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D’Or et d’oublis, chapitre 1

 

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Vouloir oublier,

c’est se choisir complice.

 

Élie Wiesel

 

I

 

 

 

«Marie? La personne à laquelle j’aurais dû penser tout de suite. Heureusement que je vous rencontre.»

J’ai ralenti et me suis retournée. Rien ne m’énerve autant que d’être interrompue pendant mon jogging matinal. À mon grand étonnement je me suis trouvée face à l’inspecteur Jean-Marc Léon, de la Police judiciaire, la «Secrète» comme disent encore parfois les romantiques. Je dis à mon grand étonnement parce que le chemin au bord du Léman, à Vidy, où je prends mon exercice aussi régulièrement que possible, est toujours fréquenté, entre six et huit le matin, plus ou moins par les mêmes personnes. On ne connaît le plus souvent aucun nom, mais une certaine familiarité s’établit entre habitués, et on finit par se sourire, ou par se faire un petit signe en se croisant ou en se dépassant. Jamais au grand jamais je n’avais rencontré Jean-Marc Léon au bord de l’eau. Et voilà que contrairement à toutes les règles tacites du joggeur il m’adressait la parole, interrompait ma course, et qui plus est il usait de mon prénom – signe sûr qu’il voulait quelque chose. Le reste du temps, il m’appelle Mac.

Le fait que Jean-Marc Léon sollicite mon aide n’est pas en soi une surprise. Il m’arrive aussi de demander la sienne. Nous avons à peu près le même âge, et nous avons fréquenté en parallèle les mêmes écoles, jusqu’au jour où il est, lui, entré dans la police, tandis que moi j’étudiais le droit (pour faire plaisir à mon père) puis les sciences économiques, dites aussi HEC, Hautes études commerciales (pour me faire plaisir à moi). Jean-Marc Léon et moi avons fini par faire plus ample connaissance au fil des années, parce que peu à peu nos chemins professionnels se sont rapprochés, et se sont finalement croisés une fois où j’ai été aux prises avec une affaire complexe.

Bon alors : je me prénomme Marie, on l’aura deviné.

Je sors d’une famille très ordinaire d’émigrés italiens en Suisse, à cela près que nous nous appelons Machiavelli. Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers à porter ce nom-là, mais l’ancêtre Niccolò nous fait la vie dure.

Un politicien hors pair. Vers l’an 1500, il a trouvé moyen d’écrire un traité, «Le Prince», dont s’inspirent encore, près de cinq siècles plus tard, les stratèges du monde entier. N’empêche : quand vous dites je m’appelle Machiavelli, c’est sans arrêt des remarques du genre moi je suis Michel-Ange, ou la reine Victoria est ma cousine.

J’attends depuis longtemps une bonne plaisanterie sur mon nom : au fond de mon sac je garde un briquet plaqué or destiné à récompenser la première sortie inédite sur le sujet. Il y dort depuis des années.

Bon, assez parlé de mon nom.

Ce jour-là, au bord du lac, pendant mon jogging. J’étais furieuse.

«Léon, vous êtes un véritable malotru. Le jogging, c’est sacré. Vous ne pouviez pas m’appeler au bureau dans une heure ou deux?»

Il était confus et cela se voyait.

«Excusez-moi, Mac, vous avez mille fois raison. C’est simplement que depuis quelques jours je cherche la solution à un problème. Mais ce n’est qu’en vous croisant que je me suis dit que vous auriez pu… Bon, bon, d’accord, je n’ai pas l’intention de vous raconter ma vie maintenant. Je vous appelle tout à l’heure. Salut.»

«Salut.»

Et j’ai repris ma course sans plus de cérémonie.

Lorsque je suis entrée au bureau deux heures plus tard, le téléphone sonnait. Sophie a tendu la main.

«Agence Machiavelli.»

«…»

«Mon dieu, Inspecteur, ce n’est pas en téléphonant toutes les dix minutes que vous la ferez arriver. Je vous assure qu’elle vous rappelle dès qu’elle est là.»

