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Âme de bronze, chapitre 4

Ame de bronze

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Chapitres précédents:

 

Les chapitres précédents d’un roman policier sont trop difficiles à résumer. Nous y renvoyons le lecteur: le feuilleton paraît le dimanche et peut être consulté en ligne.

 

 

 

IV

 

 

Je n’ai vraiment repris mes esprits que le lendemain en me réveillant. Il avait fallu mettre de la distance entre Iris et moi. Tant qu’elle était là, l’horreur prévalait sur la raison. Je n’avais pas été fichue de demander à Olga quand elle partait en vacances. Elle s’était peut-être déjà envolée. J’aurais bien voulu avoir sa version des faits hors de la présence d’Iris. Je lui ai téléphoné.

Elle était encore chez elle mais manquait d’enthousiasme.

«Que veux-tu que je te dise? Je n’ai rien vu. Et mon avion part de Genève à trois heures.»

«Je suis chez toi à dix heures, à onze heures je suis repartie, l’expérience m’a démontré qu’on voit parfois des choses sans en être conscient.»

«Bon, si tu y tiens…»

J’y tenais.

Je suis d’abord passée au bureau pour entendre Sophie.

«Alors, ce bar du Palace?»

«Il n’y avait que les snobs habituels. Journalistes, intellos noctambules, quelques clients de l’hôtel. Ah oui, il y avait l’Angliche, vous vous souvenez? Carlyle?»

Savile Row et chevalière blasonnée.

«Oui, je me souviens. Qu’est-ce qu’il faisait?»

«Rien. Ou plutôt il attendait une femme, rousse, un peu plus âgée que lui, je dirais. Ils ont bu deux ou trois coupes de champagne et ils sont partis. Il ne m’a bien sûr pas reconnue, les gens comme lui n’enregistrent pas les domestiques.»

Sophie, qui ne se promène qu’en tailleurs hypercorrects style hôtesse de l’air, a régulièrement de ces sorties surprenantes, dignes de mes grands-oncles anarchistes.

Chez Olga, l’ambiance était couleur vacances. La météo déjouait une fois de plus les prévisions et le bon Dieu lui même en aurait oublié les températures de frigo dont il nous avait gratifiés la veille: le soleil était revenu, il faisait vingt-cinq à l’ombre à dix heures du matin. Pluie torrentielle et froid polaire, connais pas. Une grosse valise en cuir fauve surmontée d’un grand chapeau de paille trônait dans le couloir.

«J’arrive.» La voix d’Olga sortait du fin fond de sa cuisine. J’avais poussé la porte juste après avoir sonné, histoire de vérifier. Elle n’était toujours pas fermée à clef. Olga n’avait pas plus peur des intrus aujourd’hui qu’hier.

À part les reflets cuivrés de ses cheveux, Olga rappelait Louise Brooks, l’inoubliable Loulou de la fin du cinéma muet: petite, fine, coupe au carré, frange légendaire, lèvres carmin, elle était immuablement habillée de noir.

Elle était vénérée de ses élèves, et j’ai toujours pensé qu’une des raisons de cette grande admiration était son allure sempiternellement sexy: les filles la lui enviaient et cherchaient à l’imiter, les garçons… ben les garçons ont toujours adoré le genre Louise Brooks.

«Tu veux un café?» m’a-t-elle demandé.

«Je veux bien, mais si tu es pressée…»

Elle a levé le sourcil: elle était au-dessus de tout cela. Elle s’est mise au café, avec des gestes saccadés. Je n’arrivais pas à décider si elle était pressée ou énervée par ma présence, qu’elle n’avait en aucun cas encouragée. Fous-toi de ça, Marie, fais ton boulot.

«Ce n’est jamais arrivé auparavant, que quelqu’un d’inconnu entre la nuit?»

«Non, jamais. C’est terrible, ce viol. J’en suis malade.»

