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La Vermine, une fable, épisode 11

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. Tout est étrangement vide. En fait, les étrangers ont quitté la Suisse, sa femme Laura comprise. Au soir d’une journée frustrante, il rentre chez lui. Pendant la nuit, une transformation s’opère. Ses propres compatriotes le prennent pour un étranger, veulent le tuer, et il n’est sauvé que par miracle. Après quelques aventures inattendues, il réussit à trouver un moyen de chez lui.

Onzième épisode

Le train arrive enfin en gare et il en descend avec précaution, après des remerciements nombreux au cheminot. Il connaît son nom, le mec; qui sait, il pourrait le dénoncer.

Il sort de la gare d’un pas hésitant.

La grande place est presque vide. Le soleil n’a pas percé la chape jaunâtre de brume, et tout paraît sale. Les grands tas d’ordures de l’autre jour ont disparu, et la ville se ressemble à nouveau, maintenant qu’elle n’est plus assiégée par la vermine. Depuis le matin précédent, il ne sait plus rien de ce qui s’est passé.

A-t-on pris des décisions? Et le Tribunal? Dire qu’ils ont siégé, qu’il était convoqué…

Et le chantier? Ça aussi, c’est vital.

La grande horloge marque quatorze heures trente. Déjà… Il en a fait, du chemin, aujourd’hui.

Le plus urgent, maintenant, c’est de rentrer et de se reposer, il n’en peut plus. À six heures, il écoutera les nouvelles et, en attendant, il pourra étendre sa carcasse de plomb.

Non. La première chose, c’est de passer au contrôle des habitants pour se faire faire un papier… Non, non… D’abord, rentrer chercher son permis de conduire – après tout il a changé. Et puis un costume de la marque Monseigneur le rendrait peut-être plus respectable. Non. Oui. Il hésite.

Il finit par opter pour le costume.

Ça lui donnera l’occasion de se coiffer, de se raser, de prendre un bain.

Inutile de dire qu’il ne peut pas rentrer en trolleybus. Ça fait bien un quart d’heure qu’il est planté là, rien à l’horizon. À l’heure qu’il est, tout de même, l’économie devrait être réorganisée. Avec tous ces Chintoques et autres Tunisiens qu’ils allaient faire venir… ils prennent leur temps!

Le voilà à la place du Marché. Cette fois, par un grand détour, il a évité le pont Majeur, point chaud de la ville.

Aujourd’hui, jour de marché, quelques paysans se serrent frileusement contre leurs paniers à légumes. Il s’arrête pour acheter des pommes chez Mme Martin, sa marchande habituelle.

«Bonjour, M’me Martin.»

«Bonjour, Monsieur?…»

«… Bolomet.»

«Bolomet? Mon Té, oui, à la rigueur… Mais qu’est-ce qu’il vous est arrivé, Monsieur Bolomet, vous avez été malade?»

«Oui, très malade. Quelles nouvelles, depuis tous ces jours? Les Tunisiens qu’on devait faire venir?…»

«Vous ne me croirez pas si je vous le dis. Ils ne veulent pas partir de Tunisie! Quand on pense qu’ils ont la chance de venir en Suisse, et qu’ils préfèrent crever de faim chez eux…»

«Et les Indiens? Les Chinois?»

«Ceux-là, il semblerait que c’est en bon chemin… En tout cas, ils y mettent le temps. Ah, mon pauvre Monsieur, de toute façon ce ne sera plus jamais pareil… C’était déjà dur avec les Italiens, alors quand ce sera plein de Nègres et de Jaunes… Nous, les femmes honnêtes, on ne pourra plus être tranquilles. D’ailleurs, vous savez, les Tunisiens? Eh bien, les Français ne les laissent pas passer. Et ceux du premier avion venu de Chine sont au Maroc en ce moment. Les Français, les Italiens, et même les Espagnols menacent de les abattre s’ils violent l’espace aérien. Des criminels, je vous dis, pendant que la Suisse risque d’aller à vau-l’eau.»

«Hier, j’ai rencontré des types très menaçants sur le pont.»