En disant cela, elle m’a fait un clin d’œil amical.

Sophie, c’est ma secrétaire. Une perle. Elle se promène dans la vie en tailleur genre hôtesse de l’air, la mine détachée et même absente, mais rien ne lui échappe.

Je me demande souvent à quelle chance je dois qu’elle ait choisi de travailler avec moi : elle n’aurait aucune peine à obtenir un poste à responsabilités dans une grande entreprise et à faire une carrière sans doute éblouissante. Je le lui ai suggéré, une fois. Son regard glacé, et son : «Si vous voulez vous débarrasser de moi, dites-le», m’ont cloué le bec. Je n’ai plus abordé la question.

Cela fait plusieurs années que nous travaillons en duo, et en dépit de son titre de secrétaire, auquel elle tient, Sophie détecte comme une grande, récupère des créances sans problème – bref, nos styles diffèrent, mais nos résultats se ressemblent ; nous faisons à peu de chose près le même travail. Elle est plus sédentaire, je suis plus nomade. Je n’ai pas d’heure, et je ne rechigne pas à courir toute la nuit s’il le faut ; elle refuse mordicus les heures supplémentaires. Ce sont les plus grandes différences entre nous. Aussi ai-je un beau jour décidé de diviser en deux l’argent qui reste une fois qu’on a tout payé et fait quelques réserves en cas de vaches maigres : comme nous avons toujours beaucoup travaillé, son salaire et le mien sont généralement au-dessus de celui dont j’étais convenue avec elle par contrat. En dépit de ce partage démocratique, elle garde ses distances. Elle ne m’a même jamais appelée Marie. Je suis et reste Madame Machiavelli. Du coup, je n’ai jamais osé lui proposer qu’on se tutoie.

Sophie a raccroché le téléphone.

«Bonjour. Je sais que vous avez horreur qu’on vous demande d’arriver à l’heure, mais les gens qui téléphonent entre neuf et dix le matin…»

«Sophie, jusqu’ici, nous avons toujours eu suffisamment de travail pour vivre, même si je dors tard ou si je vais faire du jogging. Dites à ces gens que le soir, je ne regarde jamais ma montre, moi. Léon voulait me voir, je présume?»

«De toute urgence.»

«Soyez gentille, appelez-le et dites-lui qu’il peut venir quand il veut. Je suis là toute la journée.»

En buvant le thé matinal qui est chez nous presque un rite, je lui ai raconté la rencontre impromptue au bord du lac. Nous avons bien ri.

«Il va arriver dans le quart d’heure, vous allez voir.»

Il n’a eu que cinq minutes de retard sur nos prévisions.

Il a pratiquement fallu lui arracher son imper tant il était pressé de commencer à raconter. Je l’ai fait asseoir. Je ne l’avais jamais vu dans cet état-là. Il est vrai que je ne le connaissais somme toute pas très bien. Nous avons fréquenté en même temps les mêmes écoles mais jamais les mêmes classes, ni les mêmes cercles d’amis. Nous avions fait un peu plus ample connaissance à New York, quelques années auparavant, dans une école de police qui organisait quelques places de stage pour des policiers européens publics et privés; mon père avait insisté pour me l’offrir avant que je ne me mette à mon compte. Léon, qui n’était pas encore inspecteur, suivait le même cours. Mais on ne peut pas dire que nous soyons devenus des intimes. Je ne l’ai jamais vu ailleurs qu’à l’école.

À part cela, j’avais eu – par un pur hasard – l’occasion de lui donner un coup de main peu de temps auparavant. C’était sans doute ce qui lui faisait penser que je pourrais l’aider aujourd’hui.

Je réfléchissais à cela en le regardant se tortiller d’impatience dans le fauteuil des visiteurs, une vénérable antiquité trouvée au marché aux puces.

«Vous voulez du thé? du café? non? bon, allez-y, je vous écoute. Que puis-je pour la Police que cette énorme machine ne puisse obtenir par ses propres moyens?»