«Lorsque tu t’es levée le matin à quatre heures, était-ce qu’un bruit t’avait réveillée, quelque chose?…»

«Non, c’était le dernier jour des examens, il fallait que je prépare les oraux, je me lève toujours très tôt, dans de tels cas. Je n’ai rien entendu.»

«Et quand tu es sortie de ta chambre, tu n’as rien vu?»

«Non, rien.»

«Tu es sûre?»

«Je te l’ai dit, Marie, je ne me méfiais de rien, moi à quatre heures du mat’ j’émerge à peine. J’ai filé à la salle de bains. Je n’avais qu’une idée en tête: douche bien froide.»

Une pause.

«Et avant que je ne sorte de la salle de bains, Iris a fait irruption.»

«Tu n’as pas entendu la voix du type?»

«Non, à cause du bruit de l’eau, je pense.»

Je l’ai triturée dans tous les sens pendant une demi-heure, mais elle n’a fait que se répéter.

Je suis partie à onze heures, comme promis, mais j’étais mal à l’aise. Sous cet air d’innocence et de bonté qui lui était habituel perçait une hostilité qu’Olga tentait comme toujours de cacher sous un flot de belles phrases et de sourires éclatants. Mais elle transparaissait dans des pointes ironiques comme celle qu’elle m’a lancée lorsque j’ai fait une remarque sur la porte d’entrée ouverte.

«Notre violeur, on l’a eu. Tu ne penses tout de même pas qu’il s’est abonné à cette maison? On est bons pour vingt ans, maintenant. Si Iris revient, on fermera pour lui faire plaisir. Moi je suis intrépide, tu vois. Inconsciente peut-être. On ne se refait pas.»

Son ton badin impliquait que j’étais ringarde et qu’Iris faisait des histoires pour peu de chose. Si tout ça avait rendu Olga malade, elle s’en était bien remise.

En traversant le parc d’un bon pas pour me calmer, je me suis dit que mon hostilité instinctive pour cette femme m’égarait, me rendait injuste. Elle avait raison: si ce violeur-là frappait encore, il y avait peu de chances qu’il revienne sur les lieux de son premier crime. D’ailleurs à midi Jean-Marc Léon m’a calmée tout à fait:

«Nous tenons un suspect», m’a-t-il annoncé avant même que nous ne soyons servis. «En dépit du fait que Madame Moretti pense que nous sommes indifférents à son cas.»

Il s’est interrompu pour allumer une cigarette.

«Je ne dis pas qu’elle a complètement tort. Le système en tant que tel a encore de la peine à accepter de mettre le paquet à la poursuite des violeurs. Ou plutôt, le problème c’est qu’on a de la peine à être à l’écoute des femmes victimes de violences sexuelles, tout simplement. Ou des enfants. Mais le système est fait d’humains, et il n’est pas immuable. Votre copine est tombée sur moi, et moi je hais les violeurs. Oh, j’ai été comme tout le monde. Compréhensif jusqu’à un certain point, mais indifférent au fond. Et puis un jour…»

Il a fixé le fond de son verre, et son visage carré de blond s’est empourpré jusqu’à ses cheveux en brosse.

«Un jour, nous avons été appelés par une femme à moitié morte, qu’un type avait violée et tenté d’étrangler. Il croyait probablement l’avoir tuée. Elle le connaissait, nous sommes allés l’arrêter, il a tout nié – la plupart de ces violeurs nient, savez-vous, ils sont certains que c’est leur parole contre celle de la femme, et ils comptent sur la solidarité masculine. Mais cela devient de plus en plus difficile de nier, car il y a désormais l’ADN, qui est un témoin presque irréfutable. Bref, on arrête le type, l’ADN correspondait, on l’a incarcéré. Il était marié, je lui demande où est sa femme. “À l’hôpital”, qu’il me fait. Je me dis: une malade, autant ne pas lui annoncer ça par téléphone. J’y vais. Heureusement. Elle n’était pas à l’hôpital, elle était à la Maternité. Quand je suis entré dans cette chambre et que je l’ai vue là, une beauté, presque une enfant, elle tenait son bébé dans les bras et elle rayonnait. Et moi, je venais lui dire que le père de son enfant était un violeur. J’ai haï le type qui avait fait cela à ces trois êtres. Car cette jeune femme et ce bébé aussi, il les violait. Il m’a fallu une éternité pour lui avouer la raison de ma présence, et après je pleurais avec elle. C’est là que j’ai compris, profondément. Dans mon métier, on ne peut pas faire de sentiment, en principe. Mais pour empêcher les violeurs de nuire, pour leurs victimes, je suis prêt à tout.»

