

«Perrier vous a-t-il dit quel était le mot de passe pour son ordinateur?»

«Non, justement. Il faut que j’appelle quelqu’un pour le débloquer, mais je ne sais trop qui.»

«Si vous voulez, j’ai un cousin qui…»

«Très bien. Faites-le venir, mais ne lui promettez pas une trop grosse somme.»

«Ils ont un tarif horaire, tous plus ou moins le même.»

J’ai appelé Cesco, le «cousin». Ofelia, sa mère, est la cousine de mon père venue d’Italie pour s’occuper de moi après la mort de ma mère. À l’époque, elle avait quinze ans, et mon père l’avait plutôt engagée comme jeune fille au pair qu’autre chose. Je l’avais adorée dès le premier jour. Il n’était pas question que je lui obéisse. Je buvais ses paroles et suivais religieusement ses conseils. La seule fois où je ne l’ai pas écoutée, c’est lors de mon mariage précoce, et il avait mal tourné. C’est tout dire.

À vingt ans, elle avait épousé Laurent Biollet, un Lausannois. Elle avait continué à venir quotidiennement travailler chez nous, même après la naissance de mon petit cousin Cesco, qui était pour moi comme un frère. À seize ans, il avait découvert les ordinateurs et depuis, il n’avait vécu que pour cela. C’est un expert, et nous sommes si nombreux à avoir recours à lui qu’il travaille la plupart du temps jour et nuit. Il adore ça. Son répondeur m’a suggéré de l’atteindre sur son cellulaire. Je l’ai atteint.

«Il faut que je te voie, Cesco, je vais avoir besoin de toi.»

«Ce sera pour demain, je suis chez un client à Genève…»

Connaissant Cesco et son emploi du temps, il fallait saisir l’occasion au bond.

«Ah, mais c’est à Genève que j’ai besoin de toi. Tu en as encore pour longtemps?»

«Non, j’ai fini. D’ici une demi-heure je suis libre.»

«Bon, alors, tu viens. Et tu demandes Marie Martin.»

Il n’a même pas voulu savoir pourquoi. Je lui ai donné l’adresse. Lorsqu’il est arrivé il était près de cinq heures, les bureaux des quatre avocats se vidaient à rythme accéléré, et mes deux collègues s’en étaient déjà allés, à mon grand soulagement.

Cesco Biollet n’a pas que le prénom de toscan. En le voyant Michel-Ange aurait eu le coup de foudre, c’est sûr. Il est très noiraud, grand et athlétique, avec d’étranges yeux, si clairs qu’ils en sont transparents, le sourire chronique, et lorsque Stéphanie l’a vu elle a (enfin) laissé percer une certaine émotion. J’avais ouvert la porte pour guetter l’arrivée de Cesco, et je l’ai entendue bafouiller. Il faut dire qu’il y a de quoi.

«Salut Marie! Alors cette bête…» a-t-il dit en montant l’escalier quatre à quatre.

Il a examiné l’ordinateur (un Macintosh) sous toutes les coutures, a essayé de le mettre en marche.

«Deux solutions», a-t-il fini par dire. «Ou je change le disque dur et tu peux l’utiliser, ou je bricole jusqu’à ce que je trouve comment contourner le mot de passe.»

«Je te propose de changer le disque dur, puis, une fois que tu seras tranquillement chez toi, de bricoler jusqu’à ce que tu trouves. Le contenu de ce disque pourrait être très utile. Tu rentres à Lausanne en voiture?»

«Parfaitement.»

«Alors je te suggère de sortir le disque maintenant, de revenir demain en mettre un autre, et de bricoler à loisir. Je t’expliquerai en route.»

«Vos désirs sont des ordres, chef. Mais je vais faire mieux que ça. J’emmène l’ordinateur.»

Et en deux temps trois mouvements, sans jamais cesser de sourire, il a tout débranché.

«Tu le ramènes demain?»

«Plutôt lundi ou mardi, il faut le temps de trouver le disque ad hoc, je ne suis pas sûr d’en avoir en stock.»

