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Âme de bronze, chapitre 8

Ame de bronze

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

VIII

 

Il était écrit que je ne finirais pas mon analyse comptable ce week-end là.

Lorsque je suis arrivée au bureau le dimanche matin, courbatue par mon samedi au pas de course, il y avait plusieurs messages de Franz Suter sur mon répondeur. Le dernier constatait:

«Les Bernois sont censés être lents, mais alors les Italiens les battent à plates coutures, et je commence à soupçonner que la réputation des Machiavel est surfaite. Comment faut-il te dire que j’ai des choses sensass à te raconter? Tu m’appelles, un point c’est tout.»

Je me suis empressée de l’appeler: comme par hasard son répondeur me priait de «bavarder dans la machine» (en bernois i t’ Maschine schwätze), et son téléphone portable m’apprenait que l’abonné auquel je désirais parler ne pouvait être atteint en ce moment.

«Prière d’appeler plus tard.»

C’était bien la peine de me faire crever de curiosité.

Je me suis installée devant ma comptabilité, mais ma tête était ailleurs. J’ai fait un effort parce que mieux valait être débarrassé du pensum lorsque Franz appellerait.

Il a fallu attendre midi.

«Eh, la belle, où c’est que tu t’étais fourrée?»

«Surveille ton français, Franz.»

«J’y penserai un de ces jours, en attendant j’ai autre chose à faire. Où es-tu?»

«Où veux-tu que je sois? Au bureau, puisque je réponds à ton appel.»

«Oh, aujourd’hui il y a mille manières de tromper son monde. Tu pourrais répondre depuis les Bermudes, si tu voulais; je n’y verrais que du feu.»

«Je prends note pour mon prochain voyage aux Bermudes. Alors, ces nouvelles?»

«Je prends la ficelle et j’arrive à ta porte. Je suis à la gare.»

La ficelle, c’est le métro (comme disent d’autres) qui grimpe de la gare de Lausanne au quartier du Flon (c’est le nom de la rivière qu’on a recouverte avec la rue Centrale, l’autoroute à quatre pistes dont j’ai déjà parlé). On dit métro parce que le convoi en question passe par un tunnel. Mais le trajet dure une minute. Et l’autre ligne, celle qui va jusqu’au lac, fait le trajet en six ou sept minutes. Vous voyez le métro. Autrefois, en lieu et place des trains à crémaillère, il y avait un funiculaire, qui comme tout funiculaire qui se respecte fonctionnait par câble. D’où la «ficelle», appellation affectueuse des Lausannois pour parler de ce moyen de locomotion aussi populaire que pratique. Le nom tend à se perdre, mais Franz était un élève de mon père, lequel avait pris la vraie ficelle des milliers de fois avant qu’elle ne devienne crémaillère et ne soit rebaptisée métro.

En un mot comme en cent, Franz était à Lausanne.

Il ne lui a pas fallu un quart d’heure pour caser sa longue carcasse dans mon fauteuil. Il n’a d’abord rien dit, se contentant de lisser sa moustache d’un air satisfait.

«À t’entendre, et maintenant à te voir, on dirait que tu as de grandes nouvelles.»

«C’est exactement cela. Exceptionnelles.»

«Bon. Eh bien vas-y.»

Il a sorti un calepin de sa poche, qu’il a feuilleté avec une lenteur étudiée. J’avais envie de l’étrangler, mais je me suis retenue, et n’ai même rien dit.

«Varek, Klaus», a-t-il lu. «fils de Varek Joseph et de von Marten Clara. Né à Bienne le 15 février 1945. Études secondaires à Bienne. Bilingue. Études universitaires à Berne et à Saint-Gall. Docteur en droit. Mariage précoce. Trois enfants. Michel né en 1967, Marinette née en 1968 et…» Il a fait une pause du plus bel effet – et alors, en un éclair, j’ai su ce qu’il allait dire. Il l’a dit: «Élisabeth, née en 1970.»

«Elle a épousé Thomas Carlyle.»

«Parfaitement. Et je te prie de croire que pour trouver ça, il a fallu que je rame. Sa famille protège le secret comme la réserve d’or de la Banque nationale. Elle protège la jeune femme de la même façon.»

«C’est-à-dire?»