Il a vidé son verre d’un trait.

«Alors votre Madame Moretti aurait pu être tranquille. Mais enfin, elle vous a engagée… Je la comprends, remarquez.»

«C’était juste pour la rassurer. Nous sommes amies depuis longtemps. Si vous avez trouvé l’homme je me retire, il n’y a pas de raison.»

Il a eu un geste d’apaisement.

«Nous ne sommes pas sûrs, et bien entendu le type nie. Mais il a tenté de violer une autre femme, à cinq cents mètres de chez votre amie, la même nuit, et cette femme-là l’a reconnu formellement. Son comportement ressemblait à celui du violeur de Madame Moretti. Il avait bu aussi. Enfin, il y a des tas de détails. Je vais demander à Madame Moretti de l’identifier.»

«Elle ne l’a pas vu.»

«Elle a tout de même vu quelque chose.»

«Une silhouette. Ne la dérangez pas pour rien.»

«Il y a la voix. C’est une femme de théâtre, elle pourrait reconnaître sa voix.»

«Qui est-ce?»

«Mohammed ben Salem. Un étudiant tunisien. Vraiment étudiant, on le connaît à Lausanne, il fréquente l’École polytechnique, c’est un brillant intellectuel, et il n’a jamais fait de mal à une mouche, avant. Comme quoi au-dessous de la ceinture l’intelligence peut se perdre.»

«Et comment l’avez-vous arrêté?»

«Vous me croirez si vous voulez, mais plusieurs jours après le viol de Madame Moretti, une patrouille l’a d’abord vu rôder du côté de chez votre amie. Les policiers n’en croyaient pas leurs yeux. Le temps de descendre de voiture, ils l’ont perdu. Dix minutes plus tard, au même endroit que la fois précédente, une femme s’est mise à hurler, un automobiliste s’est arrêté, le type a tenté de fuir, mais cette fois la patrouille a réussi à l’arrêter. Nous l’avons présenté à la femme de la semaine dernière au milieu d’une demi-douzaine d’autres, elle n’a pas hésité. La rue était suffisamment éclairée pour qu’elle l’ait vu nettement.»

«Tout ça ne nous dit pas que c’est le violeur d’Iris.»

«C’est vrai, mais cela me semble probable.»

«Si vous permettez, j’aimerais appeler Iris moi-même. Je vous l’amènerai.»

«D’accord. Mais il faut qu’elle vienne. Elle a porté plainte, elle doit…»

«D’accord, d’accord…»

Au téléphone, j’ai commencé par atteindre Arnaud. Il venait d’arriver, et d’être mis au courant.

«Marie, je ne sais plus que faire. Elle ne mange pas, je crois qu’elle ne dort pas, elle ne veut pas retourner chez le médecin et elle pleure dès qu’elle m’aperçoit.»

«Elle a un job en perspective?»

«Lundi elle commence à répéter un spectacle, mais…»

«Il faut la forcer, Arnaud. Qu’elle travaille. J’ai peut-être un baume pour elle, la police a arrêté un violeur qui pourrait être le sien.»

Nous sommes convenus qu’Arnaud accompagnerait sa mère à Lausanne.

À l’identification, nous sommes allés tous les trois.

