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Âme de bronze, chapitre 5

Ame de bronze

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

V

 

 

 

 

Il était mort et bien mort, pas de doute. Et – pas de doute non plus – je l’avais déjà rencontré. Je n’aurais pas imaginé le revoir un jour au seuil de la morgue. Façon de parler, nous étions dans une bibliothèque.

 

Cela avait commencé tôt, ce matin-là, par un coup de fil.

«Salut Mac. Ici Jean-Marc Léon.»

«Ah! salut, Inspecteur. Que me vaut le plaisir?»

«Un cadavre. Vous voyez que le plaisir est tout relatif.»

«Vous me parlez de mort par une si belle journée? Pourquoi à moi?»

«Justement, je ne sais pas. Nous avons été appelés par la Bibliothèque centrale de Zurich. Ils ont trouvé un cadavre; dans un de leurs dépôts de livres, si j’ai bien compris. Sans aucune identification sur lui. Mais, coincée dans la doublure d’une poche, il y avait votre carte de visite. Et au dos de la carte de visite, quelqu’un avait écrit mon nom.»

«Ah, Seigneur! Je sens venir les ennuis. On résout ça par téléphone, ou faut-il y aller?»

«Il y a une chance pour que nous sachions qui c’est. L’un de nous deux, en tout cas. On nous demande d’y aller.»

Une heure plus tard, nous étions dans le train. À midi nous étions à Zurich.

Pendant le voyage, nous nous sommes perdus en conjectures.

«On ne vous a pas envoyé son signalement?»

«Je vous avoue que je répondais à deux appels téléphoniques à la fois, je n’ai même pas pensé à le demander. Et puis, une identification, on ne peut pas faire ça par présence virtuelle. Il faut y être. Cela nous aura donné l’occasion de voir la Suisse couverte de neige.»

Il faut dire que le paysage était spectaculaire. Au mois de novembre, ce n’était pas courant: il faisait un froid polaire, il avait neigé toute la nuit et maintenant le soleil brillait, faisant monter de cette immense blancheur de légères vapeurs qui donnaient au tout une allure féerique. Ce n’était guère un jour à aller identifier un macchabée.

L’inspecteur chargé de l’affaire nous attendait à la gare.

«Je vous remercie d’être venus si vite. Nous tenions à ce que vous voyiez la victime telle qu’elle a été trouvée, parce que, si vous connaissez cet homme, vous remarquerez peut-être quelque chose qui nous a échappé.»

Nous y sommes allés à pied, c’était à cinq minutes de la gare. Il nous a fait entrer dans une église qui s’est révélée être, en fait, une bibliothèque de cinq étages.

«Drôle de façade, tout de même, pour une bibliothèque.»

L’inspecteur a ri.

«C’est une de nos curiosités. C’est une église du XVesiècle, un des grands-pères de la ville a eu l’idée d’y mettre les étages et, en attendant que les nouveaux bâtiments de la Bibliothèque centrale soient terminés, il y a là une partie des livres et la salle de lecture. On parle d’en refaire une église, plus tard. Le débat est animé, parce que ça coûterait cher.»

Nous sommes montés au cinquième et sommes entrés dans la salle de lecture. Pittoresque, et le mot est faible. On était à cinq mètres des clés de voûte. L’espace, extraordinairement harmonieux, était éclairé par le haut de vitraux qui traversaient à la verticale la façade du bâtiment, jusqu’au rez-de-chaussée. C’était tout à fait magnifique, comme si on s’était retrouvé soudain dans un paradis qu’il avait, jusque-là, fallu contempler de très loin. Les lecteurs penchés sur leurs livres n’avaient pas l’air de s’en apercevoir. Leur présence m’a fait supposer que ce n’était pas là que nous allions voir le mort.

En effet.

Sur la gauche, il y avait une petite porte qui ouvrait sur un étroit escalier en bois: on descendait vers des étagères pleines de dictionnaires, si pleines qu’elles atténuaient la lumière qui entrait par les mêmes vitraux qu’au-dessus. L’entrée était gardée par un policier. Un homme en blouse blanche, un téléphone portable et une trousse à la main, attendait, assis sur la dernière marche. Dans la pénombre, on apercevait en passant des encyclopédies en tout genre. Dans un espace central un peu plus clair, car aucun rayon de livres ne bloquait la lumière, deux photocopieuses. Omniprésente, une odeur de vieux livres et d’encre me rappelait ma vie d’écolière.

