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Âme de bronze, chapitre 11

Ame de bronze

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

XI

 

Il était dix heures du soir. Onze heures peut-être. Dans cette atmosphère aseptisée, et en dépit des nombreux tic-tac qui ponctuaient l’attente, j’avais perdu la notion du temps. Dans l’ambulance, Olga avait vomi du sang et, en arrivant à l’hôpital, on l’avait amenée directement en salle d’opération. Sophie était partie voir si elle trouvait de la famille, Rico s’était mis à la recherche de Pierre-François.

J’avais attendu pour savoir. Et j’en avais profité pour tenter de joindre Pierre-François; il était chez lui (un miracle, à cette heure-là), Rico l’avait déjà prévenu.

«Comment vois-tu la chose?»

«Si elle témoigne que Carlyle lui avait dit être le violeur, ça suffira.»

Je lui ai dicté le récit d’Olga tel qu’elle me l’avait fait, son indignation comprise.

«O.K.! j’établis le document tout de suite. Dans quel état est-elle?»

«Mauvais, à mon avis, tu ferais mieux de te dépêcher. J’attends qu’on me renseigne plus précisément. Où que tu ailles, préviens-moi, que je puisse te joindre.»

Cela a duré des heures.

Olga avait vraiment un cancer du foie.

On ne savait pas si elle survivrait à cette crise; de toute façon, même si elle passait la nuit, la mort frappait à la porte.

«C’est une question d’heures. Au mieux de quelques jours. À première vue, elle ne s’est pas soignée. On a essayé d’opérer, mais elle a une cirrhose avancée. Elle aurait dû venir plus tôt, arrêter de boire. Maintenant, c’est désespéré», m’avait dit le médecin, auquel je m’étais présentée comme la seule amie d’Olga.

À la sortie de la salle d’opération, on l’avait mise dans une salle de réveil, puis dans une chambre où on avait amené quelques appareils. On l’avait branchée à plusieurs tuyaux. J’avais eu le droit de rester, on m’avait donné une blouse blanche et un masque.

Et maintenant, à dix ou onze heures du soir, j’étais là, la main d’Olga, froide et pâle, dans la mienne; j’attendais qu’elle se manifeste.

Même ainsi, je n’arrivais pas à éprouver de sympathie pour elle. Je ne lui en voulais pas pour ses agressions de l’après-midi. Elle me faisait pitié. Entre le cancer, la perte de Carlyle qu’à son étrange façon elle devait vraiment avoir aimé, et la mauvaise conscience, elle avait dû souffrir comme une damnée.

Les goutte-à-goutte lâchaient des bribes de vie exactement mesurées, et le visage d’Olga était – et ce n’était pas une image – aussi blanc que le drap.

Enfin sa main a bougé dans la mienne.

«Marie…»

Je me suis penchée.

«C’est idiot, de mourir à l’hôpital. J’ai rêvé de finir en beauté, dans une orgie de champagne et de caviar.»

«Avec tous les soins qu’on te prodigue, je trouve que tu pourrais faire l’effort de vivre encore un peu.»

«Je n’en ai pas envie, Marie. Tu avais raison, tu sais.»

«À quel propos?»

«Thomas… J’ai pensé que je l’avais mis à genoux, mais finalement… C’était un homme totalement froid. Un être parfaitement amoral. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme lui. Il ne dépendait de rien ni de personne. Moi, j’avais fini par avoir besoin de nos jeux avec lui. Mais pas lui. Il avait besoin des jeux, obsessionnellement même, mais le partenaire lui était indifférent. Il devait en avoir marre de moi, de mes propos sincères et extrêmes. Il n’y avait qu’un moyen de le retenir.»

Comme quoi, même un Thomas Carlyle pouvait finir victime d’un faux calcul.

«Est-il bien sage que vous vous fatiguiez autant, Madame?»

L’infirmière arrivait avec un flacon.

«Je vous promets que tout à l’heure je ferai tout ce que vous voudrez, mais d’abord il faut nous laisser parler.»

Olga avait le ton de la maîtresse d’école qui s’adresse à un élève un peu retardé.

L’infirmière m’a lancé un regard qui valait un volume de commentaire. Elle a changé le flacon, vérifié les diverses aiguilles des goutte-à-goutte et s’en est allée avec un:

«Tout de même, ne l’épuisez pas.»

Dès qu’elle a entendu le bruit de la porte, Olga s’est remise à parler.

«C’est à cause d’Iris que je me suis rendu compte que j’allais le perdre», a-t-elle poursuivi d’une voix un peu moins faible. «Dans ma présomption, j’ai cru qu’il n’oserait jamais transgresser nos promesses. Et bien sûr je sais qu’il n’a pas voulu violer Iris. Il a cru être dans mon lit, et parce qu’il était ivre, parce qu’il faisait nuit noire, il s’est rendu compte trop tard qu’il n’avait pas affaire à moi. S’il m’avait parlé de sa méprise tout de suite, on aurait intégré cela dans un jeu, et on aurait absorbé l’incident.»