«J’ai trouvé dix mille personnes qui ont connu Betty Varek lorsqu’elle était une jeune fille fraîche et gaie, tenniswoman exceptionnelle, élève douée, et je t’en passe. Un concert de louanges. À vrai dire, je la connaissais moi-même, par le tennis. C’est même à mon revers que je dois d’avoir pu prendre contact. Et puis à dix-neuf ans elle a épousé Carlyle, et c’était fini. Évaporée, Betty. Le comble, c’est qu’elle est restée évaporée même après son divorce.»

«Mais elle vit?»

«J’ai même fini par la trouver. Elle est à Berne. Chez sa grand-mère Clara. Tu y étais allée, lorsque tu as travaillé pour elle?»

«Non, j’avais renoncé. J’avais écouté les autres, et pas mon instinct qui me disait de lui rendre visite. Quelle imbécile je fais!»

«Ne te reproche rien, tu ne pouvais pas deviner. Bon, elle est chez sa grand-mère, et j’ai même réussi à savoir pourquoi.»

«Cesse de me faire languir et dis-le-moi. Si tu fais tous ces effets pour que je te dise que tu es génial, je te le dis d’autant plus volontiers que je le pense. Comment se fait-il que vendredi tu n’aies rien su de tout cela?»

«Tu sais, pour apprendre que quelqu’un a été marié avec quelqu’un d’autre, il ne faut que dix secondes. La minute d’avant on ne le savait pas, la minute d’après on le sait. Tu m’as téléphoné la minute d’avant. Vendredi, j’avais appris qu’il y avait une petite-fille vivant dans la maison de la grand-mère Clara mais, à ce moment-là, elle n’avait pas grande importance, je n’avais pas encore compris que c’était la femme divorcée de ton macchabée.»

«Logique. Et maintenant dis-moi pourquoi Betty vit chez Clara – Betty… Clara… On dirait un dessin animé.»

«Elle ne vit pas: elle est retranchée. Elle est enfermée dans cette maison, avec surveillance électronique, caméras absolument partout, chiens méchants – et je t’assure qu’ils sont très méchants –, gardien en permanence. On dirait une ambassade à risques. Son ex-mari n’a accepté la séparation qu’à son corps défendant, et il a continué à vouloir reprendre Betty des années après leur divorce. Depuis un an ou deux on ne l’avait plus vu, mais les deux femmes pensent qu’il est suffisamment tordu pour faire semblant de se désintéresser, et puis un beau jour – plouf, il l’enlèverait et la séquestrerait. Comme il faisait auparavant.»

«Ah bon! Il la séquestrait?»

«C’est une histoire incroyable. J’ai fini par l’obtenir hier par l’infirmière qui s’est occupée de Betty après la séparation. Elle m’a tout raconté une fois que je lui ai appris que Carlyle était mort. Cette infirmière est une dame dans la soixantaine, mais notre Thomas Carlyle avait même essayé de la séduire pour pouvoir arriver jusqu’à Betty.»

«On peut la voir, cette dame?»

«On peut voir mieux. À quatre heures cet après-midi, nous avons rendez-vous avec Madame Varek et Betty.»

«Où ça?»

«Où ça… À Berne, où veux-tu que nous ayons rendez-vous? On va même aller prendre le train, si tu veux bien.»

Ça, c’était Franz tout craché. Il n’était venu à Lausanne que pour me ramener à Berne. Dans son esprit, il aurait été discourtois de me laisser voyager seule.

«Tu parles si je veux. Allons-y.»

Trois heures plus tard, nous étions à la grille de la maison de moyenne grandeur où vivaient Madame Varek et Betty.

Pour entrer, il a fallu montrer patte blanche. Les chiens avaient l’air féroce, et le gardien n’était pas du genre qui plaisante. Il était armé, ai-je noté.

Il nous a introduits dans un petit salon où nous avons attendu, entourés de luxe; on n’en avait pas moins la sensation d’être dans une prison. La porte a fini par s’ouvrir sur une jeune femme qui, parée, aurait pu être une ravissante beauté, comme dit la presse du cœur. Là, elle était grande, pâle, et si mince qu’elle en était maigre. Ses yeux gris se perdaient dans la blancheur de sa peau, et ses cheveux brun-roux avaient oublié avoir jamais connu le coiffeur. Elle portait une de ces jupes écossaises et un de ces petits ensembles pull-jaquette en cachemire qui n’ont l’air de rien, mais coûtent des fortunes dans les boutiques de la place Saint-François. Idem pour ses mocassins. Son sourire était incertain, et elle dégageait avant toute chose la timidité, et même la crainte.

