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La Vermine, une fable, épisode 12 (fin)

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. Tout est étrangement vide. En fait, les étrangers ont quitté la Suisse, sa femme Laura comprise. Au soir d’une journée frustrante, il rentre chez lui. Pendant la nuit, une transformation s’opère. Ses propres compatriotes le prennent pour un étranger, veulent le tuer, et il n’est sauvé que par miracle. Après quelques aventures inattendues, il va se mettre à l’abri chez lui. Mais même ici, des dangers insoupçonnés le guettent.

Douzième épisode

«Lâchez-moi! Je vous ai reconnu, philanthrope de malheur, reconnu, reconnu, inutile de vous taire.»

Mais l’autre s’est répandu partout. Un œil par-ci, une main par-là, Jacques attend qu’on l’étrangle, ou que l’autre œil, celui de l’intérieur… Tout est silence.

«Je vous ai reconnu, avouez que c’est vous!»

Il hurle. Mais l’autre pousse la perversion jusqu’à retenir son souffle. Salaud! Salaud! Il l’a sauvé sur le pont pour le tourmenter davantage maintenant.

Il se lève d’un bond, se débat, se débat – ouf, l’autre lâche prise.

Sa peau purifiée par le bain se retrouve souillée, par le contact, par la transpiration.

Dans son assiette, l’œil a disparu. Mais on ne l’y reprendra pas. Il s’est glissé dessous, on ne la fait pas à Bolomet. Ou alors, le ravioli s’est retourné, exprès.

D’un bond, assiette en main, il est aux toilettes. À l’égout, le philanthrope. Qu’il essaie encore de pratiquer la philanthropie, maintenant que ses yeux sont dans la fosse septique.

L’horloge de la cuisine a continué imperturbable à marcher, tout au long de ce terrible mois, sa petite pile infatigable, secrète et imperceptible, la poussant à ronger le présent comme une mite. Et elle marque six heures, la pendule.

Il ouvre son transistor – en entendant des voix, le philanthrope va peut-être prendre peur, se démasquer et maintenant qu’il est infirme personne, non, personne ne lui évitera l’enfourchettée.

«Au troisième top il sera exactement…»

Il cherche à son poignet, mécaniquement. Où donc a disparu sa Patecque? Quant à la pendule, elle avance, la traîtresse. Elle veut le mutiler de… de deux minutes.

«… les dernières nouvelles, qui seront suivies, comme chaque soir, du message d’un Conseiller fédéral. Ce soir, M. Fouisseur parlera de la solidarité.

Olten. Une cinquantaine de personnalités des milieux les plus divers se sont réunies hier…»

Ahaaaaaaah… les yeux sont remontés. L’un le long de son œsophage, l’autre le long des égouts: ils le fixent insolemment, comme des rats voraces, depuis le sommet du lustre. Il leur lance une chaussure, vite, avant que «l’autre» puisse l’en empêcher. Par-dessus le fracas du globe en miettes on entend la traînée d’une phrase:

«… parmi les problèmes qui restent à résoudre, il y a celui de la presse suisse, accusée d’être inconsciente des dangers qui pèsent sur nous. Son intransigeance à l’égard des ouvertures bienveillantes faites quotidiennement par les pays voisins pourrait nous coûter cher…»

Bienveillants, les pays voisins? Avec des yeux comme ceux-là? Ou ceux de Josette? De quels pays est-il question?

«Berne: à la suite de la réunion d’Olten, le chef du Département fédéral de justice et police a tenu une conférence de presse. Il s’est félicité de la tenue exemplaire de la plupart de nos journaux et nous a engagés à continuer dans la voie d’une défense énergique de toutes les valeurs suisses. Nous voulons rester maîtres de nos destinées. Le Conseiller fédéral a été vivement applaudi.

Zurich: la Fédération centrale des associations patriotiques annonce qu’une réunion de toutes ses sections est prévue pour demain 31 octobre.

Berne: en vertu des pleins pouvoirs votés le 29, le Conseil fédéral prend des mesures rigoureuses pour lutter contre le chômage et l’accaparement et pour assurer la sécurité du pays. De source officielle, un communiqué confirme que les journaux venant de l’étranger sont largement ignorés. Les ventes de feuilles alarmistes du type Le Globe ont à tel point baissé – comme ont pu le constater les agents chargés de pointages discrets – qu’il a été décidé d’en suspendre entièrement l’importation.

Après le message du Conseiller fédéral Fouisseur, nous donnerons quelques nouvelles sportives, et ensuite l’Office suisse de l’alimentation communiquera aux ménagères une série d’informations pratiques et quelques conseils culinaires leur permettant de réussir, avec des ingrédients simples, de ces petits plats succulents si importants pour le moral de nos citoyens soldats.»