Notre homme était étendu sur le ventre devant le rayon qui contenait les livres de référence anglais, de l’Encyclopaedia Britannica au Dictionnaire du slang. Même sans toute cette anglophonie, j’aurais été sûre de son identité rien qu’à ses chaussures: dans le rayon de mes connaissances il n’y avait que Carlyle pour se payer des grolles pareilles. Des chefs-d’œuvre.

L’élégance du pantalon cadrait avec les godasses, et quand mon regard est remonté jusqu’à son profil sans vie, la surprise n’en était plus une.

«C’est Thomas D. Carlyle, un fils de famille anglais qui a sollicité mes services pour le recouvrement d’une créance, il y a environ deux ans.»

«Et vous?» a demandé à Léon l’inspecteur zurichois dont j’ai oublié le nom.

«Moi je ne l’ai jamais vu, du moins professionnellement. On le rencontrait dans les bars chics de Lausanne; j’ignorais tout de lui, mais j’avais repéré son élégance.»

Tiens, lui aussi. J’avais repéré, moi, la coupure dans le dos du veston, et la tache brune qu’il y avait autour.

«C’est là qu’on l’a frappé?»

«Oui. Un coup de couteau, une lame qui devait être longue et pointue. Je ne peux pas vous en dire plus car l’assassin l’a emportée. Notre homme doit être mort sur le coup.»

Son profil, en tout cas, arborait la sérénité de ceux que le grand soir cueille par surprise. À quelques centimètres de sa tête, il y avait un des volumes sur Zurich de la collection Monuments de Suisse. Une fois encore – la dernière – Carlyle avait été à la recherche de quelque chose.

«…sur vous, Madame Machiavelli.»

«Pardon?»

«Je disais qu’on va éplucher le registre des hôtels, maintenant qu’on sait son nom.»

«D’habitude, à Lausanne, il descendait au Palace.»

«Mais à Zurich…»

«Essayez toujours, ils savent peut-être où il loge à Zurich.»

Je lui ai donné le numéro, il a emprunté le portable de l’homme en blouse blanche.

«Oui, Monsieur Carlyle est bien chez nous, mais en ce moment il est sorti», a dit la voix d’une réceptionniste si distincte que nous aussi l’avons entendue.

«Pouvez-vous me dire s’il est rentré hier soir?»

«Nous ne suivons pas nos clients à la trace, Monsieur.»

«Ici la police judiciaire de Zurich.»

«Peut-être. Mais nous ne donnons aucun renseignement au téléphone. Si vous avez un message pour Monsieur Carlyle, vous pouvez me le dicter.»

En français, l’inspecteur ne faisait pas le poids. Elle a attendu deux secondes et a raccroché.

«Passez-moi ce téléphone.»

J’ai refait le numéro.

«Ah, bonjour Madame Machiavelli, que puis-je pour vous?»

«Claudia Verga est là?»

Quelques secondes d’attente. Elle était là.

«Ciao, Maria!»

«Ciao, Claudia. J’aimerais te demander une faveur.»

«Si je peux…»

«C’est à propos d’un de vos clients. À mon avis, il a occupé sa chambre la nuit d’avant, mais il n’est pas rentré hier soir. Tu crois que tu pourrais me le confirmer?»

«Tu sais, la vie de nos clients…»

«Je sais, mais je t’assure que c’est très important. Juste ce petit renseignement. Je t’expliquerai.»

Je lui ai dit de quel client il s’agissait.

«Ah, Thomas Carlyle! Il habite pratiquement chez nous depuis des années. Qu’a-t-il encore fait?»

«Pourquoi, c’est quelqu’un qui “fait” des choses?»

«Je ne suis pas tout à fait au clair mais, dans l’hôtel, il a mauvaise réputation. J’ai même entendu le directeur dire qu’il songeait à le prier d’aller vivre ailleurs. De sa part, et à propos d’un client qui dépense des dizaines de milliers de francs à chacun de ses séjours, je t’assure que ce n’est pas courant. Bon, je vais voir avec le personnel d’étage, rappelle-moi dans dix minutes.»

