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Âme de bronze, chapitre 9

Ame de bronze

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

IX

 

 

Lundi matin.

Dur.

On a beau chanter «je hais les dimanches» – et dieu sait que je le pense plus souvent qu’à mon tour – à peine avais-je passé un week-end à travailler que j’avais déjà l’impression d’être à moitié morte.

J’ai commencé par appeler Pierre-François. Je voulais être débarrassée de sa cliente.

«Tu peux dénoncer le mari au fisc ou le faire chanter pour obtenir une meilleure pension alimentaire, à toi de voir.»

«Tu as une façon de mettre les choses…»

«C’est vrai. Depuis quelques jours, grâce à Carlyle, j’ai tendance à voir du chantage partout. C’est peut-être vrai, d’ailleurs.»

Je lui ai raconté le week-end. Il a ponctué mon récit de quelques sifflotements de surprise.

«Et maintenant?»

«J’appelle Jean-Marc Léon pour voir où il en est. Peut-être lui dirai-je ce que j’ai découvert, mais il doit m’avoir fait pas mal de cachotteries, lui aussi.»

«À ta place j’attendrais deux ou trois jours. Pour être sûr d’avoir en main un maximum d’éléments.»

Nous avons discuté l’opportunité de la chose, il a fini par me convaincre.

Et là-dessus, pendant plus de huit jours, je n’ai plus eu de nouvelles de personne.

Sophie et moi avons continué nos efforts pour mettre la main sur Henri Dumoulin, l’individu à face de rat apeuré auquel Carlyle avait soutiré par mon entremise cent mille francs. Vainement. Comme nous avions donné son nom à Léon, j’aurais été curieuse de savoir si, avec les moyens considérables de la police, il l’avait retrouvé. J’aurais eu quelques questions à lui poser.

J’ai laissé je ne sais combien de messages à Léon, l’inspecteur n’a pas trouvé le temps de me rappeler.

J’ai passé la semaine à m’occuper d’autre chose. J’avais bien assez à faire, il fallait de toute façon que je gagne notre pain quotidien.

Cela a duré jusqu’au samedi soir de la semaine suivante.

Rico étant enfin rentré d’Afrique, nous sommes allés ensemble au cinéma. À la sortie nous avons rencontré Sophie, qui était là avec Gilles, son ami, un modèle de correction, comme elle: pas un cheveu de travers, un nœud papillon impeccable avec pochette assortie, complet veston sombre avec gilet, s’il n’avait pas eu un regard plein de malice sous d’épaisses lunettes cerclées d’un bleu pétant, on aurait pu le prendre pour un croque-mort ou pour un haut fonctionnaire de la politique. En fait il était vendeur de mode.

Bref, de fil en aiguille nous avons décidé d’aller ensemble – un événement sans précédent dans mon association avec Sophie – boire un verre. Et comme nous étions au cinéma Palace, nous sommes allés au bar de l’hôtel.

À cette heure-là, c’était bourré. Nous nous sommes assis tant bien que mal dans un coin, les messieurs sont allés au bar chercher des boissons. Sophie, assise dos au mur, les a suivis des yeux – et soudain son regard s’est figé. Pendant dix secondes, elle a fixé, avec une concentration extrême, un point derrière moi. J’ai eu envie de me tourner, mais je me suis retenue. Cela aurait pu être indiscret, elle avait peut-être vu Gilles faire des amabilités à une rivale.

«Quelque chose ne va pas, Sophie?»

Elle s’est détendue et m’a souri.

«J’ai dû faire un effort inouï de mémoire, mais ça y est. Vous vous souvenez du viol d’Iris Moretti?»

«Comment pourrais-je oublier cela?»

«Vous vous souvenez que son violeur lui avait donné rendez-vous au bar du Palace, et qu’un soir je suis même venue passer la soirée ici, dans le vague espoir – ridicule bien entendu – de découvrir quelque chose.»

«Oui, Sophie, je me souviens. Mais on ne va pas renoncer à venir dans les lieux qui ont une fois été liés à quelque chose de désagréable.»

«Ce n’est pas ce que je veux dire. Vous vous souvenez que j’ai rencontré Carlyle?»

Je me suis redressée sur ma chaise.

«Ah! non, j’avais oublié ce détail. Et alors?»

«Vous vous souvenez qu’il était avec une femme? Eh bien, elle est assise au bar, derrière vous, la nana avec la robe noire, le sac et les chaussures rouges. Tournez-vous lentement et ne la dévisagez pas trop, on ne sait jamais, cela pourrait la faire fuir avant que vous n’appreniez qui elle est.»

Je me suis retournée.