Elle a dû sentir mon sursaut.

«Oui, je sais, ce n’est pas chic pour Iris, ce que je dis. Elle, ça l’a détruite. Mais une fois que cela s’était passé, que voulais-tu que je fasse?»

«Laissons tomber ce que tu aurais fait, tu ne savais pas.»

«Là où j’ai compris qu’en dépit de tous les serments il allait me quitter, c’est lorsqu’il a fini par admettre sans gêne aucune que c’était lui le violeur. Il riait. Il ne voyait pas où était le mal, ni vis-à-vis d’Iris, ni vis-à-vis de moi. Je me suis dit: alors nos serments aussi, c’était un jeu, juste en passant. C’est là que j’ai décidé. Et tu as raison, je l’ai entraîné dans une église exprès. Il est mort à genoux, excité à l’idée que j’allais lui offrir mon sexe dans un lieu public.»

Un long silence. Elle fixait le plafond.

«Tu souffres? Tu as besoin de quelque chose?»

«Non. Je ne sens plus du tout mon corps. J’étais en train de penser qu’il m’a tout de même eue. Après sa mort, j’ai souffert comme une damnée qu’il ne soit plus là. Paradoxal, tu ne trouves pas?»

«Pas si paradoxal. Tu savais que tu allais souffrir quoi qu’il arrive; tu as préféré qu’il ne soit plus là pour voir.»

«Marie, je t’ai souvent prise pour quelqu’un de limité, mais en fait tu as beaucoup d’intuition.»

«Merci pour la bonne note, Madame la Professeur. À propos: dans ce que tu appelles vos jeux, vous n’avez jamais entraîné tes élèves?»

Elle a presque souri.

«Mauvaise note, Madame l’Étudiante. Les gosses, en ce qui me concerne, c’est sacré. Je me suis toujours gardée de confondre ma vie sexuelle et mon travail. Je ne couche même pas avec mes collègues.»

«Mais ton Thomas, lui, aurait pu…»

«Je ne lui ai jamais permis d’approcher du lycée. Si tu m’apprenais maintenant que c’était, en plus, un pédophile, et qu’il rôdait autour des cours de récréation, cela me forcerait à penser qu’il y avait une raison de plus pour l’éliminer. Le libre arbitre, c’est inaliénable. Nous n’avons pas à imposer nos obsessions aux enfants.»

«Mais tu savais que c’était un maître chanteur de première, tout de même?»

«Oui, mais avec des adultes. Et c’était une façon de se venger, c’est un peu différent. Je voyais cela comme une opération sanitaire, une mise à jour du cloaque social, une… une… une dératisation.»

«Avec Carlyle en joueur de flûte de Hamelin. Drôle de justicier.»

«Tu aurais eu pitié de ses oncles? Du député aux Communes qui est riche comme Crésus mais qui se laisse corrompre, pour faire une carrière plus brillante? Ou de l’oncle Francis, peut-être, qui couche avec ses étudiants, qu’il intimide ensuite pour qu’ils ne disent rien? Thomas l’a provoqué, mais il n’a pas fallu grand-chose pour le faire passer à l’acte, je t’assure. Avec son propre neveu. J’ai entendu la bande car, en plus de prendre des photos, Thomas enregistrait. Il a fait surveiller ses oncles pendant des années, après qu’ils l’ont chassé de la maison. Il a des dizaines de clichés compromettants. Ou alors tu pleurerais des larmes de crocodile pour le beau-père Varek sans doute? Un obsédé honteux. Il ne peut pas se permettre un scandale, lui qui joue les maris respectables, lui qui fait des vertus de la famille son programme électoral, qui tonne du haut de toutes les tribunes contre la distribution contrôlée d’héroïne, contre les mariages entre homos, avec une hypocrisie à vous couper le souffle. S’il finit par se retrouver à la merci du premier Carlyle venu, c’est sa faute.»

Un silence. Elle parlait à voix très basse, très vite, mais avec de longues pauses. J’ai cru ici et là qu’elle allait perdre le fil, mais pas du tout. Elle reprenait toujours là où elle s’était arrêtée.

«Marie?»

«Oui?»

«Pourquoi es-tu là? Je sais que ce n’est pas par amitié.»

Je n’ai pas jugé utile de perdre de temps en protestations polies.

«Je suis là parce que j’ai besoin de ton témoignage pour blanchir le type que Thomas faisait payer à sa place. Il faut que tu me signes une déclaration dans laquelle tu expliques les faits tels que Thomas te les a rapportés.»