Dix minutes après, elle me confirmait qu’il avait quitté l’hôtel le jour précédent et qu’il n’était pas revenu.

«Tu peux veiller à ce que personne n’entre dans sa chambre?»

«Pourquoi, qu’est-ce qui se passe, Marie?»

«Je viens t’expliquer ce soir. En attendant, rends-moi ce service.»

«Et qu’est-ce qu’on fait s’il rentre?»

«Il ne rentrera pas.»

«Mon Dieu, Marie…»

«Bon, à ce soir, d’accord?»

J’ai rendu le téléphone à l’inspecteur. Son œil rond m’a poussée à me justifier, je ne sais trop pourquoi.

«Lausanne est une petite ville, on connaît vite beaucoup de monde, et puis entre Italiens on se donne plus volontiers des coups de main. Bref, Carlyle est venu de Lausanne hier. À quand remonte le décès?»

«À hier soir vers huit heures. La salle de lecture ferme à cette heure-là, et quelqu’un est encore descendu ici peu avant.»

«Ce quelqu’un n’est peut-être pas venu jusqu’à ce coin reculé.»

«C’est vrai.»

«Est-ce qu’on se souvient de lui?»

«Oui, la bibliothécaire de service dit qu’il lui a demandé à voir des études sur les monuments historiques; elle lui a indiqué la cote. C’est juste à côté.»

«Il était seul?» Nous avons posé la question à l’unisson, Léon et moi.

«La bibliothécaire n’est pas sûre. Elle ne l’a pas vu arriver. Il lui a semblé qu’il était assis là depuis un certain temps, lorsqu’il lui a demandé le renseignement sur les monuments historiques. Est-ce qu’à côté de lui il y avait quelqu’un? Sans doute, dit-elle, mais elle n’y a pas prêté d’attention particulière. La salle de lecture est bien fréquentée, le soir. On peut rendre des livres, il y a toujours beaucoup à faire. Elle ne se souvient pas non plus de l’avoir vu sortir, bien entendu, mais si elle avait pensé quelque chose, ç’aurait été qu’il était parti pendant qu’elle répondait à une demande de renseignements.»

«Il y a des fiches, pour les livres rendus?»

«Oui, on a déjà examiné celles d’hier, j’ai une liste de noms, si ça vous dit quelque chose…»

J’ai parcouru la liste, l’ai passée à Léon. Aucun nom ne nous était familier.

«Mais il peut y avoir eu des gens qui sont venus avec leurs propres livres, ou qui n’ont consulté que des ouvrages de référence, de ceux qui sont à disposition sur les rayons mais qu’on ne peut pas emporter.»

«Que dit le médecin légiste?»

«Décès entre dix-huit et vingt-deux heures. Il affinera après l’autopsie.»

Nous avons examiné les lieux, mais il n’y avait vraiment rien à voir de plus. L’homme en blouse blanche a téléphoné pour qu’on vienne prendre le corps. Il a ouvert sa trousse et en a sorti une paire de gants en latex qu’il a commencé à enfiler avec une lenteur étudiée, ça m’a donné des frissons.

Nous sommes allés dans un café sur la place. Le nom du bistrot me disait quelque chose, mais quoi? Predigerhof… Nous avons bu des cafés, échangé quelques impressions, puis sommes allés au commissariat signer nos dépositions.

Dans le train du retour, j’ai demandé à Léon s’il était possible, sans lui marcher sur les pieds, que j’assiste à l’enquête. J’aurais bien voulu voir la chambre de Carlyle, par exemple. L’hôtel me l’aurait sans doute montrée, mais je préférais passer par lui.

«Mais bien sûr», a-t-il dit. «D’autant plus que vous avez eu affaire à lui, cela pourrait nous aider.»

Nous ne nous attendions pas à ce que nous allions trouver.

Les bagages de Thomas D. Carlyle – genre exclusif de superluxe bien entendu – étaient identiques à la valise de D. Carlini, ce nom rencontré quelques mois plus tôt en rapport avec les cassettes pornos récupérées à la gare de Berne.

J’ai expliqué l’affaire à Léon.

«Je savais que ce type me demandait de retrouver l’argent d’un mauvais coup!»