Méfiez-vous, méfiez-vous, citoyens-soldats…

Les hirsutes, les philanthropes, sévissent même dans les petits plats, même dans leur succulente et pâle moiteur! Soyez vigilants! Voyez le citoyen-soldat Bolomet, un homme qui n’a jamais eu une seule pensée contre ses gouvernants, quels qu’ils soient. Voyez-le aujourd’hui, parce qu’il n’a pas su prévoir le danger imminent: cassé, vieilli, abandonné, désarmé, et puis (il ouvre les yeux pour vérifier, les referme aussitôt), oui, et puis guetté par «eux». Eux, le Malin, qui s’infiltrent même au travers du double tour de sa serrure de supersécurité.

«… et je suis ce soir le porte-parole du Conseil fédéral tout entier. Une analyse calme et objective de la situation nous conduit à penser que nous nous trouvons dans un état de guerre sans que la guerre sévisse réellement ni à l’intérieur de nos frontières, ni à l’extérieur. Il se peut même que le conflit ouvert nous soit épargné. Mais il existe aujourd’hui une forme de guerre qui, pour être moins destructrice que celle des armes…»

Oui oui, nos autorités sont la voix de la sagesse. Il fallait être Caïn pour imaginer une forme de guerre aussi perverse que celle dont il est victime. Il ouvre, vite, un petit coup. Non! Il referme. Les yeux…

Les yeux…

Les yeux…

Ils ont… grandi.

«… soumis depuis un mois à une telle pression que nous sommes en droit de nous considérer comme en état de légitime défense. Le Conseil fédéral demande donc au peuple suisse de lutter par tous les moyens légaux pour la défense de nos libertés.»

Et nous lutterons! Il ouvre les yeux. Non non non!

Ils se rapprochent!

Il cherche à s’extirper du rayon magnétique de leur iris bleu acier. Ah! Voici que deux griffes le saisissent aux épaules et le maintiennent cloué au lit. Allons, Jacques! Qu’est-ce qu’il y a? Vous avez beau emprunter la voix de ma femme, sales sirènes, je ne vous écoute pas.

«… pas induire en erreur par une propagande ennemie, perfide et camouflée, qui a même pu être transmise sur les longueurs d’onde de nos émetteurs nationaux…»

Allons, Jacques, calme-toi. Je vous ai déjà dit que votre émetteur ne marchait pas avec moi, espions, traîtres, salopards. Inutile d’utiliser la voix de ma femme. Je l’ai répudiée, reniée. Mais je suis là, je ne suis jamais partie… Tu parles, écoute le Conseil fédéral. Ils savent ce qu’il en est, eux, et les voix les plus séduisantes ne me feront pas croire votre émetteur.

«… que Dieu nous aide dans notre lutte contre la plus dangereuse des guerres. Bonsoir.»

Jacques n’entend plus: il a ouvert ses propres yeux, et il s’est aussitôt trouvé perdu, happé par une noire pupille, l’œil vorace a désormais envahi la chambre tout entière, chacun de ses cils, bras tentaculaire, remue horriblement. Ce sont deux cils qui le tiennent cloué à son lit, un autre éteint le poste, un troisième dévisse l’ampoule électrique, pendant que d’autres se promènent dans l’appartement, ravageant, saccageant. Ils coupent le courant, éventrent la baignoire, brisent la vaisselle, ouvrent toutes grandes les fenêtres du sud et la puanteur nauséabonde aussitôt envahit l’intérieur. Le long de la façade, la vermine a commencé sa lente et inexorable ascension.

Il voudrait détourner le regard, fermer les yeux, se lever, mais deux cils l’en empêchent, le maintiennent rivé à sa place.

Un seul des tentacules reste là-haut, accroché à la paupière, inactif. Il se balance mollement, comme entraîné par une brise printanière.

Jacques, Jacques, Jacques, voyons, sois raisonnable. Je n’écoute pas, je ne veux pas entendre. Il se débat, essaie de se dégager des multiples bras, il réussit – une épaule, l’autre, il tente de se lever, de faire fonctionner ses jambes – encore, encore un effort, ça va y être… Encore, encore, encore… Voil… aaaaaah…

Foudroyant, le tentacule oisif s’écroule sur lui en nœud coulant, se serre autour de son cou, serre, serre et ses oreilles bourdonnent, ses poumons… Il…

Jacques, Jacques c’est l’heure, c’est l’heure Jacques Jacques c’est l’heure l’heure l’heure l’heure, l’heure d’y aller Jacques, l’heure Jacques Jacques l’heure…

Dans un clignotement lointain, lugubre et omniprésente, une sirène hulule le danger.

VIII

De tâtonnement en borborygme, Jacques cherche, la paume grande ouverte, son réveil.

Un bon coup du plat de la main, il le tue. Il fait froid dehors, et il répugne à quitter la tiédeur du lit. Mais à aucun prix il ne doit se rendormir.