Il m’a fixée pensivement de son regard gris. Il a des yeux dont j’ai souvent pensé qu’ils devaient inquiéter les criminels auxquels il avait affaire. Sauf lorsqu’il sourit, ils ont quelque chose – comment dire – d’implacable.

«Vous avez fait des études de droit, n’est-ce pas?» a-t-il fini par dire, à ma grande surprise.

«Oui, j’ai fait des études de droit. Et alors?»

«Vous avez fait vos stages d’avocate?»

«Dites, Inspecteur, c’est pour analyser mon curriculum que vous êtes si pressé de me voir? Vous savez aussi bien que moi que j’ai fait des études de droit pour faire plaisir à mon père, mais que ce qui m’intéressait, c’étaient les sciences économiques. À l’heure où les autres faisaient leurs stages, moi j’étudiais HEC.»

«Et si je vous engageais pour que vous fassiez un stage d’avocate?»

Alors là, j’avoue qu’il m’a soufflée. J’ai été saisie d’un fou rire. Il débloquait, ma parole.

«Allons bon, voilà qu’il se met à jouer au papa, maintenant. Soyez sérieux, Léon! ça fait dix ans que j’ai quitté l’université.»

Mon hilarité l’a laissé froid.

«N’empêche… J’ai besoin de quelqu’un qui aille mettre le nez dans une étude d’avocats à Genève. Incognito.»

Il dépassait les bornes, ma parole.

«Envoyez un de vos inspecteurs débutants.»

«Il se trouve qu’aucun d’entre eux n’a fait d’études de droit. Cela arrive parfois que nous ayons quelqu’un, mais pas en ce moment. Et puis Genève… Ce n’est pas mon turf. C’est en dehors de la juridiction vaudoise.»

«Quand je pense qu’à nos frontières on construit l’Europe, et que pendant ce temps nous on a une juridiction différente à Lausanne et à Genève, je…»

Il m’a lancé un regard d’encre et j’ai préféré changer de discours.

«Bon, bon… Mais Marie Machiavelli comme incognito, ce serait réussi.»

«Votre mère venait d’Yverdon. Elle avait bien un nom de famille.»

«Martin. MMM, ça ne s’invente pas.»

«Vous voyez. Vous vous faites faire au nom de Marie Martin un certificat de stage par un de ces avocats avec qui vous travaillez régulièrement.

«Et ma licence en droit au nom de Machiavelli, qu’est-ce qu’on en fait? On la trafique?»

«Une fois que vous aurez suffisamment de certificats, on ne vous la demandera plus. Vous pouvez même me citer comme référence. Je suis un illustre inconnu, mais ma profession inspire confiance. Je me suis arrangé pour qu’un ami à moi vous propose comme stagiaire à l’avocat auquel je m’intéresse.»

«Sous un faux nom.»

«Sous un pseudonyme. Marie Martin c’est parfait. Je vais le lui téléphoner.»

Décidément, il fallait que je me pince. Léon, le flic le plus scrupuleusement légaliste que je connaisse, me proposait de m’affubler d’une identité fantaisiste.

«Il n’y a plus de morale, j’vous jure.»

Nous nous sommes regardés un instant sans rien dire. Lui, parce que je n’avais toujours pas accepté et qu’il ne voulait pas m’en dire plus tant que je n’avais pas donné mon accord. Moi, parce qu’il fallait que je me fasse à une facette stupéfiante de sa personnalité.

«Tout de même, je m’étonne que ce soit à moi que vous demandiez d’aller enquêter», ai-je fini par articuler, juste pour dire quelque chose.

Encore un long silence. Puis Léon a plongé.

«Si vous voulez vraiment le savoir, j’aimerais que vous vous occupiez d’une affaire que mes chefs m’ont ordonné de classer. Pour eux, c’était une enquête de routine, un banal accident. Mais je n’arrive pas à chasser un soupçon qui pourrait vous sembler ridicule, et qui a semblé déplacé à mes supérieurs, en tout cas.»