«Ne soyez pas ridicule. Des valises comme celles-ci, il n’y en a peut-être pas des masses, mais il y en a sans doute plus d’une.» Mais Léon ne disait cela que pour calmer l’excitation qui l’avait lui-même saisi. D. comme l’initiale du second prénom de Carlyle. Et Carlyle – Carlini… Plus la valise. Il y avait de quoi flipper. Les Mœurs n’avaient jamais réussi à mettre la main sur qui que ce fût, pour le coup des cassettes. Et les policiers détestent les affaires en suspens.

«Cela me satisferait intellectuellement de voir en lui un trafiquant de matériel pornographique interdit», a soupiré Léon en se grattant la tête, «mais je trouve la chose relativement improbable, de la part d’un homme si évidemment nanti.»

«J’admets que cela pourrait être un hasard. N’empêche qu’on pourrait se procurer les empreintes de Carlyle, juste pour voir.»

«Bien entendu.»

Il m’a réveillée à minuit, pour me dire qu’une des empreintes de la «valise Carlini» appartenait à Carlyle.

«Mon instinct m’a toujours dit qu’il y avait quelque chose de louche…» ai-je marmonné à moitié endormie.

«Il faut essayer de vous souvenir, Marie. Dans ces cassettes, on maltraitait de façon horrible des enfants. Il faut arrêter ces gens.»

Si Léon m’appelait Marie et non Mac, un sobriquet qu’il affectionne pourtant dans de tels cas, c’est qu’il voulait vraiment quelque chose.

«Écoutez, Jean-Marc. Vous allez me laisser dormir tranquille, parce que maintenant Carlyle est mort et on ne va pas le ressusciter en sacrifiant notre sommeil.»

Et pour faire bon poids, j’ai ajouté:

«Je suis enquêteuse, moi, pas saltimbanque.»

«Tiens, la vertu vous va bien. À cette heure-ci, vous êtes en vadrouille plus souvent qu’à votre tour.»

«Justement, là j’ai un besoin urgent de dormir tranquille, pour une fois.»

«Et si c’était un réseau? Si tout ça était le prélude à un règlement de comptes?»

«Vous lisez trop, Léon. On se voit demain.»

J’ai raccroché, mais entre-temps j’étais réveillée.

J’ai fait une ronde téléphonique, et j’ai fini par trouver Pierre-François au Pianissimo.

«Tu es occupé?»

«Travaux de séduction très avancés. Pourquoi?»

«Zut. J’en apprends une belle.»

«Dis toujours.»

«La valise que vous avez trouvée à Berne, tu sais, les cassettes pornos dont tu m’as toujours caché qu’elles impliquaient des enfants, avait quelque chose à voir avec Carlyle.»

«Et qui est Carlyle?»

«C’est juste, tu ne sais pas. Carlyle est un Anglais que quelqu’un a zigouillé à la Bibliothèque centrale de Zurich d’un coup de couteau pendant qu’il lisait un bouquin sur les monuments suisses. Lorsqu’il était à Lausanne ce pauvre homme logeait au Palace. Famille honorablement connue en Angleterre. Je sais ça parce qu’il a été un de mes clients. Je ne t’ai peut-être jamais dit son nom, mais je t’ai fait part de mes doutes: j’avais l’impression que je récupérais de l’argent pour la Mafia.»

«Je me souviens. Le type superélégant. Et alors?»

«Alors cette valise me disait quelque chose, vaguement. Je l’associais à Carlyle, voilà pourquoi. C’est sa couleur, en quelque sorte.»

«Intéressant. Et que voudrais-tu qu’on fasse?»

Il pensait quelle enquiquineuse, je l’entendais dans sa voix. J’ai néanmoins poursuivi, courageusement:

«Pierre-François, cette valise était liée à Varek, tu sais Varek, le politicien qui compte… Ce Carlyle m’a mise sur un coup dont je me suis toujours méfiée. Et s’il s’était servi de moi? Ne me dis pas qu’on n’a rien prouvé.»

Un grand soupir à l’autre bout du fil.

«Je me tais. Je remballe mes pouvoirs de séduction et je m’amène. Prends garde que je ne les ressorte pas chez toi. En privé, je suis plus dangereux qu’en public.»