«Franz Suter, vous êtes vraiment venu! Madame…»

«Élisabeth, je vous présente Marie Machiavelli. Je vous ai parlé d’elle, elle a quelque chose à vous dire. Marie, c’est Élisabeth Varek.»

Nous avons échangé une poignée de main.

«Asseyez-vous, je vous en prie. Je peux vous offrir du thé?»

Cela l’aidait à surmonter son insécurité. Nous avons accepté le thé.

Une fois que nous avons siroté notre tasse, mangé notre biscuit, il a fallu commencer. Je me demandais comment Suter allait s’y prendre.

«Je suis désolé de vous troubler, mais je crois que ce que nous avons à vous dire va vous soulager.»

«Est-ce à propos de… lui?»

Elle a commencé à se tordre les mains.

«Oui. Il est mort.»

Elle s’est figée, puis – au bout d’une petite éternité – nous a regardés sans un mot, à tour de rôle. Un sourire lointain s’est peu à peu dessiné sur ses lèvres.

«Élisabeth, vous m’entendez?»

«Je vous entends, mais je ne vous crois pas.»

«J’ai envisagé que vous seriez sceptique. C’est pour cela que je vous ai amené Marie. Elle l’a vu.»

«Vous l’avez vu?»

Son regard n’était plus pâle du tout.

«Oui.»

«Et vous êtes sûre qu’il était mort?»

«Absolument. Il avait reçu un coup de couteau, et avait dû trépasser sur le champ.»

Ses joues se sont colorées.

«Quand?»

«Cela a dû se passer lundi soir. J’ai vu son corps mardi matin.»

«Et vous avez attendu dimanche pour me le dire?»

Suter a eu un geste d’impuissance.

«Il n’a pas été facile de vous trouver.»

«Mais il a été identifié tout de suite?»

«Mardi à midi.»

«Et sa famille a été avisée?»

«Sans doute.»

«Les Carlyle auraient tout de même pu penser…»

«Vous les connaissez?»

«Bien sûr que je les connais. Je faisais partie de leur famille. L’oncle Francis m’a même mise en garde, au début, mais je n’ai pas compris.»

«L’oncle Francis, c’est le professeur?»

«Oui.»

«Celui que vous avez rencontré une fois?»

«Comment, une fois? Je l’ai rencontré dix, vingt fois, et les autres aussi. Oncle Francis est venu chez nous à Gstaad.»

«Et il connaissait votre nom?»

«Mais… Pourquoi me posez-vous toutes ces questions? Bien sûr qu’il connaissait mon nom: il a même rencontré mon père.»

«Il a prétendu hier ne pas savoir qui vous étiez.»

Le sang est plus épais que l’eau, avait-il dit.

Elle a eu un geste.

«C’était sans doute pour me protéger. Ou pour protéger les Carlyle, c’est leur genre. Lorsque je leur ai dit que Tom me maltraitait, que c’était un pervers sexuel, ils ont rougi, mais personne n’a levé le petit doigt. Bon laissons cela. Racontez-moi tout.»

Je me suis exécutée.

Plus mon récit avançait, plus elle semblait s’animer. Lorsque je me suis tue, elle a littéralement explosé.

«Mais alors… je suis libre!»

Un silence. Les yeux fixés sur le tapis, elle a répondu aux questions que je ne posais pas.

«C’est un vrai miracle que j’aie réussi à venir jusqu’ici, chez mes grands-parents. Pour Thomas Carlyle, cela représentait un affront. Que quelqu’un lui échappe alors qu’il était sûr de le tenir en son pouvoir, pour lui c’était insoutenable.»

Elle a tendu son poignet gauche, a relevé sa manche. Des cicatrices. J’ai d’abord pensé qu’elle avait tenté de s’ouvrir les veines.

«Tout mon corps est marqué. Il m’attachait, et il me fouettait jusqu’au sang. Au début, c’était un jeu, j’ai même trouvé cela excitant. Et puis il a continué, encore, et encore. Je n’ai jamais très bien compris ce qu’il voulait de moi. Lorsque j’ai commencé à dire que je ne pouvais plus, il est devenu pire. Il ne m’adressait plus la parole, mais il ne me lâchait pas d’une semelle. Mes nuits étaient des cauchemars. J’avais peur, toujours, qu’il entre dans ma chambre, qu’il recommence. Et il finissait toujours par venir. Lorsque je tentais de m’enfuir, il me rattrapait. Il était diabolique.»

«Vous ne vous êtes pas plainte?»