«Je ne crois pas être en mesure de rédiger un tel papier. Tout est compliqué, depuis le lieu où je suis.»

«Je sais. Mais si tu es d’accord, je reviendrai avec Maître Pierre-François Clair. Nous préparerons un texte que tu n’auras qu’à signer. C’est tout ce que je te demande.»

«Et la mort de Thomas…?»

«L’inspecteur Léon m’a appris que c’était la Mafia qui avait tué Thomas. Il a sans doute raison, je n’ai pas discuté.»

Elle m’a serré la main.

«Merci, Marie.»

«Ne me remercie pas. Je n’ai pensé qu’à tous ces élèves qui t’aiment et t’admirent.»

Sans les tuyaux qui lui sortaient de partout, elle aurait éclaté de rire.

«Décidément, tu as réponse à tout.»

«Je vais rentrer, maintenant. Je reviens demain, d’accord?»

Est-ce que «demain» avait encore un sens, pour elle? Elle me fixait intensément.

«Promets-moi de ne dire à personne que je suis ici», a-t-elle murmuré. «Et surtout pas à Iris.»

«Tu ne veux pas de visites?»

«Non. Je t’en prie.»

«D’accord. Je reviendrai pour le papier.»

Ses yeux se sont fermés, elle n’a plus bougé. Je suis sortie aussi discrètement que j’ai pu.

Dans le couloir, j’ai croisé l’infirmière.

«Vous êtes de la famille?»

«Non. Elle n’a pas de famille. Mais je suis une de ses amies.»

«Vous savez qu’elle n’en a pas pour longtemps, ce n’est qu’une question de jours.»

«Oui, je sais.»

J’ai mal dormi. Le regard désespéré d’Olga me poursuivait. Le lendemain, j’ai été absolument incapable de me concentrer. J’ai appelé les soins intensifs deux fois. Le matin on m’a dit «stationnaire», l’après-midi «elle baisse». Il était déjà près de six heures, j’ai appelé Pierre-François. Nous sommes montés à l’hôpital.

Olga s’était encore amenuisée. Un jour de plus, et il n’y aurait plus rien sur l’oreiller. Je me suis approchée, lui ai pris la main. Ses paupières se sont soulevées en un immense effort.

«Je parie que tu es venue chercher une signature?»

Il y avait un peu de sa superbe passée au fond de sa voix.

«Comment te sens-tu?»

«J’aimerais m’en aller, mais l’âme s’accroche au corps, on se demande parfois pourquoi. Paraphons ce papier, puisque je suis toujours là.»

J’ai fait signe à Pierre-François. Il s’est approché du lit. À nous deux, nous avons soulevé un peu Olga. Elle n’avait plus aucune force.

L’infirmière est survenue juste à cet instant-là.

«Mais vous êtes fous! C’est une grande malade. Vous vous croyez au bistrot, ma parole.»

«Mademoiselle…», a dit Olga dans un souffle, «il y a des choses qu’il faut faire, quoi qu’elles coûtent.»

L’infirmière l’a regardée un instant, puis elle nous a dévisagés.

«La paix intérieure, Mademoiselle», ai-je murmuré.

Sans un mot, elle a mis un bras expert sous les épaules d’Olga, l’a relevée et lui a mis le stylo dans la main. Olga a signé. L’infirmière l’a recouchée comme un bébé, elle respirait irrégulièrement.

«Voyez comme vous l’avez fatiguée!»

Olga a trouvé le moyen de hausser une épaule dans un de ces gestes de mépris qui lui étaient familiers, puis elle a fermé les yeux et a paru s’assoupir. Sur le drap, sa main était comme un oisillon tombé du nid; je l’ai prise, instinctivement.

Pierre-François, qui n’avait rien dit à part quelques «S’il vous plaît» et quelques «Merci», s’en est allé sans bruit. Je suis restée là, la main d’Olga dans la mienne. Je me suis assoupie.

Une pression sur mon épaule. Ça m’a réveillée en sursaut. Le médecin. D’un geste presque tendre, il a dégagé la main d’Olga.

«Elle est partie», a-t-il dit.

«Déjà…»

«Elle avait fait une hémorragie interne, je suis étonné qu’elle ait tenu si longtemps.»

«Vous ne voudriez pas ôter tous ces tuyaux?»

Il a tout débranché sans un mot.

J’ai regardé Olga, une dernière fois.

Après m’avoir provoquée pour que je la tue et avoir raté son coup, elle était parvenue à s’arrêter depuis l’intérieur.

Son visage très pâle était détendu, redevenu juvénile. Sa frange s’était un peu divisée sur son front, comme si elle avait couru dans le vent. Plus que jamais Louise Brooks.