«Idiot!»

«Bon, prépare les glaçons, j’amène la boisson.»

Dix minutes après, il était là.

«Comment est-il possible que je me trouve mêlée à cet assassinat par deux de mes enquêtes, tu veux me le dire? Par quel hasard?»

Nous étions effondrés dans mes fauteuils, Pierre-François son champagne à la main, moi ma tisane. Il était deux heures passées. Vu les circonstances, je voulais éviter tout risque de biture. Il fallait penser vite.

«Il n’y a aucun hasard, à mon avis. Quelqu’un t’a recommandée à Carlyle… Qui, d’ailleurs?»

«S’il me l’a dit, je l’ai sûrement noté quelque part. Je n’ai pas souvenir qu’il me l’ait dit.»

«Bon, quelqu’un te recommande à Carlyle, il te trouve suffisamment bien, ou suffisamment naïve, pour courir après son fric, quand Varek a ses problèmes, il suggère à la mère Varek ou à son fiston de te confier la chasse au hochet. La chasse au hochet! De quoi mourir de rire. Qu’est-ce que tu fais?»

«J’appelle Suter. Je veux savoir ce que faisait Varek hier en fin de journée.»

«Tu n’envisages tout de même pas que le conseiller national Varek ait tué Carlyle?»

«Pourquoi pas? On assassine dans les meilleures familles.»

Il a levé au ciel un œil exaspéré.

«Et tu appelles Suter à cette heure-ci?»

«Les répondeurs ne sont pas là pour les chiens.»

Sur le répondeur, j’ai dit à Suter ce que je voulais – à Berne, il connaissait tout le monde. Franz Suter avait commencé par être un des apprentis de mon père avant d’aller s’installer à Berne, la plus belle ville du monde, d’après lui. En principe, Suter était agent d’affaires, mais il travaillait avec un détective. Il était comme moi: il avait vite compris qu’un enquêteur sur le terrain ça accélère les affaires, ça augmente l’efficacité, bref ça rapporte bien plus que ça ne coûte. Un principe dont on souhaiterait que le fisc l’adopte pour pourchasser les gros fraudeurs d’impôts (pour les petits, pas la peine, ils n’ont pas les moyens de frauder). Bref, j’ai laissé mon message à Suter.

Je suis revenue à Pierre-François.

«Demain matin je vais voir Claudia au Palace. Je veux savoir ce qu’il faisait de son temps, ce Carlyle.»

J’ai réfléchi un instant.

«Et je me renseigne à Londres. Il était Anglais, tout compte fait.»

Entre-temps, Pierre-François avait sifflé la bouteille de champagne qu’il avait amenée; il a levé un sourcil.

«De quoi te mêles-tu? Tu n’as pas de client, que je sache.»

«Si, j’en ai même plusieurs. J’ai toi, j’ai moi, pour commencer. Je ne vais pas me laisser utiliser comme ça par un type louche, un trafiquant si ça se trouve. Qui sait d’où il tenait mon nom? Je travaille peut-être pour un mafieux, ou pour un pédophile, sans m’en rendre compte, en ce moment même. Non, mon vieux, moi je veux savoir qui était Carlyle. D’abord, je vais aller à Londres, d’ailleurs, le Palace attendra.»

«Qu’est-ce que tu dirais de laisser ça aux flics?»

«Pierre-François, écoute-moi bien: Léon est sans aucun doute un type d’une honnêteté à toute épreuve. De son côté je suis tranquille. Mais il n’est pas seul. Carlyle est lié à Varek, je ne sais pas encore comment. Et Varek est un politicien. Je n’ai pas envie qu’on étouffe cette affaire, qu’on la retire à Léon avant que j’aie vu clair. Je te tiendrai au courant d’heure en heure, mais je vais à Londres.»

Avant de s’en aller il a encore fait quelques objections, de plus en plus molles. Il me connaît. Lorsque Machiavelli mord, c’est un vrai bouledogue, elle ne lâche plus. C’est lui qui le dit à qui veut l’entendre.

Je suis retournée me coucher, mais je ne pouvais plus dormir. À six heures j’étais au bureau, et à sept heures trente tapant, après avoir relu trois fois le dossier Carlyle et le dossier Varek, j’appelais Rosalinde Schmidt. À cette heure-là, elle expédiait ses gosses à l’école, je le savais.