«Et ce serait?»

«À mon avis, on est en train de laisser courir un assassin.»

«Un as–sas–sin? Purée! Vous n’y allez pas de main morte. Et… vous soupçonnez quelqu’un?»

«C’est bien là le problème. À première vue, il n’y a personne à soupçonner, c’est ça qui me turlupine. Et pourtant…»

«Écoutez, Léon, je comprends votre réticence, mais si vous ne me dites pas tout, je ne peux pas juger si oui ou non je peux vous servir à quelque chose. Je suis comme un curé, comme un avocat, comme un médecin, moi. Tenue à la confidentialité. Racontez-moi votre histoire, et ensuite je verrai si je peux vous être utile.»

Une dernière hésitation, mais il n’avait pas le choix.

«J’ai enquêté sur un accident de planeur à l’Aérodrome de la Côte. Un malheureux accident, arrivé à un jeune homme qui paraissait pourtant être un expert, il faisait ça depuis sa prime jeunesse.»

«Et qu’est-ce qui vous turlupine, comme vous dites?»

«D’abord le planeur s’est fendu – bon, mettons qu’il s’agisse d’une usure imprévisible du matériel. Mais ce garçon avait un parachute, dans l’armée il était aviateur. Il a sauté, et le parachute ne s’est pas ouvert. Et alors là, je n’arrive pas à croire au hasard.»

«Vous avez fouillé à fond le passé de la victime, j’imagine.»

«C’était un jeune avocat, stagiaire à Genève. Dans un cabinet d’ancienne renommée. Personne ne voit qui aurait pu vouloir du mal à ce garçon, le mot assassinat n’a jamais été prononcé. Les Genevois sont satisfaits. Mes chefs sont satisfaits. Ils m’ont dit que je me prenais pour Maigret et ont fini, lorsque j’ai insisté, par m’ordonner de classer. J’ai classé. Mais là», il s’est frappé le front, «je n’y arrive tout simplement pas. Il faut que je fasse quelque chose.»

«Ou plutôt, vous voudriez que je fasse quelque chose pour vous. Quoi?»

Il m’a regardée fixement une fois de plus, mais il ne me voyait pas. Il était tout simplement malheureux. Je n’aurais jamais cru qu’un flic puisse éprouver du chagrin pour une raison comme celle-là, mais il fallait bien se rendre à l’évidence.

«Je vous l’ai dit. J’aimerais que vous alliez faire un stage dans le cabinet d’avocat où travaillait la victime. Si au bout de quelques semaines vous n’avez rien trouvé, je me rendrai à l’évidence: il existe vraiment des hasards extraordinaires.»

«Ça ne va pas être simple.»

«Avec tous les avocats que vous connaissez, vous allez bien trouver un moyen de vous faire faire quelques certificats. Si vous êtes d’accord, on réfléchit tous les deux jusqu’à demain, je suis sûr que ça va s’arranger.»

«C’est ça, réfléchissons jusqu’à demain. Et, pardonnez-moi de vous poser la question, mais enfin… comment comptez-vous me rémunérer?»

«Vous ne pensez pas gagner votre vie, chez cet avocat?»

«Depuis le temps, je n’ai plus aucune idée du tarif des stagiaires, et puis, pendant que je fais ce stage, il faut que mon agence reste ouverte. Si je gagne assez pour tourner, vous ne me devrez rien. Mais dans le cas contraire?»

«Je trouverai bien une caisse. On paie parfois les indics.»

«Merci.»

«Ce n’est pas ce que je voulais dire.»

«Je préfère ne pas savoir ce que vous vouliez dire, mais il est exclu que je figure dans vos comptes comme indic. Je suis enquêteuse. Ou vous m’employez avec contrat et tout, ou on n’en parle plus.»

Il a levé la main.

«Je vous emploie, je vous emploie, c’est bon.»