Je suis allée en référer à Françoise. Elle était si occupée que toute solution susceptible de lui enlever un souci était parfaite. Elle nous a congédiés avec un sourire.

«Si Maître Tissot n’est pas là, et que je n’ai même pas d’ordinateur, je ne viens pas demain, cette fois j’attends lundi», lui ai-je dit. «Le bureau est débarrassé, il ne reste que les objets personnels de Perrier.»

«Il faudra qu’on les envoie à sa mère. Qu’en avez-vous fait?»

«Pour l’instant ils sont dans un carton à chaussures, tout au fond de mon tiroir, derrière les classeurs suspendus, qui sont pratiquement vides.»

«Parfait. Je vous donnerai l’adresse la semaine prochaine. N’oubliez pas de refermer votre table à clef en partant, Maître Tissot tient à un minimum de sécurité.»

Elle est retournée à ses affaires sans plus de cérémonie.

Dans la voiture, j’ai expliqué la situation à Cesco. Ce n’était pas la première fois qu’il m’aidait à arracher les secrets d’un ordinateur. Je pourrais même raconter une expédition nocturne qui… Mais ça c’est vraiment une autre histoire.

«Je ne sais pas ce que Perrier a confié à son disque», ai-je conclu, «je trouve en tout cas que c’est un élément à ne pas négliger.»

«OK, petite sœur, je ferai de mon mieux. Je t’appelle si j’ai du nouveau avant lundi.»

Cesco est mon cadet d’une bonne dizaine d’années, mais comme il me dépasse de plus d’une tête, il s’est mis, dès son adolescence, à m’appeler petite sœur. J’aime assez.

Le lendemain, vendredi, je suis arrivée à l’agence Machiavelli à neuf heures cinq, au grand étonnement de Sophie qui avait tout juste ôté son pardessus, et qui pour une fois a été privée du plaisir de me sermonner parce que je serais arrivée en retard.

Mon bureau est installé dans une ruine célèbre, le quartier du Rôtillon. Dans la maison il n’y a que des artisans, céramistes, potiers, une tisserande, un photographe. Et Rico, mon compagnon, qui a son bureau juste au-dessous du mien. C’est lorsqu’il a emménagé que nous nous sommes rencontrés.

Le quartier est un des plus intéressants de Lausanne. Il a été très populaire, accroché à la pente derrière la colline de Bourg comme la misère ­s’accroche au dos des riches. C’est un des derniers exemples de ce qu’était le Lausanne des petites gens. Il y a une trentaine d’années, on a commencé à se dire qu’on allait l’assainir.

Depuis lors, la bataille de la spéculation immobilière fait rage autour de ce pâté de maisons que l’on a laissé devenir vétuste. Presque plus personne n’y habite, notre maison est une des rares où il se passe encore quelque chose. Nous sommes d’ailleurs tous des expulsés en sursis.

Deux de nos fenêtres donnent sur la ruelle, les deux autres sur la rue Centrale, c’est l’artère qui coupe le cœur de la ville en deux. Bordée de magasins des deux côtés, elle a tout de l’autoroute. Quatre pistes et passage obligé pour aller de pas mal de lieux à pas mal d’autres lieux. Je me surprends régulièrement à rêver de la beauté que devait déployer ce vallon à l’époque où une rivière y coulait paisiblement et où les oiseaux y gazouillaient, je parle du temps lointain avant qu’on ne la recouvre pour faire la rue Centrale par-dessus, transformant ainsi une verte colline en désert de macadam. On m’a bien expliqué que je ne suis pas réaliste, qu’en ce temps-là l’humidité rendait la zone insalubre. J’accepte, mais je suis certaine que pour assainir, il y avait d’autres solutions que la rue Centrale.

«Alors?» s’est enquise Sophie pendant que nous buvions notre thé.

J’ai raconté.

«J’ai profité de ce que nous emmenions l’ordinateur pour prendre tous les papiers qui n’étaient pas des copies de lettres», ai-je dit en guise de conclusion. «De celles que j’ai laissées, j’ai relevé le contenu à tout hasard, mais enfin il faut sans doute attendre pour se prononcer.»