Avec Léon, Marie est allée regarder à travers une glace sans tain, voyant sans être vue une alignée de quatre ou cinq types.

Elle les a fixés longtemps.

Elle est sortie sans rien dire.

Nous sommes tous allés dans le bureau de Léon.

«C’est peut-être le troisième depuis la gauche. Peut-être», a-t-elle fini par dire. «Je ne l’ai pas vu, vous comprenez? Il faisait nuit noire.»

«Nous allons discuter avec lui et vous écouterez bien sa voix.»

«Pourquoi? J’ai choisi l’homme qu’il fallait?»

«Oui.»

«Mais s’il est innocent…»

«Iris, arrête de penser aux autres. C’est le moment de penser à toi. Tu as reconnu quelqu’un à la silhouette. On va voir ce que tu penses de sa voix.»

Arnaud et moi sommes restés dans le bureau de Léon pendant qu’elle allait écouter.

«À franchement parler», a-t-il lâché, «moi non plus je ne dors plus. Tu entends parler de viol à tort et à travers, mais quand cela arrive à ta mère…»

Toi aussi, me suis-je dit in petto, toi aussi il t’a violé, ce salaud.

Lorsque Iris est revenue, elle était plus incertaine que jamais.

«C’est cette voix-là, et en même temps ce n’est pas ça. Je ne sais pas comment le dire. Mon type me paraissait… comment définir cela? Il me paraissait plus cultivé.»

«Tu parles d’une culture», a lancé Arnaud.

«Mais c’est une voix similaire», a insisté Léon.

«Certainement.»

Elle allait ajouter quelque chose, faire part de ses scrupules peut-être, mais Léon ne l’a pas laissée parler.

«Madame Moretti, cet homme-là est au moins un violeur potentiel. Il a été reconnu avec certitude par une femme, par un automobiliste, par deux policiers. Votre témoignage ne charge pas un innocent.»

Elle s’est un peu détendue.

«Et s’il devait se révéler que ce n’était pas lui, vous pouvez compter sur moi, je me remets en piste. Avec l’aide de Madame Machiavelli s’il le faut. D’accord?»

«D’accord.» La voix d’Iris était à peine perceptible. Mais elle était un peu moins abattue.

Lorsque nous sommes arrivés chez moi, où Rico avait suggéré que nous passions “boire un verre”, nous avons trouvé un repas tout prêt.

«Tu sais ce qui m’aide le plus, dans tout ça?» a dit Iris au dessert. «C’est Léon disant qu’il ne dormirait pas tant que ce type ne serait pas sous les verrous. C’est Rico prenant le temps de faire la cuisine. Je sais bien que tu es occupé jusque par-dessus les yeux.» Sa voix s’est faite tremblante. «J’aurais voulu que Michel…»

Rico a posé une main sur la sienne.

«Si je ne t’avais pas vue, je n’aurais pas compris non plus. Idem pour Léon. Michel travaille pour une boîte où il n’y a pas de place pour les sentiments.»

Elle a souri – enfin.

«C’est idiot, mais je me sens mieux, depuis cet après-midi. Même si je ne suis pas cent pour cent certaine que le type qu’on a pris soit mon violeur.»

«On sera sûr après l’analyse de l’ADN», a dit Arnaud.

Mais cette certitude-là, on ne l’a jamais acquise. Les prélèvements faits sur Iris avaient été trop tardifs, s’étaient égarés pendant des jours – bref, au moment de l’analyse, ils n’étaient plus fiables.

Pierre-François, qui s’était chargé des intérêts d’Iris, a tempêté, menacé, Jean-Marc Léon s’est mis dans tous ses états – c’était inexplicable, mais c’était un fait: l’analyse de l’ADN n’était pas sûre à cent pour cent. Nous ne l’avons pas dit à Iris. Elle avait réussi à donner le tour, elle travaillait. D’après Arnaud, elle criait dans son sommeil (mais assurait ne plus faire de cauchemars). Sa seule séquelle avouée, c’était une peur irrationnelle mais insurmontable de sortir seule la nuit.