Nous avons pris rendez-vous pour le lendemain, et il s’est tiré.

Une fois qu’il a tourné les talons, je suis allée voir Sophie. Bien entendu, elle avait écouté aux portes. C’est sa grande spécialité. L’air de rien, elle ne ferme jamais tout à fait. Je fais généralement semblant de ne pas m’en être aperçue, d’autant plus que ses témoignages, précis et clairs, m’ont rendu service plus d’une fois.

«Vous avez compris?»

«Quoi donc?» Son ton était l’innocence même.

Il y a des rituels qu’il vaut mieux respecter. J’ai fait comme si je ne la soupçonnais pas, et je lui ai tout raconté.

«Un stage d’un ou deux mois chez un avocat, ce serait bien», a-t-elle commenté. «Je garde la baraque. Essayez de travailler à mi-temps.»

«Bonne idée. En attendant, passez-moi Maître Clair.»

Pierre-François Clair, c’est mon avocat.

Un drôle d’avocat : ce grand blond avec de très beaux yeux couleur fumée est un être qui ne peut vivre, pour ainsi dire, qu’entre deux chaises – entre deux sexes, entre deux professions. Si on l’avait laissé faire, il serait forain. Mais sa mère, elle-même fille de forains, avait épousé un avocat, et avait décrété que son fils se consacrerait au barreau. Elle n’avait pas voulu entendre parler pour lui d’un retour dans le giron de ses ancêtres. Pierre-François a obtempéré d’autant plus facilement que les études de droit l’ont intéressé. Aujourd’hui, c’est un expert incollable en droit pénal. Mais c’est aussi un remarquable danseur de cabaret, un tenancier de métier forain parfaitement compétent (son grand-père et ses cousins ont veillé à cela), et un gai compagnon dans les boîtes de nuit. On se demande quand il prend le temps de dormir. Sa longue silhouette blonde est aussi vivace à sept heures du matin qu’à une heure de la nuit. Les gens qui ne le connaissent pas commencent par penser qu’il est farfelu, mais il est seulement un peu excentrique. Pour ce qui est de son métier, cet homme-là a du génie. Je ne suis pas la seule à le dire. Il suffit d’ailleurs de voir la tête des procureurs lorsqu’ils se retrouvent face à lui pour s’en persuader. Il est redoutable.

Il m’étonne toujours, lorsque je reçois ses notes d’honoraires, de ce qu’il se souvient à la seconde près combien a duré une consultation, eût-elle été donnée à trois heures du matin entre whisky et strip-tease.

Sophie a fini par le localiser. Pierre-François s’entête (comme moi d’ailleurs) à ne pas vouloir entendre parler de téléphone cellulaire. Sauf que me trouver, moi, c’est un jeu d’enfant. Lui, il faut généralement dix coups de fil pour le dénicher.

«Alors, les affaires marchent?» s’est-il enquis de sa voix la plus policée d’avocat.

«Superbement. Est-ce que tu connais…» j’ai parcouru mes notes, «un certain Jean-Bernard Tissot?»

«Avocat à Genève?»

«Exactement.»

«Nous étions ensemble au service juridique d’une multinationale, il y a dix ou douze ans. Je ne l’ai pas revu depuis.»

«Est-ce que vos rapports étaient suffisants pour que tu lui recommandes une stagiaire?»

«Ce n’était pas mon meilleur ami. Nous ne nous sommes jamais tutoyés. Le milieu ne s’y prêtait pas. Et puis tu sais, il sort d’une famille tout ce qu’il y a de plus huppé. Son père était bâtonnier, nous fréquentions d’autant moins les mêmes cercles qu’il était Genevois et moi Vaudois.»

«Ah je comprends : c’est comme si un Pata­gonien tentait de parler à un Chinois. Après tout, entre Lausanne et Genève, il y a soixante très longs kilomètres.»

«Évidemment, vous autres étrangers ne comprenez pas ça. Dans deux ou trois siècles, ça aura peut-être changé. Dans certains domaines, ça reste une réalité. Moque-toi si tu veux, mais c’est comme ça.»