J’ai sorti mon calepin de mon sac.

«J’ai fait tout ça à la main, puisque je n’avais pas d’ordinateur.»

«Donnez.»

Elle s’est assise devant son clavier et a entrepris de mettre mes notes au net. J’écris comme un cochon, mais Sophie interprète infailliblement le plus confus de mes gribouillis. Je voudrais pouvoir me vanter d’en faire autant avec ses notes à elle, mais c’est impossible: elle a une écriture claire et précise, où rien ne prête jamais à confusion.

Pendant ce temps, j’ai parcouru une fois encore les paperasses que j’avais, la veille, d’abord jetées puis récupérées.

Rien.

En fin de journée, nous avons épluché la longue liste d’objets, de papiers, de lettres classées et non classées que j’avais trouvés. Sophie a résumé.

«Il n’y a qu’un nom qui revienne deux fois. Ce Cohen. Vous avez trouvé une chemise dans les classements suspendus, et vous avez donné une lettre à classer adressée à un Monsieur Stéphane Cohen. Vos notes disent: “ Menace nazie… Votre père… Ne peut s’agir que d’une erreur… Nous regrettons… Pas trouvé de trace… ”»

«Et alors? Vous croyez que ça a un sens?» Je ne lui ai pas laissé le temps de répondre. «Pourquoi pas, après tout. Remarquez que tout le monde est aux prises avec les fonds en déshérence, ces temps-ci.»

Nous étions en pleine «affaire Meili», les journaux, les radios, les TV en débordaient de tous côtés. La Suisse était en proie à un véritable cyclone politico-financier, à une crise d’identité sans précédent. L’ouverture des archives de guerre américaines en 1996 avait rapidement révélé que les Suisses avaient été, comme disaient certains, «les fidèles banquiers d’Hitler», mais de très mauvais banquiers pour ses victimes. Et du coup, les survivants de l’Holocauste et autres persécutés d’alors avaient repris courage et étaient revenus à la charge pour tenter de récupérer les comptes dits en déshérence dont ils pensaient que leurs parents les avaient ouverts en Suisse avant la Seconde Guerre mondiale et dont les banques affir­maient depuis cinquante ans ne rien savoir. Sous la pression de l’opinion internationale, elles avaient fini par retrouver quelques dizaines de millions par-ci, quelques dizaines de millions par-là, qualifiés par elles de «peanuts», de clopinettes. Les survivants qui se serraient la ceinture depuis un demi-siècle avaient apprécié.

Finalement, un certain nombre de survivants ou d’héritiers ont perdu patience et ont confié leur affaire à quelques avocats américains, qui ont porté plainte en leur nom collectif (là-bas, on appelle ça une «class action») et qui demandaient maintenant aux banques vingt milliards de restitution.

C’est dans ce contexte qu’a surgi Christoph Meili, employé par une société de gardiennage pour patrouiller, la nuit, au siège central d’une des grandes banques zurichoises. Une nuit, il avait découvert au hasard de ses déambulations des containers pleins de vieux papiers sur le point de passer à la broyeuse, et il avait constaté que c’étaient des documents datant des années trente. Il s’est avéré par la suite qu’ils concernaient l’achat par la banque d’immeubles de Berlin ayant appartenu à des Juifs et «aryennisés» (en termes clairs volés) par les nazis. Stupéfait (cela faisait quelques semaines à peine que les banques avaient reçu interdiction de détruire quoi que ce fût concernant leurs transactions d’avant-guerre avec l’Allemagne), Meili avait sauvé une partie des documents, les avait confiés à la communauté israélite de Zurich, qui à son tour les avait apportés au procureur public. Résultat des courses: ce n’est pas la banque que le procureur a inculpée. C’est Christoph Meili lui-même, pour vol et violation du secret bancaire. Et beaucoup de Suisses ne lui ont pas été reconnaissants d’avoir souligné une fois de plus où étaient les vrais responsables de la tempête: le pauvre Meili a été menacé de mort, sa famille a été insultée, harcelée nuit et jour, Meili a perdu son travail et plus personne n’a voulu l’engager. Il a fallu qu’il aille avec femme et enfants se réfugier aux États-Unis, où on l’avait accueilli en héros.