Si j’avais cru en Dieu, j’aurais prié pour que son âme repose en paix.

Lorsque je suis arrivée chez moi, les oiseaux du matin gazouillaient, et la voix de Montand tournait dans ma tête:

C’est à l’aube, c’est à l’aube

Qu’on achève les blessés,

Qu’on réveille les condamnés

Qui ne reviendront jamais

Je me suis couchée sur le divan du salon pour ne pas réveiller Rico, et j’ai dû m’endormir, car soudain il était là, devant moi, une tasse de café à la main. Il faisait grand jour.

«Alors?»

«Elle est morte.»

«Elle a signé ton papier?»

«Oui, elle a confirmé que Carlyle avait violé Iris. Par erreur. En fait, il était venu, pistolet à la main, pour violer Olga, mais Olga n’aurait pas vécu cela comme un viol parce qu’elle était consentante, elle.»

«Ce qu’il ne faut pas entendre. Bois ça, tu vas avoir une rude journée.»

«Sophie a appelé?»

«Deux fois, déjà. C’est sur son ordre que je te réveille. Elle te prie de te dépêcher.»

En montant l’escalier décrépit du Rôtillon, j’avais l’impression de traîner cent kilos. Jamais je ne tiendrais la journée.

«Bonjour, Sophie.»

«Ah, c’était le moment. Bonjour.»

«Doucement, je me suis couchée à six heures. Olga est morte.»

«Si vite?»

«Elle a traîné ce cancer pendant des mois, n’a rien dit à personne, ne s’est pas soignée. Au contraire, elle a beaucoup trop bu. Sa vie tenait à un fil, elle a tout fait pour le casser.»

«Et maintenant?»

«Laissons Carlyle avoir été tué par la Mafia, d’accord? Olga n’est plus là, ça n’a plus d’importance. Quant à Mohammed ben Salem, j’ai de quoi le faire libérer aujourd’hui encore. Mais tant que je n’aurai pas obtenu que l’argent de Carlyle lui paie ses études, je considérerai que les choses ne sont pas réglées.»

«Et comment allez-vous procéder?»

«Je reprendrai à mon compte un des chantages de ce cher Thomas Carlyle, je ferai payer les héritiers.»

«À ce propos, je n’ai pas réussi à trouver de famille à Madame Vannery. Elle était fille unique, et veuve d’un fils unique, un certain Max Vannery qu’elle a épousé à dix-huit ans. Elle a eu un fils…»

«Olga? Un fils? On ne l’a jamais vu, et je n’en ai jamais entendu parler.»

«Et pourtant il existe. Il s’appelle Gauthier Vannery, né à Pully, il y a près de trente ans, mais je n’arrive pas à le trouver. Pour l’instant.»

«Il a pu mourir tout petit.»

«S’il est mort, son décès n’a pas été enregistré. Je continue à chercher.»

Là-dessus, j’ai appelé l’oncle Francis.

Il a fallu que je lui rafraîchisse la mémoire, mais il a fini par condescendre à se souvenir de moi.

«Et que puis-je pour vous?»

«Une fois que la police aura terminé son enquête, vous allez hériter de la fortune et des affaires de Thomas Carlyle.»

J’avais eu l’intention de parler de photos compromettantes, mais le chantage n’était décidément pas mon fort. Heureusement, l’oncle Francis avait mauvaise conscience.

«Qu’est-ce que vous voulez?» a-t-il fini par demander après un assez long silence.

«Un demi-million de livres sterling sur un compte, pour dommages et intérêts à un homme que votre très cher neveu, que vous avez aimé comme un fils, a laissé condamner à sa place pour le viol d’une de mes amies. Le condamné est un étudiant, il a des études à finir qu’il aurait d’ailleurs déjà pratiquement achevées sans le contretemps fâcheux qu’a été, dans sa vie, Thomas Carlyle. Si vous êtes d’accord, je vous envoie notre avocat.»

Re-silence. Il devait peser le pour et le contre. La mauvaise conscience a pris le dessus.

«Bien, envoyez-moi cet avocat.»

«Il s’appelle Maître Clair, il prendra contact avec vous.»

Nous nous sommes quittés en froid.

J’ai bigophoné Pierre-François et lui ai expliqué l’affaire.

«En francs, ça fait plus d’un million, c’est trop de fric pour le seul Ben Salem», a-t-il observé.

«On peut en faire profiter d’autres. Créons une fondation. Rien qu’avec les intérêts, on peut faire vivre deux ou trois étudiants. La Fondation Olga Vannery, à la mémoire d’une grande pédagogue. Le million lui serait venu de Carlyle qui le lui aurait légué par testament parce qu’il l’aimait à la folie.»

«Imagination fertile, et bonne idée. Je me mets en route.»