«Passons. Avez-vous un langage commun suffisant pour que tu lui recommandes une stagiaire, disais-je.»

«Ça dépend de la stagiaire.»

«Crois-le si tu veux, c’est moi.»

Il a ri jusqu’à plus soif.

«C’est ta dernière lubie?» a-t-il fini par articuler.

J’ai fait comme s’il n’avait pas ri. Je lui ai raconté toute l’histoire de A à Z.

«De toute façon», ai-je conclu, «je n’accepte ce job qu’avec ton consentement. Si tu penses que ça peut me créer le moindre ennui sérieux, je me retire.»

«C’est un tout petit mensonge que tu me demandes là, ma chère Martin. Tu feras sans doute une stagiaire parfaite, et je suis prêt à te faire un certificat quand tu voudras. Je parie que le job va t’amuser.»

J’avais mes doutes, mais j’ai préféré les garder pour moi.

Deux jours plus tard, Léon me faisait savoir que Maître Tissot attendait mon coup de fil. Je l’ai appelé. Très aimable. Il était parfaitement d’accord pour que je travaille trois jours et demi par semaine au lieu de quatre comme mon prédécesseur, et il m’a proposé de commencer le lundi suivant pour un mois à l’essai.

«Je vous aurais bien dit de venir cette semaine, il y a beaucoup à faire. Mais il faut que nous débarrassions le bureau du stagiaire que vous remplacez, et puis je pars ce soir jusqu’à samedi, je ne serais pas là pour vous accueillir.»

Nous étions mercredi. J’allais profiter du départ de Maître Tissot pour faire celle qui n’a rien compris et aller à Genève dès le lendemain, je tenais particulièrement à débarrasser ce bureau moi-même. Mais je n’ai évidemment rien dit. Nous avons raccroché après quelques politesses.

J’aurais bien voulu discuter de tout cela avec Rico, mon compagnon. Mais Rico, qui est journaliste indépendant, est toujours par monts et par vaux, ou plutôt par continents et océans. Une des revues pour lesquelles il travaille régulièrement lui avait demandé d’aller à New York et à Washington pour couvrir les différentes phases des «hearings» américains présidés par le sénateur D’Amato sur les biens juifs en déshérence dans les banques suisses, et il s’était précipité. Nous avions commencé par penser, tous les deux, la première fois qu’on lui avait demandé de partir, que ce serait un job ponctuel. Nous avons eu tort. Cela durait depuis plus de deux ans, il en était à son énième voyage, et c’était tout juste s’il rentrait de temps à autre pour participer à une séance de rédaction. Quoi qu’il en soit, ce jour-là il se trouvait quelque part dans le Middle West américain, et son téléphone cellulaire était aux abonnés absents. Je n’avais aucun moyen de communiquer avec lui, et il avait sans doute d’autres chats à fouetter.

Le lendemain matin, je prenais le train avec les milliers d’autres Vaudois qui, en dépit des différences culturelles, font quotidiennement la demi-heure de trajet nécessaire pour aller travailler à Genève.

Tout compte fait, j’étais assez contente. Je ne partageais pas les préjugés des Vaudois de souche, mais le fait est que je ne connaissais Genève que pour y être allée très occasionnellement, pour me rendre au port franc à la recherche de quelque marchandise perdue, à un spectacle ou à un rendez-vous.

En regardant distraitement la campagne, je pensais à l’étrange hasard qui me poussait sans cesse, moi qui ai une passion pour les questions financières et les analyses comptables, vers des travaux de détective.

Il est vrai que si mon père, qui me rêvait pérorant dans les prétoires, m’avait vue en route vers un stage d’avocate, il aurait pleuré de joie.

Mon père était né en Italie. En Suisse, c’était un immigré de la première génération.