Bref, qu’on trouve chez un avocat genevois une lettre en réponse à l’héritier d’une victime de l’Holocauste n’avait rien d’extraordinaire. Au crayon, Perrier (il avait eu l’habitude de crayonner un ou deux mots sur les documents qu’il gardait) avait griffonné: «Classé le 28.11. “Pas d’archives”.» Un instant, les guillemets m’ont intriguée, mais j’ai vite oublié.

Il fallait que je prenne patience. Peut-être qu’un de ces noms, qu’un de ces documents finirait par prendre un sens.

Avant de rentrer chez moi, j’ai voulu raconter mon premier jour à Pierre-François. Je l’ai cherché dans les lieux habituels où il aurait pu être à cette heure-là, et de coup de fil en coup de fil j’ai fini par le trouver à Ouchy, chez son oncle le forain. Il m’a fait dire qu’il était à la caisse des autos tamponneuses, et que si je voulais descendre il se ferait un plaisir de m’accueillir. Je me suis empressée. Je n’avais pas du tout envie de rentrer chez moi alors que Rico était absent. J’avais besoin de parler à quelqu’un, mais il était inutile d’aborder Léon sans résultat concret.

Je suis descendue au bord du lac, Pierre-François a confié la caisse à une de ses parentes et nous avons fait un tour en auto tamponneuse pendant que je lui racontais mon affaire. C’est l’endroit le plus sûr pour que personne n’entende rien de nos conversations, nous nous en servons souvent.

À la fin de mon récit, il m’a fait la leçon.

«Comme on ne sait pas où on va, n’emporte jamais un papier officiel, qu’on ne puisse pas t’accuser d’avoir violé le secret de fonction. Et lorsque Cesco aura débloqué le disque dur, qu’il le ramène à Maître Tissot personnellement, sans parler de copie. Il faut être très prudents.»

Nous avons tourné un instant dans un silence rempli par les pulsations et les fortes paroles de Sens Unik, que Daniel Girot avait imposées sur certains de ses métiers après une dure altercation avec son père:

«Faut se surmener,

se dominer,

Ne pas se laisser tenter

Dans l’Helvetik Park.

Je pense au soleil de mon pays,

mais c’est ici que je vis,

dans l’Helvetik Park.»

«Pendant quelques semaines», a enfin dit Pierre-François, «je te conseille de travailler sans chercher; fais ton job. Si quelque chose doit en sortir, tu verras que ça ne va pas manquer de te sauter aux yeux.»

«À ce propos, j’ai mille questions à te poser. J’ai l’impression d’avoir tout oublié de mes études de droit, et j’ai peur que Tissot ne s’en aperçoive.»

«Si tu m’attends, mon oncle revient dans une demi-heure, il me remplace, on monte en ville, je t’offre l’apéro et le souper, et tu pourras me pomper tant que tu voudras. D’accord?»

Évidemment.

En l’attendant, je suis allée faire un tour sur la grande roue. C’était un beau soir d’été, le soleil venait de se coucher, le lac était gris-bleu, la montagne violette, le ciel pourpre, orange et rose, ici et là une voile blanche semblait glisser sur l’eau, et la première étoile clignotait dans un ciel lisse.

À vous faire oublier tous les malheurs du monde.

 

                                      (à suivre)

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«D’Or et d’Oublis» a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet


2 commentaires
1)
zit
, le 23.11.2008 à 09:09

J’ai l’impression que ça ne sent pas que la violette, cette nouvelle affaire…

z (vivement dimaaanche prochain, je répêêêêêêêête : en attendant, je retourne aux aventures de ce pauvre Francis…)

2)
Saluki
, le 23.11.2008 à 17:52

C’t histoire de planeur, ça vole bas…