Il n’était pas midi, mais j’étais dans un état d’épuisement absolu. Il a fallu que j’aille dormir.

En passant, j’ai averti Rico qui était dans son bureau, à l’étage au-dessous.

«Ma foi, tu n’auras pas d’article, l’oncle Francis a capitulé avant la bataille: il a tout de suite accepté de se laisser extorquer un million pour les études de Ben Salem. Il n’a même pas été question de chantage.»

«Ah, là là! Il n’y a plus de morale. Si les rackettés se prêtent au racket sans discuter…»

«Je suis d’accord avec vous, mon bon monsieur – où finirons-nous?»

«Et maintenant?»

«Pour l’oncle, c’est Pierre-François qui s’occupe de tout. Pour le reste, je pense que d’ici la fin de la semaine les méandres de la justice auront suivi leur cours, et qu’on arrivera à faire libérer Ben Salem.»

«Qu’est-ce qu’il va faire de tout ce fric?»

«Ce n’est pas lui qui le touchera. Pierre-François va créer une fondation, qui produira deux ou trois bourses pour des étudiants désargentés.»

«Parfait. C’est le happy end pour tout le monde. Sauf pour moi qui ne peux pas écrire d’article.»

«Je m’imagine les happy ends un peu plus gais que ça. C’est peut-être que je suis crevée. Je vais dormir. Ça m’aidera à réfléchir plus à fond sur la philosophie du bonheur.»

Lorsque je me suis réveillée, il était cinq heures.

Le brouillard dans ma tête s’était dissipé.

Il n’y avait qu’une chose à faire.

J’ai pris ma voiture, et je l’ai faite. Je suis allée à Genève voir Iris.

C’est Arnaud qui est venu répondre à mon coup de sonnette. Lorsqu’il m’a vue, il a eu l’air soulagé.

«Ah, Marie, quel bonheur. Entre!»

Il faisait une tête d’enterrement.

«Qu’est-ce qu’il se passe? Tu n’as pas l’air si enchanté que ça de me voir.»

Il a levé les yeux au ciel, fait un grand geste et esquissé avec les lèvres, sans le son:

«On est en plein drame.»

J’ai fait mine de repartir, mais il m’a prise par le bras et m’a forcée à entrer au salon. Au milieu de la pièce, chaise roulante et tout, il y avait Samuel Swift, l’air malheureux. Iris était assise au bord du sofa et se mouchait.

«Bonsoir Samuel, quelle surprise. Bonsoir, Iris. Eh ben dis donc, c’est pas la fête. Qu’est-ce qu’il y a?»

«Je suis très content que tu sois là, Marie, parce qu’avec ton bon sens tu vas pouvoir aider ces deux pauvres types», a dit Arnaud. «Moi j’ai essayé, mais je ne suis que le fils, on ne m’écoute pas.»

Samuel et Iris n’ont pas bronché.

«Attendez, laissez-moi deviner. Samuel aime Iris, et Iris ne l’aime pas. Ou Iris aime Samuel, et Samuel ne l’aime pas. Ça, c’est moins plausible, parce que venir jusqu’ici en chaise roulante, c’est un effort qu’on ne fait guère pour dire non. Ou alors Iris et Samuel s’aiment, mais il-y-a-un-obstacle.»

«C’est exactement ça», a dit Iris d’une voix rauque.

«C’est quoi cet obstacle? Ce n’est tout de même pas cette très provisoire chaise roulante?»

«Ça, ce serait une bonne raison. Tout le monde a le droit de ne pas vouloir être infirmier.» Cette fois c’était Samuel, avec rage, dans son excellent français. «La raison que donne Iris est tout autre. Il paraît que j’ai commis le péché capital d’avoir douze ans de moins qu’elle.»

«Et pourtant, vous l’aimez.»

«Idiot, n’est-ce pas? J’ai cette outrecuidance.»

«Iris, tu l’aimes, oui ou merde?»

Elle a reniflé.

«Oui!»

«Bon, alors, si vous vous aimez, il n’y a pas de problème. Un jour il te quittera peut-être parce que tu seras trop vieille. Commencez toujours par vivre dans le présent. Pour le reste, vous verrez plus tard. Qu’est-ce que ça fait, douze ans de différence? Tous les jours des hommes épousent des femmes qui ont douze et même vingt-quatre ans de moins qu’eux. Je ne comprends pas que tu fasses un drame parce que pour une fois la différence est dans l’autre sens.»

Elle m’a regardée. Plus de larmes. Ses yeux étaient des lance-flammes. Elle a ouvert la bouche. L’a refermée. Une deuxième fois. Une troisième fois. Tout à coup, j’ai compris où était le fameux problème. L’âge n’était qu’un prétexte.