Il sort à tâtons sa première cigarette, histoire de se donner un coup de fouet.

Il repense à son colonel, hier.

Il lui a fait comprendre qu’il pouvait être plus utile au pays en aidant à faire redémarrer l’économie qu’en s’enrôlant. Évidemment. Jacques n’a pas insisté. Il se contentera de tirs plus assidus avec son nouveau fusil-mitrailleur. S’il faut l’utiliser, il est prêt.

Les yeux au plafond, il se surprend soudain à trouver étrange que le grand lustre soit toujours entier.

Allons, Jacques, réveille-toi.

Il écrase le mégot dans une sous-tasse qui se trouve là. Depuis qu’il n’a plus personne pour lui faire le ménage, c’est sale, chez lui. Mais ce n’est pas important. Il a trouvé un pressing qui s’occupe de ses vêtements mieux que sa femme ne l’a jamais fait.

Il finira bien par trouver quelqu’un pour l’appartement.

Sous la douche, il se réveille complètement. Sa montre indique sept heures et quart, et il est pressé.

Rasoir.

Peigne. Le miroir lui renvoie la fixité d’un regard. Il sursaute. Mais non, ce n’est rien.

After-shave.

Eau de Cologne.

Coup de peigne dans ses cheveux noirs de jais.

Chemise brune.

Chaussettes rouille.

D’un grand geste, il fait glisser le battant de son vaste placard garde-robe.

Où donc?…

Ah! Voilà.

Il sort son costume brun bordeaux. C’est une couleur qu’il n’aime pas, mais il a cherché à compenser son aversion en faisant couper le drap selon les canons les plus récents de Londres.

En nouant sa cravate, rouille comme les chaussettes, il voit dans le miroir sa montre à l’envers: huit heures moins vingt.

Allons, vite.

Il faut qu’il se dépêche.

Un dernier coup d’œil au grand miroir.

Une petite correction à la cravate.

Il claque violemment la porte derrière lui et s’engouffre dans l’escalier. Bientôt pourra-t-on sans doute reprendre l’ascenseur. Jacques dévale les douze étages.

La nuit a été agitée, il ne se sent pas vraiment en forme. Mais depuis longtemps il a appris, dans ces cas-là, à enfermer son esprit à double tour dans les problèmes professionnels; aussi déplace-t-il la cible de sa matière grise pour passer à l’énumération des tâches nombreuses qui l’attendent aujourd’hui. Il faudra aussi qu’il aille au bureau, à la banque.

Vite. Vite. Il faut qu’il se dépêche. Il sort. La petite place devant la maison a retrouvé sa propreté d’antan.

Il entre dans la voiture que l’armée a obligeamment mise à sa disposition. Il démarre en trombe, il est pressé.

Il a beaucoup à faire, aujourd’hui, au pont Majeur.

FIN

Dimanche prochain, nous publierons encore la Postface du livre, dont certains passages avaient déjà été utilisés pour la présentation.

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

7 commentaires
1)
Anne Cuneo
, le 03.08.2008 à 00:27

Encore une fois, ce petit mot pour vous inciter à aller sur le forum (ici) pour donner votre avis sur la pertinence d’un nouveau roman feuilleton. Environ 400 d’entre vous ont lu la discussion, mais seul 34 d’entre vous se sont exprimés. Si nous étions chez Ifop, on dirait que c’est un échantillon suffisamment représentatif, mais bon… ;-)) C’est la dernière fois que je demande votre opinion. Je déciderai de ce que je fais, en tenant bien entendu compte du sondage, après ce week-end. Je vous rappelle que vous pouvez voter sans laisser de commentaire.

3)
Saluki
, le 03.08.2008 à 10:49

@fxprod: Je préfère un Pinz’ 6×6 , tant qu’à faire…

Anne, ta décision t’appartient, évidemment. Mais je veux que tu saches que je n’ai jamais tant attendu “quelque chose” un dimanche matin, quitte à retarder mon coucher le samedi soir.

Merci de tout coeur.

4)
zit
, le 03.08.2008 à 10:58

Bah, vu la manière inique dont sont “traités” les votations sur ce site… On se croirait chez CSA…

z (Mais Anne, je compte sur ta probité pour ne pas te joindre à la cabale, je répêêêêêête : je vote pour…)

5)
François Cuneo
, le 03.08.2008 à 13:24

Bah, vu la manière inique dont sont “traités” les votations sur ce site… On se croirait chez CSA…

:-)))

6)
fxprod
, le 03.08.2008 à 14:37

Bah, vu la manière inique dont sont “traités” les votations sur ce site… On se croirait chez CSA…

i quoi….. déjà parti, oup’s

7)
Hervé
, le 03.08.2008 à 16:21

Comme je ne veux pas troller les commentaires d’Anne, voir ma réponse ICI