«Mackie!» C’est ainsi que Jacques, le fils adolescent des Schmidt, m’avait surnommée à la fin de sa fugue, pendant les quelques heures aventureuses qui avaient précédé son retour chez lui. «Que me vaut ce coup de fil matinal?»

«Juste un renseignement. Vous m’avez recommandée à quelqu’un, depuis notre affaire? Quelqu’un qui aurait été à la recherche de quelque chose?»

«Attendez que je réfléchisse.» Une pause. «À vrai dire, il ne me semble pas.»

«Vous connaissez une Madame Bonni?»

«Bonni? Non.»

«Nom de jeune fille Varek.»

«Varek comme le conseiller national?»

«Exactement.»

«Non, je ne connais pas.»

«Et le nom Carlyle, ça vous dit quelque chose?»

«Car quoi?»

J’ai épelé.

«Jamais entendu.»

«Vous avez parlé de moi à quelqu’un? Ou alors votre mari? Vos enfants?»

«Je leur poserai la question, mais ça m’étonnerait. En principe, nous avons décidé de garder cette affaire entre nous. Jacques est retourné au lycée, il a mis les bouchées doubles et puis voilà. Pourquoi toutes ces questions? C’est important?»

«Je ne sais pas encore. Ça aurait pu m’aider, en tout cas, mais malheureusement en ce moment je ne peux pas vous expliquer pourquoi. Une autre fois peut-être.»

«Si quelque chose me revient, je vous le dis.»

«Je vous en serais reconnaissante. Au revoir.»

Madame Varek m’avait donc menti: ce n’était pas Rosalinde Schmidt qui lui avait donné mon adresse. C’était peut-être Carlyle, qui ne m’avait jamais expliqué comment il m’avait trouvée. Et comment, par qui Carlyle avait-il su que j’avais récupéré le jeune Jacques Schmidt? Cela s’était passé très très discrètement. Aurait-il eu un complice dans la police?

Sophie a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte.

«Vous êtes déjà là? Qu’est-ce qu’il y a, vous êtes malade?»

«Dès que vous aurez épuisé vos remarques insolentes, vous pouvez venir vous asseoir, et m’aider à réfléchir.»

Elle a ouvert la bouche pour une réplique bien sentie, mais je devais faire une drôle de bouille. Elle a rengainé et est allée faire du thé.

En buvant, je lui ai tout raconté. Puis j’ai appelé Scotland Yard. Mon ami, l’inspecteur Jonathan Ryan, était au bout de son téléphone. Il se souvenait de moi. Et – oui, si j’arrivais avant cinq heures, il se ferait un plaisir de me recevoir.

«Vous allez vraiment à Londres?» Sophie était sceptique.

Qu’est-ce qu’ils avaient tous? J’allais répliquer vertement lorsque le téléphone a sonné.

«Je ne suis pas là», ai-je murmuré d’une voix urgente. «Sauf si c’est Rico.» Il était au Congo.

«Allô?… Ah bonjour, Inspecteur… Non, je ne l’ai pas encore vue… Possible, mais elle a le sommeil solide. Elle ne vient jamais avant neuf-dix heures… D’accord, je lui dirai… Bien sûr. Au revoir, Inspecteur.»

J’ai empoigné mon sac.

«Bon, il faut que je me tire avant qu’il ne remette ça. Pendant ce temps, essayez de mettre la main sur Henri Dumoulin, vous savez, l’individu que nous avions été chargées de retrouver pour Carlyle, à l’époque. Je suis sûre que c’était un trafiquant.»

Sophie a secoué la tête. Elle n’aimait pas.

«Prenez au moins un téléphone mobile.»

«Nous n’avons pas cet article, et je déteste les téléphones mobiles.»

«Je sais où en trouver un dans les dix minutes.»

Un coup de fil, elle a disparu un instant, elle est revenue avec l’appareil, dont elle a noté le numéro. Que celui qui trouve mieux que Sophie jette la première fleur.

J’ai confié à Sophie la tâche d’expliquer nos problèmes à Suter.