«Iris! Tu dois vivre, pas ressasser…»

«Et tu ne crois pas que je me le dis tous les jours? Tous les jours, depuis des mois et des mois? Tu ne crois pas que j’ai envie d’être caressée, aimée? Je ne peux pas, Marie, tu comprends? Je ne peux pas. Lorsqu’il n’est pas là, je rêve qu’il me touche. Mais lorsqu’il est là, à la seule idée qu’il pourrait avancer la main vers moi, je suis en sueur de la tête aux pieds. Je sais qu’il ne faut pas ressasser son viol. Mais ce n’est pas moi qui le ressasse. C’est elle. Une personne en moi que je n’arrive pas à atteindre. Il disait “Moi je les baise et puis je les tue”, et il braquait un pistolet sur sa gorge, tu comprends. J’ai beau la raisonner, cette Iris-là, elle n’arrive pas à oublier. Elle est restée paralysée, prisonnière. Ce soir-là, j’ai usé toute l’énergie de ma vie. Je suis fatiguée. Je me sens vieille. Le fait que tu aies douze ans de moins que moi, Samuel, ne fait qu’accentuer ce sentiment.»

Il a avancé sa chaise, et est allé mettre une main sur la sienne, fermement.

«Pourquoi ne m’as-tu pas parlé de ce violeur tout de suite? Je comprends tout maintenant mais, en nous aimant, nous pouvons peut-être le faire disparaître.»

Elle a eu un rire amer.

«Je n’avais peur de rien, avant. J’avais confiance en moi… Maintenant… Tu sais comment je dors, lorsque je suis à l’hôtel? En training, avec mes chaussures de gym, pour fuir au cas où… tu te rends compte? Une folle, quoi. J’ai peur d’être seule à la maison. J’ai peur de sortir dans la rue. Le soir, je vois des assassins dans toutes les embrasures. Moi. Moi qui aimais rôder la nuit dans les villes. Si je descends à l’épicerie chercher du café, je ferme l’appartement à double tour en sortant. Mais en revenant, je vérifie toutes les pièces pour m’assurer qu’elles sont vides.»

Un silence. Elle s’est tournée vers moi.

«Je me sens à côté de mes pompes. Je pleurniche sans arrêt. Je ne m’aime plus. Je ne veux pas me sentir comme ça, mais j’ai beau faire, cela se passe ailleurs que dans la raison. Ma vie n’a plus de sens pour moi, et je cherche ce que je pourrais entreprendre pour qu’elle continue tout de même. Et tu voudrais que j’inflige cette personne-là à Samuel? Tu le ferais, toi, à ma place? Hein, Marie? Tu le ferais?»

«Je ne peux pas croire que la femme qui a mis en scène le Don Giovanni de Vienne soit la personne que tu décris», a dit Samuel d’une voix douce. «Dans ton Don Giovanni, les femmes ne sont pas des victimes. Elles restent invaincues jusqu’au bout.»

«Oui, mais Don Giovanni meurt, ça les venge. Si je pouvais tuer Ben Salem, je le tuerais. Il m’a plongée en enfer, et je ne lui pardonnerai jamais. C’est primitif, je sais. Mais, dans ce domaine, la sophistication dont je suis par ailleurs richement dotée n’a pas cours, que veux-tu.»

«Ça t’aiderait de savoir qu’il est mort?»

«Oui, mais il ne va pas mourir juste pour m’arranger.»

«Est-ce que tu as connu l’ami d’Olga?»

Elle m’a regardée avec étonnement.

«Qu’est-ce qu’Olga vient faire là? Lequel des amis d’Olga, d’abord? Tu sais, elle les use et les jette comme des mouchoirs en papier.»

«Le dernier, celui avec qui elle est depuis dix-huit mois ou deux ans?»

«La gravure de mode? Je ne lui ai jamais parlé. Si nous avons échangé quelques signes de tête, de loin, c’est le bout du monde. Pourquoi me demandes-tu ça?»

«Tu as vu qu’il avait été tué?»

«Qui? Le beau Thomas?»

«Oui. Juste au moment où il devait venir assister à ta première à Vienne. Il avait même son couvert à ta table, le soir de la première, mais sa chaise est restée vide, parce qu’il était mort. Nous ne le savions pas, mais nous avons dîné avec un fantôme, ce soir-là.»

«J’avais complètement manqué la chose», a dit Iris. «Olga doit être dans tous ses états, pourquoi ne m’a-t-elle rien dit? Il faut que je l’appelle, que je…»

Je lui ai pris la main que ne tenait pas Samuel.

«Iris, c’était lui, ton violeur.»

«C’était… Mais… Comment…?»

J’ai expliqué la méprise de Carlyle.