«Mes parents étaient si fiers que j’aie fait un beau mariage… J’avais honte. Et ils n’auraient pas compris. Une fois, j’ai réussi à aller dans un centre pour femmes battues. Il a envoyé la police me chercher, et il m’a à moitié tuée, ensuite. Les femmes ont bien essayé de me récupérer, mais elles n’ont pas pu. Il me faisait passer pour une malade mentale, il avait l’air si raisonnable, si aimable et si correct que c’était lui qu’on croyait. C’était vrai aussi que j’avais fini par avoir l’air d’une folle.»

«Je l’ai rencontré. Il était un peu cassant et hautain, mais c’est vrai qu’il paraissait être la correction même…»

«Je sais. Moi aussi je l’ai trouvé parfait. Pendant nos fiançailles je n’y ai vu que du feu. Nous avions pourtant déjà eu des rapports sexuels. Mais ce n’est qu’après le mariage… Et toujours pire. Toujours plus fou, plus dépravé…»

Un silence. C’est elle qui a repris. Les mots sortaient d’elle pressés, elle était comme une marmite à vapeur qui lâche la pression.

«Un jour, il a dû sortir parce que sa belle Jaguar avait été emmenée à la fourrière.»

Elle a ri d’un rire de jeune fille.

«C’était drôle, il avait toujours pensé qu’avec une Jag on pouvait faire ce qu’on voulait. Il la parquait n’importe où, et il faut dire qu’il n’avait jamais eu d’amende. Il avait enfin dû tomber sur un contractuel qui applique la même loi pour tous.»

«Et alors?»

«Il voulait que j’aille avec lui à la fourrière, mais je ne pouvais pas. J’étais malade comme un chien. Finalement il est parti, pensant sans doute que dans un tel état j’étais incapable d’initiative. Il avait raison.»

Une pause.

«Mais il avait compté sans ma grand-mère. Il venait de disparaître au coin de la rue, elle a sonné à la porte. Par hasard. Elle avait voulu venir me dire un petit bonjour. Je ne sais plus comment cela s’est passé, j’étais si mal… Elle a vu les marques… Pour la première fois, j’ai osé raconter. Lorsque je lui ai dit Grand-mère, emmenez-moi avant qu’il ne me tue, elle n’a fait ni une ni deux. Nous sommes sorties par la cave, j’étais en pantoufles, en chemise et en robe de chambre. Deux heures après nous étions ici.»

Suter a enchaîné.

«Il a fallu faire de cette maison une forteresse. Avant de se résigner, Carlyle a tout tenté pour la reprendre.»

«Grand-mère est allée voir son oncle, elle lui a tout raconté. On avait des photos, on avait fait constater mon état par la police. Elle lui a dit que si Thomas essayait encore de m’approcher, ce serait un scandale national. Mais la famille de Thomas n’a sur lui qu’un pouvoir relatif. Il a toujours été le corps étranger, parmi eux. Je crois même qu’ils en ont un peu peur. Et puis mon père est étrangement indulgent, avec lui. Il aurait pu intervenir, mais il ne l’a pas fait, même lorsque Thomas a essayé de se glisser dans cette maison. Grand-mère l’a surpris, c’est une femme incroyable, vous savez. Elle se promène toujours armée, depuis qu’elle m’a ramenée. Elle l’a chassé à la pointe du revolver.»

«Mais il a essayé plusieurs fois?»

«Il n’y a pas si longtemps qu’il a cessé, et nous ne pouvions pas être sûrs que ça ne recommencerait pas un jour. Je vous le dis, il acceptait mal qu’on lui résiste. Bien sûr, d’autres gens que moi lui ont tenu tête. Mais moi j’étais sa femme. Sa chose.»

«N’étiez-vous pas divorcée?»

Son rire n’avait plus rien de gai.

«On ne quitte pas la folie. Nous sommes divorcés depuis quatre ans, mais il a tenté de me reprendre pendant des années. Sans ma grand-mère, je suis sûre qu’il aurait fini par me tuer. Même après notre divorce. J’étais sa chose, je vous dis.»

J’avais la gorge nouée.

«Mais vous», a-t-elle fini par demander, «comment êtes-vous mêlée à la vie de Thomas? Vous n’étiez pas une de ses maîtresses, tout de même?»

«Non. Je suis agent d’affaires, et il était venu me voir pour ses affaires. C’est une histoire longue et compliquée. J’ai fini par avoir peur qu’il m’ait utilisée pour des trafics louches, et je veux en avoir le cœur net.»