J’ai sauté dans un taxi et me suis fait conduire à l’aéroport. La chance était avec moi et, avec la complicité du décalage horaire (à Londres il était une heure plus tôt), juste après le déjeuner j’étais dans le bureau de mon ami l’inspecteur Jonathan. Je n’avais pas changé, il avait beaucoup de plaisir à me revoir et les températures étaient vraiment plancher, n’est-ce pas?

Il n’avait pas changé non plus. Ses allures d’écolier sage trompaient. Je savais qu’il était redoutable, et son œil était resté aussi perçant que dans mon souvenir.

«Que me vaut l’honneur…?»

J’ai soupesé la situation dix secondes avant de me décider.

Il n’y avait qu’une chose à faire. Je lui ai raconté toute mon histoire, et les raisons de mon inquiétude.

«La police judiciaire de chez vous est au courant?»

«L’inspecteur Léon, qui s’occupe du meurtre, oui. Et ce qu’il ne sait pas encore, je le lui raconterai. Mais vous comprenez bien que mon souci, ce n’est pas l’assassinat de Thomas Carlyle, aussi regrettable soit-il. Je veux être certaine que je n’ai pas été l’instrument d’un gang, qu’on ne s’est pas servi de moi. Je dois savoir qui était Carlyle. Je commence par lui, mais je vais passer tous mes clients au crible. C’est une nécessité.»

Je devais l’avoir convaincu, car il a longuement pianoté sur son clavier d’ordinateur.

«Il faut que je mette quelqu’un sur l’affaire. Quelqu’un de sûr.»

«Pourquoi, à votre brigade des Mœurs, ils ne sont pas sûrs?»

«Si, si. Mais nous parlons d’un Carlyle. Il a un oncle à la Chambre des communes, vous comprenez. Il faut s’assurer que personne ne nous enlève l’affaire avant que nous sachions ce que nous voulons savoir, et la Brigade des Mœurs est vaste.»

Décidément, tout le monde a les mêmes soucis.

«Ne me fixez pas de cet œil tragique», a fini par dire Jonathan.

«Excusez-moi. Qu’est-ce que vous proposez?»

«Officiellement, je ne vous ai pas reçue. Je pense que nous allons être informés du meurtre par les voies habituelles, je laisserai venir. Je vais faire quelque chose pour vous, mais à titre purement privé. Je vais vous accompagner jusque chez mon beau-frère, qui a été inspecteur, mais qui est actuellement détective privé. On va s’informer sur ce Thomas Carlyle. Vous rentrez ce soir?»

«J’ai un avion à huit heures.»

«Parfait, allons-y tout de suite.»

«Vous ne le prévenez pas de notre visite?»

«Pas la peine, je sais qu’il sera là. Au pire nous attendrons cinq minutes.»

Lorsque nous sommes entrés dans le bureau du détective privé, qui habitait dans un vaste pavillon du quartier de Highgate, j’ai compris pourquoi nous ne l’avions pas prévenu. Il était en chaise roulante. Drôle de détective privé, tout de même.

«Samuel», a dit Jonathan avec un sourire en coin, car bien entendu il devinait ce que je pensais, «je te présente Marie Machiavelli, enquêteuse suisse en dépit de son nom. Madame Machiavelli, permettez-moi de vous présenter Samuel Victor Swift, enquêteur anglais.»

Nous nous sommes serré la main, celle de Samuel Victor Swift était longue, osseuse et d’une force surprenante. Il avait la tête et la coloration rousse d’un renard, et des yeux d’un vert intense, perpétuellement en mouvement.

Je lui ai expliqué qu’il me fallait des renseignements sur Thomas Carlyle.

Jonathan a complété:

«Avec de la chance nous avons vingt-quatre heures avant que cela ne devienne officiel. Juste le temps d’apprendre ce qui occupait et préoccupait notre ami Carlyle avant son voyage dans l’au-delà. L’avis de sa mort doit déjà être sur quelque bureau à Scotland Yard. L’essentiel, c’est d’agir avant qu’il n’arrive à Whitehall et que quelqu’un ne nous dessaisisse de l’affaire pour mettre une pierre dessus.»

«Vous avez de la chance, je connaissais votre homme», a dit Samuel, à notre grande surprise.

«Comment ça?»