Enveloppée de ce halo de solitude que je lui avais déjà vu, isolée au milieu de la foule, Olga était accoudée au bar, perchée sur un haut tabouret, devant deux flûtes, l’une pleine, l’autre vide. Je voyais son profil. Elle était parfaitement immobile, absente. Elle me semblait d’une pâleur mortelle. Mais c’était peut-être la lumière.

«Olga Vannery», ai-je dit à Sophie, «la femme chez qui Iris Moretti se trouvait, chez qui elle a été violée.»

Nous nous sommes regardées en silence. Nous pensions la même chose.

«Vous êtes sûre, Sophie?»

«Certaine.»

«Avec Carlyle? Trois jours après le viol d’Iris?»

«Avec Carlyle. Trois jours après le viol d’Iris.»

Olga… Carlyle… Dans ma tête, c’était la grande roue. Mais alors, si… si… si… Je me suis levée.

«Mais non, ne t’impatiente pas, le voici, ton verre.»

Je ne les avais pas vus revenir.

«Excusez-moi, je m’absente un instant.»

En partant, j’ai encore réussi à faire un signe à Sophie, et j'ai entendu sa voix placide expliquer:

«C’est ma faute, sans le vouloir je lui ai rappelé un coup de fil à donner.»

Je suis allée à la réception de l’hôtel, Mario était souvent de service, la nuit. Il n’était pas là.

«Il vient de terminer.»

Je devais avoir l’air franchement déçu, car le portier s’est hâté d’ajouter:

«Attendez, il est peut-être encore au vestiaire. Je vais aller voir.»

Il est parti dans le décor, et en deux minutes il a effectivement ramené Mario, impeccable dans un complet de ville du plus pur style italien.

«Comment, une jolie femme qui vient me chercher à la sortie du boulot?» Sa voix exprimait une surprise joyeuse.

«Je n’en espérais pas tant, je pensais te trouver en plein service et je voulais te demander quelque chose. Mais si tu acceptes, je t’invite à boire un verre avec nous.»

Il m’a offert son bras d’un geste galant, très italien, cela m’a à tel point rappelé mon père que les larmes me sont venues aux yeux.

À notre table, tout le monde s’est levé, j’ai fait les présentations, Sophie a tout de suite compris et a insisté pour céder à Mario sa chaise avec vue imprenable sur le bar.

Les deux flûtes d’Olga étaient vides devant elle. À part ce détail-là, elle n’avait pas bougé. Gilles est allé chercher à boire pour Mario. Je n’ai rien dit, j’ai attendu. Pendant trois minutes, l’attention de Mario a été absorbée par Rico qu’il n’avait jamais rencontré. M’ayant connue au berceau, ayant été un ami de mon père, il a manifesté un intérêt tout parental pour cet homme auquel il a aussitôt dit, sur le ton du commandement:

«J’espère que vous la rendez heureuse, cette gamine.»

«Mario», ai-je soufflé, «je vais sur mes trente-huit ans.»

«Je m’en fiche. Pour moi tu es une gamine. Je l’ai connue haute comme ça», a-t-il ajouté à l’adresse de Rico, qui m’a soudain regardée comme s’il ne m’avait jamais vue.

«Ben quoi? J’ai aussi le droit d’avoir eu une enfance.»

«Bien entendu, ma chérie. Même moi, j’en ai eu une, aussi incroyable que cela puisse paraître. Ce sont des choses qui arrivent. C’est toujours attendrissant lorsqu’un témoin de cette heureuse époque permet de s’en ressouvenir, c’est tout.»

Je ne perdais pas Mario de vue. Son regard a fini par se porter sur Olga, dont les deux verres étaient de nouveau pleins. Mario a ceci de bien qu’on peut, en dehors du boulot, lire son visage comme un livre. Il n’était que réprobation. J’ai attendu qu’il dise quelque chose, mais ses lèvres sont restées serrées, pincées, même. J’ai fini par y aller.

«C’est elle?»

«Elle? De qui parles-tu?»

«De la femme en noir avec les chaussures rouges perchée sur le dernier tabouret à gauche.»

«Et qu’entends-tu par “elle”?»

La discrétion professionnelle avait pris le dessus.

«Allez, Mario, tu ne dévoiles aucun secret, quelqu’un d’autre me l’a déjà dit, je voulais juste une confirmation. C’est elle l’amie de Thomas Carlyle, le client assassiné. Je voulais vérifier en douce, mais je peux tout aussi bien aller lui poser la question moi-même, c’est Olga Vannery, la collègue d’une de mes amies.»