«Vous enquêtez pour vous-même, en somme?»

«Oui.»

Depuis que nous lui avions annoncé la mort de son mari, son visage avait changé – elle redevenait jolie. C’était soudain et spectaculaire, saisissant.

Nous en étions là lorsque la grand-mère a fait son entrée. Intimidante, c’est le moins qu’on puisse dire. Un navire amiral. Ses cheveux étaient blancs, ses yeux – aussi gris que ceux de sa petite-fille – pétillaient de vie.

«Madame Clara Varek…»

«Vous êtes Monsieur Suter, je suppose?»

«Oui, Madame.»

«Bonjour. Présentez-moi donc votre amie.»

«Voici Marie Machiavelli, qui est agent d’affaires à Lausanne.»

Son visage s’est fermé. Son regard était dur.

«Qu’êtes-vous venue faire ici? Qui vous envoie?»

«Nous ne venons de la part de personne. Nous voulions vous apprendre que Thomas Carlyle est mort. J’ai vu son corps moi-même. C’était à Zurich, il y a près de huit jours, et il n’y a pas de doute.»

Elle s’est redressée.

«C’est encore une blague de ce salaud, je parie?»

Suter a designé le téléphone.

«Appelez la police judiciaire de Lausanne, Madame, on confirmera.»

Elle a enfin daigné sourire. Tout juste.

«Que ne nous avez-vous dit au téléphone que c’était pour cela que vous vouliez nous voir! Moi qui pensais devoir vivre enfermée avec cette pauvre enfant jusqu’à la fin de mes jours. Ce soir on va à l’Opéra, ma chérie. Et si l’Opéra est complet, nous irons au cinéma. Comment est-il mort? Englouti par le feu de l’enfer, j’espère?»

«Pas tout à fait. Il est mort assassiné.»

«Splendide. Je l’aurais bien assassiné moi-même, si tuer les gens ne procurait pas tant d’ennuis. Sa famille est au courant?»

«Les choses se sont passées le plus officiellement du monde, nous supposons que la police suisse a averti Scotland Yard, et que Scotland Yard a averti la famille. Cela se fait dans la discrétion.»

«Si la presse à sensation nous envahissait soudain, nous n’aurions plus une minute tranquille, grand-mère. Nous irons à l’Opéra un autre soir.»

«Je suis pour pavoiser, mais tu as sans doute raison, ma chérie. Faisons mine de rien tant que tout n’est pas réglé.»

«Vous avez quitté cette maison, ces huit derniers jours?» a tout de même demandé Franz.

«Quitté cette maison? Qu’entendez-vous par là? Nous sommes allées au jardin de temps à autre, en dépit du froid.»

«Vous n’êtes pas allées à Zurich?»

Le visage de Clara Varek s’est fendu d’un large sourire.

«Regardez-moi ce flic-né. Il est en train de vérifier notre alibi. Nous étions ici, mon garçon, mais je crois pouvoir parler pour toute sorte de gens en vous disant que nous sommes nombreux à avoir souhaité être celui qui assassinerait ce triste individu. Si nous l’avions fait, nous ne nous cacherions pas. Un anormal, un être dangereux, qui vu ses penchants aurait forcément fini par tuer quelqu’un lui-même, si on ne l’avait devancé.»

Elle s’est tournée vers moi.

«Jeune femme, vous me devez une explication.»

«Permettez-moi de vous contredire, chère Madame. C’est vous qui me devez une explication. Vous m’avez envoyée courir après un hochet imaginaire…»

«Un hochet parfaitement réel.»

«Mettons. Mais vous ne m’avez pas dit que en réalité, ce qui vous importait, ce n’était pas le hochet du tout.»

«Je voulais mon paquet, jeune fille.»

«Vous vouliez le ticket de consigne qu’on y avait caché, chère Dame.»

«Insolente!»

«Descendez de vos grands chevaux, et j’abandonne les miens.»

Un silence. Franz et Betty étaient immobiles sur leur chaise – deux spectateurs qui assistaient à un combat de coqs.

«Bon», a-t-elle fini par concéder, et son corps a quitté un peu de sa rigidité. «Maintenant qu’il est mort, on peut essayer de réparer les dégâts.»

Encore un long silence.

«Commençons par le commencement», a-t-elle fini par dire. «L’envoi du hochet à ma petite-fille, la sœur de Betty, s’est fait en toute innocence. Lorsque j’ai préparé le paquet, je ne savais rien.»