Son père à lui, mon grand-père, était un Toscan de Toscane, il descendait vraiment du grand Machiavel. En 1925, déjà veuf, il a émigré avec son jeune fils Orlando, qui allait devenir mon père et qui avait alors trois ans. Il était d’abord allé à Paris où il avait travaillé comme maçon puis, au bout de quelques années, il avait passé en Suisse.

Lorsqu’ils sont arrivés à Lausanne, mon père avait douze ans et parlait bien le français. Il est allé à ­l’École de commerce, a acquis la nationalité suisse, a francisé son prénom en Roland. De fil en aiguille il s’est retrouvé agent d’affaires. Il a épousé Rose Martin, une Yverdonnoise, qui est morte lorsque j’avais huit ans, et il est devenu un de ces Suisses qui amènent un vent d’ailleurs et – à l’accent près – s’intègrent parfaitement. Quant à moi, j’ai fréquenté le lycée, où j’ai eu mon bac sans histoires. En sortant de l’école je me suis mariée, mais ça n’a pas duré. J’avais dix-huit ans. J’ai vite réintégré le giron familial, et papa m’a suggéré de meubler mon indépendance retrouvée en entamant des études universitaires. Il voulait à tout prix que j’étudie le droit.

J’ai obtempéré.

Mais l’exercice du droit ne me disait rien. Deux ou trois stages ont suffi pour m’en convaincre. Je suis retournée à l’université, j’ai étudié à toute vitesse sciences économiques et, en dépit de ses protestations, j’ai rejoint l’agence de mon père. En principe c’était pour le seconder. Mais être agent d’affaires à temps plein, ai-je constaté, ce n’était pas ma tasse de thé non plus. Toutes les fois qu’il y avait moyen d’être ailleurs qu’à l’agence, j’y courais. Je me suis spécialisée dans la récupération sur le terrain. J’ai commencé par enquêter pour mon père, pour l’un ou l’autre de ses clients. Petit à petit, je me suis fait une clientèle distincte, et me suis finalement mise à mon compte. Mon père était sceptique, mais au bout de quelques mois il a dû admettre que mon petit commerce fleurissait. Peu après, il est mort, hélas, en deux minutes d’un arrêt du cœur. Super pour lui, dur pour moi.

J’ai vendu la fiduciaire, qui ne m’intéressait décidément pas en tant que telle. Du métier de mon géniteur, je n’ai gardé qu’un flair qui m’étonne parfois moi-même pour découvrir les irrégularités dans une comptabilité trafiquée. Il faut dire que mon père, champion en la matière, m’a appris toutes les ruses et tous les trucs. Cela dit, j’étais et reste «Marie Machia­velli, enquêteuse».

J’ai surtout récupéré beaucoup de dettes. Mais petit à petit, je me suis retrouvée en situation de rechercher des tableaux volés, des gens disparus, de ramener des enfants en cavale.

Et aujourd’hui? Dans quoi est-ce que je m’embarquais?

 

 

                               (à suivre)

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

« D’Or et d’Oublis » a été réalisé par Bernard Campiche, avec la collaboration de René Belakovsky, Mary-Claude Garnier, Marie Musy, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet

4 commentaires
1)
Saluki
, le 16.11.2008 à 05:26

Je prends le train tout-à-l’heure, c’est chargé sur l’iFaune. Youpi, merci, Anne !

2)
PSPS
, le 16.11.2008 à 08:18

En flânant le long des quais de Seine dimanche après-midi, ai découvert “Le trajet d’une rivière” que j’ai acquis pour quelques euros et qui, depuis, égale mes soirées. Merci, Anne !

3)
mouloud2005
, le 18.11.2008 à 13:42

C’est quoi, ta technique, Saluki, pour “charger sur l’iphone” une page html ? Tu fais un texte/pdf que tu t’envoie par mail ? C’est agréable à lire ?

4)
Franck Pastor
, le 20.11.2008 à 11:42

Contrairement à l’épisode précédent, on entre tout de suite dans le vif du sujet (ou peut-être pas, qui sait ?). Mais tant mieux !