À la fin de l’hiver suivant, elle me demandait de l’accompagner au procès. L’idée de se retrouver face au violeur la rendait malade.

Pierre-François aussi m’a demandé d’aller au tribunal, il m’a citée comme témoin. Il a fait une plaidoirie magnifique, j’étais fière d’être sa cliente. Aucune trace des autos tamponneuses ou du serpent à plumes dans son attitude. Il s’est adressé directement au Tunisien, qui se tenait là, le regard aveugle fixé devant lui, lui a rappelé la déférence que son éducation lui avait inculquée pour les femmes de sa famille, et demandé au nom de quoi il s’était cru permis de manquer aussi gravement de respect à des femmes qui auraient pu être ses parentes.

L’avocat qui défendait le violeur a ensuite eu le culot d’insinuer qu’Iris était sans doute consentante, puisqu’elle avait avoué avoir donné à son assaillant – qui n’était de toute façon pas l’homme accusé ici – de l’argent pour prendre un taxi.

J’ai cru qu’Iris allait s’évanouir.

Le procureur (une procureuse, en fait) n’a pas avalé l’argument non plus. Dans ses conclusions, elle l’a qualifié de «prétexte misérable, indigne d’un honnête homme».

Le Tunisien a été condamné à quatre ans et demi de prison et à l’expulsion du territoire suisse. Pour «bonne conduite» (et quelle femme aurait-il pu violer en prison?), il serait sans doute libéré et expulsé au bout de trois ans.

En entendant cela, Iris s’était mise à trembler.

«Dans trois ans… Il reviendra en catimini se venger, il me tuera.»

«Iris, ne sois pas ridicule.»

Mais il avait été difficile de la calmer. Il faut dire qu’elle n’allait pas bien. J’ignore ce qui s’était passé entre son Michel et elle, mais il avait déménagé. Ils vivaient ensemble depuis tellement d’années que j’ai d’abord pris cela pour une difficulté passagère. Mais un soir au Café Romand – c’est-à-dire ostensiblement, dans un lieu où il savait que tôt ou tard il croiserait Iris ou ses amis (la preuve, il me rencontrait) –, je l’avais vu en compagnie d’une autre femme: leur contenance ne permettait aucun doute. J’avais dû me forcer pour ne pas aller l’interpeller, mais j’avais préféré m’abstenir – je l’aurais agressé. Quel salaud! Iris n’était sans doute pas une compagne facile. Mais la quitter à un moment pareil…

Bon, le soir après le procès.

«Je ne sais pas si nous aurions obtenu une condamnation s’il n’y avait eu qu’Iris», a commenté Pierre-François au bar du Pianissimo où nous nous sommes retrouvés, Rico, lui et moi, après qu’Arnaud et Iris sont repartis pour Genève. «Il n’y avait tout simplement pas assez de preuves, et l’identification qu’a faite Iris n’était pas catégorique.»

Il a remué les glaçons dans son whisky.

«Ces hommes qui viennent de pays où leurs femmes sont gardées sous cloche, où l’on épouse des jeunes filles qu’on n’a jamais vues et qui seront des servantes pour la vie, quand ils arrivent ici et qu’ils vous voient… Presque aucun d’entre eux ne comprend que la différence entre vous et leurs compatriotes n’est pas morale. Qu’ils sont dans une autre culture, tout simplement. Pour eux, vous êtes des femmes légères, donc un gibier qu’ils peuvent chasser.»

«En Inde», a dit Rico, «on supprime beaucoup de filles à la naissance, et même avant, depuis l’invention de l’amnioscopie. Les garçons rapportent, les filles coûtent, dans leur mentalité.»

«C’est une idée très largement répandue en Asie.»