Elle a fermé les yeux et s’est recueillie. Puis elle a entamé son récit.

Ce matin-là, son fils était venu déjeuner, c’était inattendu. Il avait l’air défait, et Clara Varek ne l’avait pas cru lorsqu’il avait affirmé être venu trouver Betty: depuis le temps qu’elle était là, il ne s’était soucié d’elle que pour la harceler en termes non équivoques, la pousser à retourner chez son mari. Il avait condamné son divorce, avait même tenté, une fois, de l’emmener de force. C’était alors que Madame Varek avait engagé le jardinier-chauffeur très spécial que nous avions sans doute remarqué à l’entrée. «Je suis allée le prendre là où les gens n’ont qu’une parole, et je lui ai dit que quelle que soit la somme qu’on lui offrirait pour le corrompre, s’il m’était loyal jusqu’au bout, je lui garantirais une vie à l’abri de tout souci, moi. Tandis que les autres payeraient une fois, puis le feraient chanter toute sa vie. J’ai eu de la chance, il m’a crue. Ce n’étaient pas des bourdes, ce que je lui racontais, mais je n’avais aucune garantie qu’il me ferait confiance. Heureusement, c’est un garçon intelligent. Il nous a vite jugées, et il a compris que je tiendrais parole. Ma seule crainte, une fois qu’il a fait le tour du problème, c’était qu’il assassine Thomas pour que les choses aillent plus vite.»

Elle a levé une main et a ri de nos yeux ronds.

«Non, ce n’est finalement pas lui qui l’aura fait. Il était là, lundi dernier. Bon, où en étais-je? Ah oui. Mon crétin de fils. Il venait nous gâcher la journée, que voulez-vous. Nous avions tout juste appris que ma petite-fille Marinette avait eu une fillette, nous étions toutes contentes, moi d’être arrière-grand-mère, Betty d’être tante. Et tout à coup voilà ce trouble-fête qui arrive – une tête d’enterrement. N’est-ce pas Betty? J’étais donc tout occupée à organiser l’envoi du hochet que ma mère avait reçu de sa grand-mère lors de ma naissance.»

Klaus Varek était là, il avait retourné le hochet dans tous les sens. Madame Varek s’était dit que l’objet lui rappelait des souvenirs. Lui aussi avait été diverti avec ce hochet, à une époque où l’on pensait encore de lui qu’il était mignon – à le voir maintenant on avait peine à s’en souvenir. Bref, lorsqu’elle avait fini d’emballer son paquet, il avait offert de nouer la ficelle, de l’emmener à la poste, où il devait aller de toute façon expédier une lettre recommandée, avait-il dit.

Madame Varek lui avait confié sa boîte, un instant étonnée que son fils lui rende spontanément service, cela n’était plus arrivé depuis longtemps, mais enfin, après, elle n’y avait plus pensé. Même lorsqu’elle avait entendu à la radio que le train avait été dévalisé, elle n’avait, d’abord, pas songé à son hochet. Puis son fils était arrivé, défait. Il avait insisté pour que Madame Varek téléphone à Marinette – il aurait pu téléphoner tout seul, c’était sa fille, après tout – pour lui demander si elle avait reçu le paquet.

Madame Bonni ne l’avait pas reçu, mais cela ne signifiait rien, le paquet n’était peut-être pas en courrier prioritaire.

Lorsque le lendemain non plus il n’était pas arrivé, et que son fils était devenu insupportable, Clara Varek s’était dit qu’on pouvait essayer de faire des recherches, mais elle avait décidé qu’elle ne demanderait pas ce service à Berne, elle irait à Lausanne.

«Je ne savais pas que vous étiez devenu détective, Monsieur Suter, et même l’aurais-je su, je n’avais aucune garantie que vous n’iriez pas trouver l’un ou l’autre des journalistes de la presse à scandale. J’ai préféré sortir du sérail.»

«Et qui vous a parlé de Rosalinde Schmidt? Vous vous recommandiez d’elle, mais elle ne vous connaît pas, et ne connaît personne de votre famille.»

«Et pourtant, c’est mon fils qui m’a conseillé de m’adresser à vous. Je ne sais pas d’où il tenait votre adresse. Il était dans un état incroyable, ce jour-là.»

Elle avait fini par lui tirer les vers du nez. Réparer les pots cassés, cela avait toujours été sa spécialité, avec les hommes de sa famille. Déjà du temps de Monsieur Varek père, elle aurait pu nous en raconter… Mais elle s’est retenue.