«Nous avons été dans les mêmes écoles dès notre enfance, et avons étudié ensemble à Trinity College, à Oxford. Nous sommes nés la même année. Nous étions dans la même équipe de cricket.» Une pause. «Je n’ai pas toujours vécu en chaise roulante», a-t-il dit en me regardant fixement.

«Je…»

«Autant régler le problème tout de suite. J’ai eu un accident, il y a deux ans. Dans quelques opérations, je pourrai, à ce qu’on m’assure, de nouveau marcher. En attendant, je me suis découvert un don pour la recherche. Ç’a l’énorme avantage que je peux payer mes factures de médecin moi-même au lieu de dépendre de ma famille. Je suis un drôle de détective, mais j’ai des yeux et des jambes un peu partout.»

«Moi qui n’ai pas eu d’accident, je fais tellement d’enquêtes par téléphone que je vous crois sur parole.»

Nous avons tous ri et sommes passés à l’ordre du jour. J’ai re-re-reraconté mon histoire, qu’il a écoutée avec passion.

«Je vais aller aux renseignements», a-t-il dit lorsque j’ai achevé. «Vous restez à Londres?»

«Non. Ce soir j’aimerais rentrer, mais je peux revenir.»

«D’accord. Laissez-moi votre numéro de téléphone.»

«Dites-moi, quel homme était-ce, ce Thomas Carlyle?»

Il a eu une hésitation, a ouvert la bouche, s’est ravisé.

«Écoutez, ça fait près de quinze ans que je ne l’ai pas revu. Il pourrait avoir changé entre-temps. Laissez­moi le temps de mettre mes souvenirs à jour.»

Il a posé des questions, s’est fait répéter des détails, jusqu’au moment où le taxi qui allait m’emmener à l’aéroport a sonné à la porte.

«Bon, chère Machiavelli, je vous souhaite un retour sans histoires. Et pendant que vous y êtes, parlez donc de l’affaire Carlyle au chauffeur, c’est un de mes enquêteurs, il sera au courant et pourra s’y mettre tout de suite.»

Le chauffeur s’appelait Derek. Il avait des allures punk genre Hell’s Angels, il était bras nus sous un gilet de cuir noir alors qu’il devait faire moins deux au soleil. N’empêche que, entre la maisonnette de Highgate et l’aéroport, nous ne nous sommes pas contentés de parler de Carlyle; il m’a également exposé ses théories sur «le grand Machiavel», mon ancêtre, qu’il connaissait sur le bout des doigts.

«C’est un véritable honneur pour moi, Miss, de promener une personne qui porte en elle quelques molécules du génie.»

Je vous jure, il a dit ça. Ça aurait mérité un briquet en or massif, sauf que ça n’avait pas l’air de l’intéresser.

En fait, Derek avait fréquenté Trinity, lui aussi, quelques années après Carlyle et Samuel: il était bachelier ès arts, comme ils disent. En français, licencié ès lettres. Comme quoi tous les chemins mènent aux punks.

«Pas mal, mon déguisement, hein, Miss?»

Il était parfait. Entre son chef et lui, j’ai compris que je pouvais dormir sur mes deux oreilles. Je ne m’en suis pas privée.

Quatre heures plus tard je m’écroulais dans mon lit.

Ça faisait près de quarante heures que je n’avais pratiquement plus fermé l’œil.

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet.

4 commentaires
1)
Franck Pastor
, le 21.09.2008 à 09:50

Ah, l’intrigue se tisse, on commence à voir le lien entre une chose et l’autre. J’attendais ça avec impatience :-)

Bon, c’est l’heure du thé matinal (baillement) pour moi aussi, là !

2)
Saluki
, le 21.09.2008 à 21:33

Carlyle rétamé?

Normal, c’est un hedge fund…

3)
zit
, le 22.09.2008 à 11:30

Ah, j’étais sûr et certain que l’on reverrait l’élégant breton, mais pas à l’horizontale…

Sinon, il a des habitudes bizarres, le Pierre–François : des glaçons dans le champagne ?

z (haletant, je répêêêêêêête : vivement dimanche !

4)
Anne Cuneo
, le 22.09.2008 à 20:37

des glaçons dans le champagne ?

Des glaçons AUTOUR du champagne, cher ami!