«Mais… Mais ce n’est pas possible. Quand il s’est aperçu que je n’étais pas Olga, il aurait dû…»

«Oui, il aurait dû, mais il ne l’a pas fait. Il paraît qu’il trouvait la situation intéressante.»

«Et il se rendait dans le lit d’Olga avec un revolver? Et il lui disait Moi je les baise et je les tue? Et elle acceptait ça? Je ne peux pas le croire.»

«C’était un pervers, un sado-maso amateur de sensations fortes. Elle aussi.»

«Qui? Olga?

«Oui, Olga.»

«Et elle a laissé condamner ce Ben Salem, comme ça? Elle était au courant?»

«Olga ne savait pas que le violeur c’était Thomas. Il ne lui a rien dit. Le rapport qu’ils avaient aurait dû exclure ce genre de cachotterie, elle n’y a même pas pensé. Elle a tout appris deux ou trois semaines avant qu’il ne soit assassiné.»

«J’espère que c’est elle qui l’a tué, même si cela doit lui valoir des ennuis.»

«C’est la Mafia, à ce qu’il paraît. Un coup de couteau.»

«Parfait. Un coup de couteau, ça aurait pu venir de moi.»

«À propos d’Olga… Tu savais qu’elle avait un cancer du foie?»

«Un cancer du foie? Non. Je me souviens d’avoir pensé qu’elle avait une mine à faire peur, une fois, mais avec cette mise en scène à Vienne et tout le reste, ça fait un bout de temps que je ne l’ai plus revue.»

«Iris… Elle est morte cette nuit.»

«Quoi?»

«Je suis désolée de te l’apprendre ainsi. C’est aussi pour cela que je suis venue au lieu de téléphoner. Je suis allée la voir dimanche, elle a eu une hémorragie interne pendant que j’étais chez elle. Je l’ai accompagnée à l’hôpital, et je lui ai tenu la main jusqu’à la fin.»

«Mais elle ne m’a rien dit!»

«Elle m’a interdit de t’avertir. Elle ne voulait voir personne. Personne n’était au courant. Si je n’avais pas été là par hasard, elle serait morte seule. Elle ne s’est pas soignée. Elle ne songeait qu’à accélérer sa mort.»

Les yeux d’Iris se sont remplis de larmes.

«Je reconnais bien là Olga… toujours si fière. Mais elle était follement généreuse, aussi. J’aimais beaucoup cette femme, elle va me manquer horriblement.»

Pendant un instant, elle a laissé les larmes couler sur ses joues. Personne n’a rien dit. Jusqu’à ce qu’elle se mouche, me regarde le sourcil froncé et dise d’une voix rauque:

«Pour elle, ça a dû être terrible d’apprendre que mon violeur c’était son Thomas.»

«Elle était indignée qu’il ait fait ça, et qu’il ait menti par omission ensuite. Lorsque, sur le ton léger, il a fini par lui raconter, sans réfléchir et sans regretter, que c’était lui qui… par accident… elle avait décidé de le quitter.»

«Quelle ordure! Et cette pauvre Olga qui l’aimait tant. Il fallait bien qu’elle le quitte un jour, elle les quittait tous, mais celui-là, je crois vraiment qu’elle l’a aimé.»

Samuel avait suivi notre échange sans un mouvement, les yeux fixés sur le visage d’Iris.

«Dites-moi que je me trompe, je vous en prie. Le Thomas dont il est question n’est tout de même pas Thomas Carlyle?»

Sa question a commencé par me surprendre, puis j’ai réalisé que nous n’avions prononcé qu’un prénom.

«Parfaitement, nous parlons de lui.»

Il n’a pas poussé de cris d’orfraie, c’est un Anglais bien stylé, avec un tempérament britannique à toute épreuve. Pendant une minute, il n’a rien dit. Mais ses yeux étaient ceux d’un tueur.

finalement, il s’est secoué, il a approché avec précaution la main du visage d’Iris et il l’a caressé. Elle n’a pas réagi. Le silence s’est prolongé.

«Quand je pense que pendant toute mon adolescence j’ai soigneusement évité ce triste individu», a-t-il fini par dire, «et qu’une fois mort il se met en travers de ma vie, j’en ai le sang qui bout.»

Elle s’est tournée vers lui.

«Quoi? Tu le connaissais?»

«Nous avons été à l’école ensemble.»

Elle a fermé les yeux, les a rouverts, s’est ébrouée comme pour chasser un mauvais rêve.

«Peut-être que ce sera un peu plus facile, maintenant qu’il est mort. Mais je ne peux rien promettre. C’est moi la violée, mais c’est moi qui suis en prison. Peut-être que mon corps refusera l’amour à perpète.»

«Si tu n’essaies pas de le raisonner», a dit Samuel avec tendresse, «il ne pourra pas changer d’avis.»