«Ça crée un déséquilibre. Il y aura de plus en plus d’hommes, dans ces pays. Les jeunes hommes seuls se comptent déjà par millions en Chine. Ils ne trouvent pas de femme. Certains prédisent que nous verrons un jour des émigrés d’un genre particulier: des bandes d’hommes à la recherche désespérée de femmes. Et s’il le faut ils feront preuve de violence.»

«Le rapt des Sabines.»

«Qu’est-ce que tu racontes?»

«C’est dans l’histoire romaine. Il n’y avait plus de femmes à Rome, alors les Romains sont allés piquer les femmes de leurs voisins les Sabins. J’ai oublié les détails. Vous prévoyez donc une montée du sabinisme.»

«Le violeur qu’on a condamné aujourd’hui, qu’il se soit ou non attaqué à Iris, voulait une femme. C’est un garçon brillant, raisonnable en apparence. Nous ne saurons jamais ce qui s’est réellement passé dans sa tête. Il était ivre, c’est peut-être pour cela qu’il a perdu le contrôle. Je ne sais pas si le psychiatre de la prison saisira l’étendue du problème. Ce type et ses semblables, ce n’est qu’un début. Il n’est pas plus mauvais qu’un autre, il cherchait simplement à satisfaire un besoin fondamental.»

«On va vers le viol ethnique, en somme.»

«Je te signale que, en violant les femmes musulmanes, les Serbes voulaient les humilier en leur faisant des enfants serbes.»

Un silence, plutôt oppressé.

«Et si nous parlions d’autre chose?» ai-je fini par demander.

Nous avons parlé d’autre chose.

Mais le procès du violeur d’Iris m’a hantée des semaines durant. Pendant ce temps, je cherchais une série d’œuvres d’art achetées par téléphone à Paris, parties de l’Hôtel des Ventes par transport routier et jamais arrivées à Genève où elles auraient dû être depuis pas mal de temps.

Je partageais mon temps entre des voyages généralement inutiles et le téléphone. Je bombardais tout le monde de questions, ou alors je tenais de longs discours (creux) aux assureurs ou aux destinataires putatifs des œuvres en question, un musée qui devait les exposer et qui avait fait un battage du diable autour de leur présence sur ses cimaises – une présence qui semblait désormais sérieusement compromise.

Rien à faire. Chaque jour, plusieurs fois par jour, je repensais au procès d’Iris. À sa solitude. À Michel rencontré au bistrot avec une autre. À ce type insignifiant, qui avait tenu un pistolet sur la gorge d’Iris. Moi je les baise et je les tue. C’était insupportable, inexplicablement encore plus maintenant, après le procès, que lorsque Iris me l’avait raconté. Le fait que je ne trouvais ni les œuvres ni même la moindre trace n’arrangeait rien. J’enrageais de me sentir impuissante, humiliée par le procès du violeur, comme si la victime c’était moi: cela me paralysait.

Dans de tels moments, je ressentais toujours cruellement l’absence de mon père, ce qui n’arrangeait rien.

Je profite encore, dans mon travail, d’un réseau de relations qui me vient de lui. Il avait le génie des contacts: un génie dont je n’ai pas hérité autant que je le souhaiterais. Il était en bons termes avec tous les inspecteurs-chefs de Suisse. Avec des centaines de responsables de banques, de fiduciaires, d’assurances. Avec des politiciens, des notaires. À l’époque, je ne m’en étais pas aperçue, les choses semblaient se faire d’elles-mêmes. Mais depuis qu’il est mort, c’est une autre chanson.

Et dans l’état dépressif qui était le mien depuis que le procès du violeur d’Iris avait déteint sur moi, et que les œuvres volées restaient obstinément introuvables, je maudissais une fois de plus que le goût immodéré de la bonne chère ait emporté mon père à un âge pas si avancé que ça. Depuis six ans qu’il est mort, je n’ai encore jamais réussi à verser une larme. Il y a souvent un moment de mes enquêtes où j’aurais besoin de son avis et, lorsqu’il se présente, je suis prise d’une rage impuissante, qui ne s’émousse pas avec les années: me faire ça à moi… filer à l’anglaise, en un quart de seconde, à moins de soixante-dix ans… Un peu ridicule, en ces temps de révolte contre les parents.