«Eh bien oui, c’est la complice de ce sale type. Un être dangereux. J’espère que ce n’est pas une de tes amies.»

«Non, non, rassure-toi, je m’en suis toujours défiée, instinctivement.»

«Tu as l’instinct sain, dieu merci.»

Les trois autres étaient partis dans une discussion à propos du film que nous venions de voir. Mario et moi sommes restés silencieux, lui l’œil fixé sur Olga, moi essayant toujours, avec beaucoup de difficulté, de maîtriser le tourbillon d’idées dans ma tête.

L’une d’entre elles a soudain surnagé.

«Dis donc, Mario, avec Carlyle tu parlais quelle langue?»

Il m’a regardée comme si je débloquais.

«Quelle langue veux-tu qu’on ait parlée? Français, bien sûr.»

J’ai dû fermer les yeux pour me concentrer.

«Et dis-moi», ai-je finalement réussi à articuler, «avait-il un accent?»

«En français?»

«Oui, en français.»

«Non, il n’avait pas d’accent. Il ne parlait pas du tout comme un Anglais. On a des clients anglais qui parlent vraiment parfaitement, sans accent aucun, mais il y a une chose qui les trahit, toujours la même: leurs t. Ils les resserrent, je ne sais pas comment te dire, c’est particulier. Mais Carlyle n’avait pas ça.»

Il a réfléchi un instant.

«Si vraiment je devais lui attribuer une intonation, mais à peine une ombre, tu sais, tant et si bien que je n’y ai jamais pensé jusqu’à ce que tu me poses la question, ç’aurait été l’arabe. On a des clients bilingues, libanais, marocains, tunisiens, dont le français est la langue maternelle, mais accompagnée de l’arabe, et ils ont un certain je-ne-sais-quoi…»

«Et Carlyle l’avait aussi.»

«Oui. Curieux, pour un Anglais, non?»

«Pas si curieux. Son père était Tunisien. Je suis une imbécile de ne jamais y avoir pensé. Le français devait être sa langue maternelle.»

«Ha! ha! Ça explique pas mal de choses.»

«À moi, il n’a parlé qu’en anglais, et comme il faisait très anglais, jusqu’à aujourd’hui je n’ai jamais envisagé qu’il ait pu savoir le français.»

«Ça ne m’étonne pas. Ce type passait sa vie à jouer des jeux, la plupart du temps malfaisants. Mais il était même capable de jeux innocents, j’imagine. Tout arrive.»

J’ai regardé du côté d’Olga. De la main gauche, elle vidait sa deuxième flûte, de la droite elle faisait signe au garçon de lui apporter du champagne. Depuis que je l’avais vue, ce devait être la troisième sinon la quatrième fois.

«Elle boit comme un trou, dis donc.»

«C’est comme ça depuis des semaines. Elle est là tous les soirs, à la place où elle s’asseyait souvent avec Carlyle. Elle commande deux flûtes de champagne, trinque avec elle-même, puis elle les boit. Elle commence vers neuf-dix heures, et deux soirs sur trois, à la fermeture on doit la mettre dans un taxi.»

«Depuis quand, exactement?»

«Depuis qu’il n’est plus là. Trois semaines. Je dois dire qu’elle boit comme quelqu’un qui noie un vrai chagrin.»

Le brouillard dans ma tête s’est dissipé d’un coup. Soudain, tout a été clair. J’ai pris la main de Mario.

«Merci, Mario, tu m’as vraiment aidée.»

«Je t’en prie. Mais n’exagérons rien.»

Là-dessus, nous avons été happés dans la discussion générale.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, et Rico non plus, le pauvre, je l’en ai empêché. Nous avons retourné l’histoire dans tous les sens. J’aurais volontiers fait de même avec Pierre-François, mais je ne l’ai pas trouvé – il découchait, et pour une fois je ne devinais pas où.

À neuf heures, j’ai appelé la prison des Plaines de l’Orbe, celle où Mohammed ben Salem, le Tunisien condamné pour le viol d’Iris, purgeait sa peine. Je me suis renseignée sur les modalités des visites. En face de moi, Rico sirotait son café, soupesant sans doute quand et comment il sortirait mon histoire. Il m’avait donné sa parole d’honneur qu’il ne publierait rien sans mon feu vert, mais cela ne l’empêchait pas de rêver. Et de se préparer.

Et puis, tant pis, j’ai appelé Jean-Marc Léon chez lui.

Il était furieux.

«Les dimanches où j’ai congé, je veux les passer avec ma femme.»

Dans le fond, on entendait des cris de petits enfants, ils accentuaient ma mauvaise conscience. Mais j’ai tenu bon.