«Ah, ceux-là! On les a arrêtés parce qu’ils y allaient un peu fort: ils ont aussi assommé quelques bons Suisses. C’est honteux de devenir comme des bêtes, moi je le dis. Quand les autorités ont remarqué que plus personne ne se risquait à aller à la banque à cause d’eux, elles ont pris des mesures. Et Mme Bolomet? Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue…»

«Elle est retournée en Italie.»

«Mme Bolomet? Elle vous a quitté? Si c’est pas honteux, tout de même, déserter le foyer comme ça… Vous êtes tout seul, alors?»

«Eh oui…»

«Mon pauvre, va! Tenez, voici une pomme pour vous.»

«Merci, Madame Martin. Mettez-m’en un kilo.»

«Elles ne sont pas très belles. C’est la fin des pommes du pays, et depuis quelque temps on n’en reçoit plus de l’étranger. C’est à se demander ce qu’ils ont contre nous. On a toujours été neutres, et tout à coup on nous punit comme si on avait mal agi. J’ai toujours dit, moi, que les Russes, les Français, les Italiens et tous les autres, ils ne pouvaient pas nous encaisser. Après tout ce qu’on a fait pour eux!»

«Vous avez bien raison. Dites donc, M’me Martin, il faut que je passe chez moi chercher de l’argent…»

«Mais oui, Monsieur Bolomet, ça ne presse pas… Vous me devez dix francs. Je sais que c’est cher, mais c’est ce qu’on paie, en ce moment.»

VII

Il rentre chez lui lentement. Il se sent lourd et maladroit comme un ours. Les gens marchent au milieu de la rue. Les arrestations ont un peu calmé les esprits, il y a bien des taches brunâtres sur le sol, mais aucune ne semble du jour.

Les gens, surtout des femmes à cette heure de l’après-midi, semblent vaquer normalement à leurs emplettes. Personne ne le regarde, il ne rencontre aucune connaissance.

Son sac de pommes lui donne d’ailleurs une contenance: il se voit dans une vitrine, et il se fait penser à un retraité qui apporte des douceurs à ses petits-enfants.

Il aimerait acheter un journal, mais les deux ou trois kiosques où on le connaît sont fermés, et dans les boîtes de self-service (où il pourrait aussi payer plus tard, il ne s’est jamais permis de voler un journal) il n’y a plus rien.

Il remarque, avec un soulagement anticipé, qu’ici aussi les tas d’ordures ont été enlevés.

À mesure que le quartier se popularise, les volets fermés et les stores baissés se font plus fréquents. Les proprios ou leurs représentants ont dû passer pour protéger leurs biens.

Il se demande ce qu’il en est du projet de raser les HLM. Il aurait bien voulu récupérer sa garde-robe avant la démolition. Et quelques meubles tant qu’à faire. Mais quand il arrive sur les hauteurs de Beaubeuf il voit sa maison, encore que le quartier soit désert. Les volets ne sont pas tous fermés, c’est donc qu’il y a quelqu’un.

En effet…

Devant la porte le tas d’immondices grouillantes est on ne peut plus présent. Les camions de l’armée n’ont toujours pas passé par là et les détritus se sont encore accumulés.

Sur un panneau une écriture maladroite le renseigne:

«Passé par la cave.»

Il fait le tour du bâtiment. La petite porte qui mène à la buanderie est ouverte et il se glisse à l’intérieur. Il n’est jamais venu ici, dans ce labyrinthe de caves, d’abris, d’étendages, dans ce concert de poussettes, de tricycles, de brouettes en plastique. Il tourne longtemps dans la semi-obscurité de l’après-midi finissant, avant de trouver la porte qui donne sur l’escalier.

Il doit monter, lentement, un étage après l’autre, le vide est pesant dans ses oreilles. Mais, derrière certaines portes, il y a du bruit. Soulagement. Il a horreur de vivre seul.

Curieux: la poignée cède et la porte s’ouvre, bien qu’il soit sûr de l’avoir fermée. Il entre. Il a l’impression que sa colonne vertébrale se redresse aussitôt. Il fait le tour des quatre pièces, rapidement.