Bref, entre procès et œuvres volées, j’aurais bien échangé quelques mots avec papa.

Côté œuvres d’art, j’ai fini par conclure qu’elles étaient probablement parties pour l’Amérique. Divers spécialistes m’ont assuré que des malades de la propriété privée collectionnent des œuvres juste pour le plaisir de se les regarder de temps à autre (en faire commerce, c’est trop risqué, elles sont signalées auprès de toutes les polices du monde), ils ne peuvent même pas les montrer, sinon ils risqueraient de vendre la mèche. Eux-mêmes les ont payées, ces œuvres. Mais ils savent le plus souvent que c’est à des margoulins qu’ils les ont achetées. Il paraît qu’on appelle ça «amour de l’art».

Je n’aime pas ne pas retrouver des choses ou des gens qu’on me paie pour ramener. Mais ce lot d’objets d’art, j’avais hâte d’en être débarrassée. C’était un moyen comme un autre de mettre de la distance entre moi et le viol d’Iris auquel je les associais. Du fond de ce sentiment confus, j’ai même parfois pensé que je comprenais Michel de n’avoir pas su tenir le coup aux côtés de l’Iris meurtrie qui se cachait derrière la femme énergique qu’elle était vite redevenue. Elle accumulait les mises en scène. Pour oublier ce qui lui était arrivé sans doute, elle s’était noyée dans le travail, elle y avait mis l’énergie du désespoir, et un tel acharnement que dans les mois qui ont suivi elle a réussi sans le vouloir ce à quoi elle avait aspiré toute sa vie mais à quoi elle avait fini par renoncer: elle avait été remarquée par un grand théâtre allemand, qui l’a invitée à faire une mise en scène prestigieuse. Succès phénoménal. Et maintenant – je l’avais lu dans les journaux – on lui proposait de mettre en scène un opéra à Vienne. La gloire. Il m’est arrivé, ici et là, de la croiser. Quelque chose dans son regard me faisait penser que la blessure était toujours là.

«Elle a de la chance que cela lui soit arrivé à quarante-huit ans», a commenté un médecin que nous connaissions toutes deux. «Au moins, elle a eu une vie sexuelle harmonieuse pendant une partie de sa vie. Maintenant, c’est fini. Elle oubliera peut-être, mais j’ai des doutes. Son corps, lui, n’oubliera en tout cas jamais. Lorsque cela arrive à six, à douze ou à dix-huit ans, c’est le même tarif.»

Il a fallu des mois pour que ce viol s’éloigne un peu de moi. Peu à peu il a passé au second plan sans s’effacer, tout comme les œuvres d’art volées entre Paris et Genève, qui dormaient sans doute dans un safe à l’autre bout du monde.

 

 

 

 

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe (Suisse)

«Ame de bronze» a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de René Belakovsky, Béatrice Berton, Marie-Claude Garnier, Marie-Claude Schoendorff et Daniela Spring. Photo de couverture: Laurent Cochet.

 

 

 

2 commentaires
1)
borelek
, le 14.09.2008 à 14:03

Vous remarquerez combien elle a de l’épaisseur psychologique cette Marie. On est entre la légèreté et le tragique. Les bons coté de la vie appréciés à leur juste valeur malgré ou grâce à la profonde douleur intérieure. Vraiment, c’est bien, hein les gars-et-les-filles ?

Et Rico, sympa ce type, non ! A propos à quel numéro de l’avenue de Rumine habitent-ils ?

2)
Franck Pastor
, le 14.09.2008 à 21:20

Oui, c’est bien :-) En plus, pas mal de questions sur l’intrigue ont été suscitées chez moi par la lecture de ce chapitre. Je m’attends à quelques chamboulements dans ce qui suit.