Klaus avait fini par lui avouer avoir voulu se débarrasser d’un chargement compromettant. Pour ne pas être mêlé à une affaire louche, il l’avait abandonné à la consigne de Berne. Enfin, pas totalement abandonné, il avait tout de même gardé le reçu. Mais ne voulant pas le conserver sur lui, il l’avait glissé dans le paquet du hochet, se proposant de téléphoner à sa fille de l’envoyer, depuis Lausanne, dans une enveloppe neutre, à l’adresse où il aurait – en théorie – dû se rendre en personne.

«Ne cherchons pas une logique dans cette manière de procéder. Ce sont les réflexes irrationnels de panique de quelqu’un qui est rongé par la mauvaise conscience.»

«C’est une valise, qu’il a laissée à Berne», ai-je cru lui apprendre.

«Je sais, c’est à moi qu’il avait emprunté cette valise. C’était celle que j’avais remplie à la hâte le jour où j’ai sorti Betty de chez Carlyle. Une valise en cuir brun. Je m’en suis débarrassée avec empressement, quand mon fils m’en a demandé une, je ne voulais rien qui ait appartenu à ce type-là.»

«Et vous saviez que votre fils avait mis le ticket dans le paquet du hochet?»

«Non. Je n’ai pas compris que toutes ces histoires, ce n’était pas pour le vieil objet de famille, mais pour autre chose. Je me suis bien étonnée de son attachement soudain à un simple bibelot, mais sur le moment… Il n’y a pas de pire imbécile que celui qui ne veut pas comprendre.»

«Mais vous avez tout de même fini par vous rendre compte?…»

«Bien sûr. D’abord, il y a eu la presse. Et puis Thomas m’a téléphoné pour réclamer Betty une fois de plus, et il m’a dit qu’il avait tout ce qu’il fallait pour couler Klaus comme pervers sexuel. Sans le vouloir, il m’a expliqué la panique de mon fils: il avait menacé de le faire arrêter. Je crois même qu’il lui avait dit que la police était en route. Klaus a eu peur que cela n’arrive avant qu’il ne se soit débarrassé de ces bandes et de tout lien avec elles. Thomas m’a décrit les cassettes qui étaient à la gare de Berne.»

«Vous n’avez pas cédé?»

«C’était un maître chanteur obsessionnel. Il ne savait pas traiter avec les gens autrement que par le chantage. Il n’avait aucun besoin de l’argent qu’il soutirait à ses victimes. Mais il avait plaisir à voir leur embarras. Pour exploiter les faiblesses humaines, il était diabolique. Sauf que avec moi, ça ne marchait pas. Il m’est arrivé de couvrir les frasques de mon mari, mais c’étaient des peccadilles. Si mon fils est idiot au point de débaucher de trop jeunes gens, lui, un député, un élu du peuple, qu’on l’arrête, qu’on le condamne. Il le mérite. J’ai voulu voir le bluff de Thomas. Nous aussi avions quelques atouts dans notre jeu. Aucun de vous, et lui non plus, ne savait d’où venait la valise. Mais moi je le savais. Et ce snob invétéré se faisait tout faire sur mesure – en cherchant, on aurait sûrement trouvé le vendeur. Et en cas de besoin, j’aurais arrangé la vérité, moi aussi.»

«On a même identifié quelques-unes de ses empreintes parmi d’autres, depuis qu’il est mort.»

«Vous voyez. En tout cas, je l’ai envoyé paître, et il ne s’est rien passé, sauf qu’il a dû continuer à faire pression sur mon fils, qui depuis lors est presque méconnaissable, pour nous qui le connaissons bien.»

«Mais le hold-up du train?…»

«Une coïncidence. J’avoue qu’à un moment donné j’ai soupçonné mon fils d’y être pour quelque chose mais, à la réflexion, c’était stupide. C’est un menteur bien entraîné, il ne pourrait pas être politicien, sans cela. Mais il aurait été incapable d’organiser quelque chose d’aussi impeccable que ce hold-up. Il fallait être visionnaire, pour un coup pareil, pas conseiller national. J’ai retourné la question dans tous les sens, croyez-moi. La malchance, ça existe.»

«C’est vrai que tout arrive.»

«Maintenant que Carlyle est mort et que j’en sais un peu plus, je peux essayer de questionner mon fils encore une fois. Laissez-moi faire, je m’en charge. S’il parle à quelqu’un, ce sera à moi.»

J’ai fait un geste d’une nonchalance que je n’éprouvais pas.