«Ça fait quinze jours que je vous appelle, il fallait vraiment que je vous parle.»

«Pour me dire quoi?»

«D’abord pour savoir où vous en étiez avec l’affaire Carlyle.»

«Et ça ne peut pas attendre demain?»

La moutarde m’est montée au nez.

«Dans la mesure où demain vous m’auriez fait dire que vous n’étiez pas là, non.»

«Et que voulez-vous savoir?»

«Où vous en êtes.»

«Nous arrivons lentement à la conclusion qu’il a été tué par une mafia quelconque. Cet enfant gâté de millionnaires s’amusait à jouer avec la pornographie, et avec la drogue, dont il ne se servait sans doute pas personnellement, ou à peine. Il l’achetait pour la donner. Il a aussi poussé à la déchéance – entre autres – je ne sais combien de femmes de chambre et de garçons d’étage de son hôtel, sans qu’on puisse jamais rien retenir contre lui, bien entendu.»

«Avez-vous retrouvé Henri Dumoulin, l’insaisissable débiteur?»

«J’y venais, justement. Oui, je l’ai retrouvé, et comme par hasard il est au cimetière depuis plus d’un an. De son vivant, il n’habitait à aucune des adresses qu’il vous avait données, mais en France, à Thonon. Il était connu de la police de Haute-Savoie. Mêlé à de petits trafics, drogue et pornographie. Camé, bien entendu. Carlyle lui aurait prêté des fonds pour se lancer dans un commerce de cassettes pornos. D’après sa famille, il s’est suicidé. Je ne conclurai pas aussitôt que quelqu’un l’a poussé, mais dans l’entourage de Carlyle il semble y avoir eu une véritable épidémie de suicides. Si j’ai bien compris tout ce qu’on m’a raconté, ça l’amusait de voir les gens mourir à petit feu. Pauvre, il aurait été un voyou. Pourri d’argent comme il était, c’était un vicelard.»

«Vous saviez avec qui il avait été marié, bien sûr?»

«Avec qui?»

«Ne faites pas l’innocent, Léon, je l’ai appris sans vous.»

«Dans ce cas-là, vous comprenez qu’on marche sur des œufs. Je n’ai pas envie d’avoir la presse à sensation sur le dos.»

«C’est pour ça que vous ne m’avez pas téléphoné?»

«En partie. Dans beaucoup de commissariats, il y a quelqu’un qui est payé par ces journaux-là, et on ne sait jamais qui.»

«Ça aurait même pu être moi.»

Il a ri.

«Non, pas vous. Mais votre jules. Ou notre standardiste.»

«Mon jules, comme vous dites, sera une tombe aussi longtemps que nous ne lui dirons pas qu’il peut y aller. Il sait tout depuis le départ, nous avons discuté la chose, elle est entendue.»

«Mettons.»

«Bon, alors, soyez chic, invitez-moi pour une tasse de thé maintenant, échangeons quelques informations. Je dois entreprendre une démarche délicate cet après-midi, et si nous sommes au clair auparavant, elle sera d’autant plus efficace.»

Il a soupiré.

«Bon, venez. Ma femme va nous assassiner, tous les deux.»

«Vous êtes policier, vous éluciderez le crime. Elle aime les fleurs?»

«Ça aidera, mais à peine.»

«Qui sait, je vais même réussir à nous sauver la vie, peut-être. Allez, j’arrive.»

Du fond de son fauteuil, Rico, le seul à presque tout savoir, me fixait, pensif.

«Tu sais que ça pourrait mal finir, ce que tu t’apprêtes à faire?»

«Je sais. Mais je n’y peux rien, je dois m’y prendre de cette façon-là. Je m’entourerai de précautions.»

Je me suis levée pour partir, Rico aussi. Il m’a prise dans ses bras.

«Prends bien soin de toi, ma chérie. Je ne voudrais pas que tu risques un pépin parce que tu aurais été téméraire.»

J’étais touchée par sa sollicitude.

«Si je te faisais ce coup-là lorsque tu pars pour l’Afrique ou le Proche-Orient, tu trouverais sans doute que je me conduis comme la dernière des pantouflardes.»

«De toute façon, je sais que tu n’en penses pas moins.»

J’ai dû rire.

«En somme, avec toi je ne peux pas gagner. Je suis pantouflarde quelles que soient les apparences.»

«Parfaitement. Mais je t’avouerai que tu es ma pantouflarde préférée.»

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet.

 

Un commentaire
1)
unna
, le 19.10.2008 à 12:14

je me régale, mais vivement la fin. Le suspense est insoutenable, je ne vais pas tenir une semaine de plus