Il est seul.

Il se laisse tomber dans un fauteuil, tâte, hume. Chez lui. Il est chez lui après avoir risqué dix fois la mort, du lynchage à l’exécution. Sous son doigt, les irrégularités du cuir sont familières. Une petite aspérité ici. Là un creux. Merveilleusement normal. Et il y a même moyen d’éviter les ordures. Il va s’asseoir à sa table de travail. Normale, elle aussi, le rouleau de calque sagement debout dans le coin gauche, les crayons alignés, la documentation sur les barrages russes empilée à droite.

À la cuisine le fourneau chauffe, et l’eau coule à la salle de bains.

Il soulève le combiné du téléphone – rien ne vient. Pas grave, puisque c’est la seule coupure.

Il fait chauffer l’eau pour du thé, il se coule un bain.

Il ne peut pas ouvrir la fenêtre du côté sud, même au douzième étage. Les ordures empestent jusqu’ici. Tant pis, il ouvre au nord. La puanteur entre par là aussi, mais atténuée, supportable, et bientôt la mousse du bain et sa fragrance couvrent les effluves malsains d’en bas.

Il s’observe dans le miroir, obstinément, et tout aussi obstinément ne se reconnaît pas.

Ses mains ont les callosités imputables au travail manuel, ses yeux ont perdu tout éclat, sa peau est à la fois tendue sur un crâne qui semble desséché par l’intérieur et plissée comme une vieille pomme. Ses cheveux sont blancs.

Les transformations soudaines sont-elles vraiment irréversibles?

Un rire insolent éclate à son oreille.

Il se retourne, effrayé.

Personne.

Chambre à coucher.

Personne.

Sous le lit, dans l’armoire. Non.

Salon, bureau, studio, cuisine, WC, tout est vide.

Ouf.

Son imagination se dérègle.

Il reprend son poste d’observation devant la glace. Il passe une main dans ses cheveux blanchis. Hier encore, il était jeune. L’angoisse l’étreint. Aujourd’hui, il est un vieillard. Non, il refuse. Il veut s’engager dans l’armée, se remarier avec une femme fertile, avoir…

«Hou! hou! vieillard impuissant! Ha, ha! vieillard stérile.»

Cette fois, il a vu une bouche rire dans le miroir. Il a réagi d’un geste vigoureux, mais il n’est resté dans son poing fermé qu’un peu d’air mou et visqueux. Il s’immerge dans la baignoire, effrayé. Contre des personnes entières, il peut lutter, mais si les hirsutes commencent à entrer par morceaux, maintenant…

Il se frotte vigoureusement, à la fois pour arracher la viscosité de sa paume et pour essayer de décaper son corps de cette peau de vieux qui le recouvre.

Par instants il jette des coups d’œil furtifs par-dessus son épaule, oui alors il regarde le miroir du coin de l’œil. Vide. Poncer la vieille peau ne sert à rien, il a peut-être bien vieilli à tout jamais. Serait-il vraiment impuissant? Son cœur se serre rien que d’y penser.

Comment… Comment? Il aimerait tant qu’on lui réponde! Comment tout cela a-t-il pu lui arriver, à lui, un membre distingué de la classe dirigeante, un cadre supérieur éminent? Il a scrupuleusement observé toutes les lois, tous les règlements, et tout aussi scrupuleusement appliqué toutes les formules.

Le pire, c’est d’ailleurs ça: le calcul différentiel s’empresse, obéissant, à l’orée de sa matière grise: il n’a qu’à l’appeler, il sort. Rien de pareil pour sa jeunesse, sa puissance, sa femme, sa voiture. Dans cette liste-ci, il n’y a que sa femme qu’il voudrait éliminer, cette maudite Laura, la cause de tout, puisqu’il a, lui, toujours été irréprochable. Il en est certain – personne ne lui a jamais rien reproché.

Et Laura? glisse une voix insinuante.