«Je ne veux même pas savoir ce qu’il vous dira. J’ai compris comment les choses se sont déroulées, maintenant.»

Nous avons pris congé.

Franz a consenti à ce que je rentre sans escorte. En attendant mon train nous sommes allés boire une bière.

«Même s’il admettait qu’il débauche des enfants, elle ne nous le dirait jamais.»

«Évidemment pas. De même qu’elle ne nous dira jamais si cette histoire de ticket de consigne est vraie.»

«Elle pourrait même croire qu’elle est vraie. Cela n’empêcherait pas son fils de lui avoir menti sur toute la ligne. Tu sais quoi, Franz?»

«Quoi?»

«Carlyle a dit à Madame Varek que c’était un obsédé sexuel. Ce que la valise de bandes pornos tend à confirmer.»

«En Suisse, être en possession de cassettes pornographiques, même pédophiles, ce n’est pas un crime.»

«Je sais bien. Mais tout de même, fouillons de notre côté dans le passé et le présent du bonhomme. Juste pour voir.»

«Franchement, c’est avec plaisir. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire?»

«Je vais voir si je peux tirer les vers du nez de Jean-Marc, l’inspecteur. Je lui dirai… Je ne sais pas ce que je lui dirai, mais j’essaierai de le rendre bavard.»

«Très bien. Je cherche de mon côté.»

L’heure du train approchait. Nous nous sommes quittés.

«Ciao. On se téléphone?»

«On se téléphone. Allez, ciao.»

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet.

 

11 commentaires
1)
Saluki
, le 12.10.2008 à 00:27

J’avais sommeil…

J’ai lutté pour ne pas m’endormir et lire le nouvel épisode. Merci, Anne, le suspense continue…

2)
Franck Pastor
, le 12.10.2008 à 10:57

Moi, c’est devenu ma lecture de la grasse mat’ du dimanche matin, portable sur les genoux (seule la littérature pouvait me pousser à un tel degré de geekitude).

Vraiment, ce Carlyle avait-il quelque chose de positif ? On se pose de plus en plus la question…

3)
Anne Cuneo
, le 12.10.2008 à 15:06

Vraiment, ce Carlyle avait-il quelque chose de positif ?

Réponse de Marie à l’inspecteur Pastor:

«Je vais vous faire plaisir. Côté vêtements, il avait un goût impeccable.» ;-)))

4)
Franck Pastor
, le 12.10.2008 à 21:32

C’est gentil de m’appeler toi aussi « inspecteur », certains fans de Pennac m’en ont déjà fait le plaisir ;-) Je me souvenais bien de cette réplique de Marie. Je me prenais juste à espérer que quelque chose rendrait ce Carlyle plus humain. Apparemment…

5)
Franck Pastor
, le 13.10.2008 à 22:26

Ce n’est pas Franck, mais Joseph, le père !

J’avais pourtant fait ce que Franck m’avait recommandé pour que j’apparaisse sous mon nom, mais ça n’a marché qu’une fois.

Anne, vous êtes sûre qu’il faille attendre une semaine entière, maintenant que l’histoire se corse ?

Amicalement, jvi.

6)
levri
, le 13.10.2008 à 22:40

@ Joseph, le père : en cliquant sur “mon compte” (dans la bande bleue en haut et à gauche de cette page), puis sur “me déconnecter” et ensuite en se connectant à niveau, mais à votre nom, cela ne fonctionne t il pas ?

sinon supprimer le cookie de cuk dans le navigateur…

7)
Anne Cuneo
, le 14.10.2008 à 04:53

Anne, vous êtes sûre qu’il faille attendre une semaine entière, maintenant que l’histoire se corse ?

Ce n’est pas que je veuille pousser à la consommation, mais il n’y a qu’un remède à cela: acheter le livre – ou l’emprunter à un ami!

8)
jvi
, le 14.10.2008 à 09:21

Merci Levri, ça a marché en me déconnectant.

9)
jvi
, le 14.10.2008 à 09:24

Anne,

Je voudrais l’acheter, mais chez quel éditeur ?

Merci, jvi.

10)
Franck Pastor
, le 14.10.2008 à 10:14

C’est indiqué, avec le lien, tout à la fin de l’article ;-)

11)
Anne Cuneo
, le 14.10.2008 à 10:55

Je voudrais l’acheter, mais chez qzel éditeur?

Si tu ne trouves pas en librairie, le plus rapide et sûr, c’est http://www.campiche.ch