«Tu sais, lorsque je me trouve seule dans un ascenseur avec un homme, je panique aujourd’hui encore; lorsque dans la rue un homme marche derrière moi je me dis qu’il va me faire violence, je…»

«Iris, tu es infirme. Mais moi aussi, je suis infirme. Pour guérir, j’enquête. Pour guérir, tu fais des mises en scène. Et si on s’aimait? Entre infirmes, on pourrait peut-être se donner un coup de main. Guérir ensemble.»

Quelque chose a changé subitement. Comme si un vent s’était levé. J’ai fait signe à Arnaud, qui pendant toute cette scène était resté planté là comme une statue de sel, le visage pâle et pincé; il a acquiescé du regard, nous avons quitté la pièce. Il fallait que je m’occupe de lui, à présent, c’était sûr. Iris et Samuel ne nous ont pas retenus. Je crois bien qu’ils n’ont même pas remarqué notre sortie.

Dans le couloir, Arnaud m’a dit, à voix basse:

«Je l’ai rencontré une fois, ce Thomas. Il était avec Olga, nous sommes allés boire un pot. Il faisait semblant d’être un gentleman. Heureusement que quelqu’un d’autre l’a déjà assassiné. Tu sais qu’elle n’arrête pas de faire des cauchemars. Qu’elle crie ne me touchez pas aussi quand elle dort, pas seulement quand elle est réveillée.»

Il était bouleversé.

«Viens, allons boire un pot et rediscuter de tout ça. Maintenant qu’Iris a lâché le morceau, ça pourrait mieux aller. Elle ne guérira jamais, parce que je ne crois pas qu’on puisse guérir d’un viol. Mais elle va peut-être entrouvrir sa prison. Peut-être. Allons au bistrot, va.»

Nous sommes sortis sur la pointe des pieds, en faisant attention de ne pas claquer la porte.

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet.

 

6 commentaires
1)
Saluki
, le 02.11.2008 à 00:31

Il ne reste plus qu’à trouver le fils…

Zit, tu dois avoir une idée, je ne peux pas décemment imaginer que…

2)
zit
, le 02.11.2008 à 07:43

Ah, bin je n’ai aucune imagination, c’est pour ça que j’aime les romans… Déjà que j’ai failli ne pas venir, croyant que c’était fini la semaine dernière.

z (en tout cas, le fils, c’est pas moi, je répêêêêêêêête : à moins que l’on ne m’aurait caché des choses…)

3)
Anne Cuneo
, le 02.11.2008 à 09:58

Incroyable, ces gens qui ne font pas confiance à l’auteur… ;-)))

4)
Anne Cuneo
, le 02.11.2008 à 10:10

Le feuilleton de “Ame de bronze” sera fini la semaine prochaine. J’ai initié une petite consultation à laquelle ce serait sympa de répondre. Pour l’instant, les résultats sont: on continue. François est d’accord, Bernard Campiche a mis le texte à disposition. Si les pourcentages restent ce qu’ils sont, nous mettrons donc en ligne la deuxième aventure de Marie Machiavelli – avec une semaine de battement peut-être pour marquer le passage du temps entre une aventure et l’autre.

Juste pour que vous sachiez, il y a cinq aventures de Marie Machiavelli: la loi du genre, que je respecte, car je la trouve très bien, c’est que si dans chaque livre il y a une “aventure” différente, le cadre reste le même. Autrement dit Marie, l’inspecteur Jean-Marc Léon, Rico, les forains, Ofelia et son fils Cesco, l’avocat Pierre-François etc. etc. restent: mais contrairement à ce que fait, par ex., Simenon, dans ma série les personnages-cadre évoluent, le temps passe, et prises dans leur ensemble les aventures de Marie Machiavelli représentent un grand roman sur Marie, sa vie, la société dans laquelle elle vit – sans oublier le cadre extérieur, la ville de Lausanne, qui change de roman en roman tout comme Lausanne change.

En choisissant cette manière de faire, on ajoute une difficulté, mais sans défis la vie serait tellement moins drôle…

Bon, alors, j’attends de vos nouvelles.

5)
Okazou
, le 03.11.2008 à 06:54

« Incroyable, ces gens qui ne font pas confiance à l’auteur… ;-))) »

Mais si !
N’empêche qu’il y a deux mots que j’adore dans les feuilletons et qui manquent ici : à suivre…

6)
Anne Cuneo
, le 03.11.2008 à 08:28

N’empêche qu’il y a deux mots que j’adore dans les feuilletons et qui manquent ici : à suivre…

Pourquoi ne l’as-tu pas dit avant, Okazou! Tu as raison et je n’y avais pas pensé. Ça ne manquera plus, je te le promets!