Et Laura? Mais, Laura, ce n’est personne! Entre sa femme et son patron, ses profs ou ses officiers, il y a tout de même une belle différence… D’ailleurs, Laura était complètement folle. Aller se jeter dans une guerre civile la tête la première, prendre parti alors que maintenant elle était citoyenne helvétique? Au lieu de rester en Suisse, bien tranquille, à proximité de son compte en banque, comme lui, avec lui. Il fallait vraiment être anormal. Bon, depuis quelque temps, il a de petits ennuis, mais après tout, passer par la porte de la cave pour rentrer chez soi, est-ce vraiment aussi embêtant que ça? Ça ne le dérange guère. D’accord, le téléphone ne fonctionne pas, mais la sécurité ça peut bien se payer de quelques inconvénients mineurs.

Oui, hier, au pont Majeur, d’accord, d’accord…

Heureusement, l’État veille. Quand il voit des types s’engager dans l’extrémisme, il rétablit l’ordre public.

Et là-haut, à la montagne? Ah, là là… Tous fous.

Il réchauffe la boîte de raviolis dont il rêve depuis deux jours. De vrais Rococo de chez nous. Il a l’impression que cela le renforce dans sa certitude de s’être retrouvé. Bolomet, premier de la classe, celui qui l’autre jour avait tout pour être un futur responsable politique.

Dans son assiette, il étale les raviolis un à un, mous dans leur sauce tomate, tièdes au passage de sa glotte, cette douce fadeur bien helvétique si familière à ses papilles.

Il sursaute.

Distinct, au milieu d’un ravioli, un œil le défie. Fourchette en l’air, il hésite entre deux conduites: le crever ou s’enfuir. Il abat son arme – mais avant qu’il ait atteint le but, quelqu’un lui retient le poignet.

Il se tourne – avec peine, l’autre le serre de tous les côtés. Rien de visible. Il observe son propre bras serré à en être broyé, paralysé entre ciel et terre, la main devient rouge et meurt peu à peu. Lâcher sa fourchette? Ce n’est pas possible… Et soudain, l’autre œil se met à gesticuler dans son ventre. Horreur!

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

7 commentaires
1)
Saluki
, le 27.07.2008 à 05:38

Ça vire au Grand Guignol!

L’Oeil de Caïn n’est pas dans la tombe, mais dans les raviolis. On a vu des choses plus calmes… Anne, le fantasmagorique cauchemar de Bolomet le mènera-t’il à la rédemption? Va-t’il plutôt se réveiller en tombant du lit après une nuit trop arrosée.

Je ne suis pas sûr que nous le saurons au prochain épisode. ;°)

2)
Franck_Pastor
, le 27.07.2008 à 07:16

Waw, on entre dans le fantastique, là, après le terre-à-terre. Le cauchemar empire continuellement pour le beauf de Suisse. Où va-t-il finir ? À l’asile ?

3)
Anne Cuneo
, le 27.07.2008 à 07:39

Je voudrais vous rappeler le sondage que vous trouverez dans le forum pour connaître votre avis sur un feuilleton le dimanche, Celui-ci sera terminé dans quinze jours. Il est ici , et vous consulte sur l’opportunité d’un autre feuilleton. Ne soyez pas timides, votez! Il n’est pas nécessaire de laisser un message. Je voudrais juste votre avis avant de discuter la chose avec François et Bernard Campiche (l’éditeur) pour voir s’ils sont d’accord. Avant de le faire, je voudrais être sûre que ça vous intéresse vraiment.

4)
Gr@g
, le 27.07.2008 à 10:39

Cette fable me scotche véritablement à mon canapé (vive le MBP)!!!!

Vivement le dénouement!

Et je m’en vais de ce pas voter sur le forum ;o)

5)
pter
, le 27.07.2008 à 14:53

the 4eme zone…de la delirium tremens. en voiture Simone!

6)
zit
, le 27.07.2008 à 20:22

Ah, le coup de l’oeil m’a fait penser au “chien Andalou” de Bunuel…

z (y s’améliore pas le Bolo, je répêêêêêêête : quand va–t–il enfin oublier son Alfa ?)

7)
Saluki
, le 27.07.2008 à 23:33

J’en avais point parlé et voilà Zit qui nous ramène l’Alfa et l’eau méga…