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La Vermine, une fable, épisode 8

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. La ville et le chantier qu’il dirige sont étrangement vides. Il finit par comprendre que tous les étrangers ont quitté la Suisse, sa femme Laura comprise. Au soir d’une journée frustrante, il rentre chez lui. Pendant la nuit, une étrange transformation s’opère.

Huitième épisode

Il fait sombre, comme avant un orage, le ciel lourd couleur de cuivre s’amasse menaçant au-dessus de son enveloppe trop courte.

Son armoire est parfaitement rangée, les casiers empilés et carrés sont bien ordonnés, seuls les survêtements qu’il a mis la veille pour repeindre le mur du fond sont là, suspendus à un énorme clou vert rongé.

Il ne dégage pas de chaleur, mais l’air cru l’attaque, frileusement il enfile ces loques, où donc est son costume de marque Monseigneur à grandes basques dernier cri? Il essaie péniblement de se baisser pour regarder sous le lit de Laura, mais l’effort est gigantesque, sa peau se tend comme un collant trop étroit, et il craint d’entendre soudain le sinistre craquement. Aussi se contente-t-il du survêtement qui à tout prendre n’est pas mal. Un peu taché, mais en ces jours d’austérité qui le remarquera? Pour aller voir le Tribunal, il boutonnera son pardessus bien haut.

La vie du Suisse est dure, depuis quelques jours, pense-t-il. Déjà, il a perdu son Alfa. Puis, même la Fact est devenue inutile, car l’essence est rare, et on ne la distribue plus qu’à des fins militaires. Dès qu’il sera incorporé, il ira en jeep faire de grands tours à la campagne, pour se sentir plus près de la nature suisse que les hirsutes tentent de lui disputer.

Que tout se passe lentement!

Le voilà à la cuisine, maintenant, et il tente vainement de se faire du café. Le caoutchouc de la cafetière italienne est vieux – sa femme les a toujours laissés s’user jusqu’au bout – et le café refuse de passer, pendant que voracement la grande aiguille broie les quarts d’heure à belles dents. Presque dix heures!

Qu’a-t-il fait, entre-temps, il se le demande…

Ses pensées, à l’instar des vieux mocassins qu’il a pu enfiler sans se baisser, semblent percées de trous béants d’où le temps fuit par pans entiers. Un geste s’enregistre ici et là comme le coup de fusil du chasseur, tous les autres s’envolent, essaims d’oiseaux apeurés.

Est-il à la deuxième, à la troisième tentative de faire monter le café? Il a oublié, mais le liquide enfin chaud lui écorche le gosier. Du café, il n’y en a plus pour longtemps. Maintenant que la France aussi a sombré dans le chaos social – des hirsutes subversifs, il y en a partout –, ils sont bloqués de deux côtés, et même, en Allemagne, où pourtant les Américains prétendent avoir la situation bien en main, certains cheminots bloquent les trains. Là-bas aussi, malgré Luther, Bismarck et les autres, il y a des hirsutes, même dans les chemins de fer, même dans les banques d’après ce qu’on entend dire. La TV a bien fait de renoncer aux informations internationales qui risquaient de mettre en péril la santé spirituelle du pays.

Au moment de sortir, il empoche son passeport, il a déjà eu vent de quelques histoires désagréables, des gens surpris sans identité et malmenés par la foule. Le pont Majeur est particulièrement dangereux; on vous balance sur le macadam vingt mètres plus bas, et tout est dit. Aller simple pour gens sans papiers. Quelques taches brunâtres, étalées, en témoignent.

Mais Bolomet n’est pas un de ces incultes imbéciles, il a fait des études supérieures, il sait planifier. Il ne sort pas sans prévoir. Ceux qui se sont laissé jeter par-dessus le pont étaient des crétins, de ces moutons comme ses techniciens, qui ne savaient même pas prendre une initiative vitale quand il le fallait. Ils écouteraient même les hirsutes, si des gens comme lui ne veillaient pas.

La cage d’escalier lui renvoie ses pas lourds, espacés. Une odeur de renfermé, de moisi, d’ordure, plus forte aujourd’hui qu’hier, épaisse et presque palpable, vient ajouter un poids écrasant à l’énormité de sa carcasse rétrécie. La maison est absolument vide. Il dispose maintenant non pas de deux appartements, mais de douze étages.

Il est satisfait des décisions prises: ne laisser venir que des saisonniers, le moins possible, et raser ces HLM semi-taudis pour rendre à la terre helvétique sa vocation de beauté.

Déjà les experts américains, brassard de la Croix-Rouge bien en vue pour ne pas être massacrés par une foule furieuse, installent des usines superautomatisées, pour lesquelles ils amènent temporairement du personnel des États-Unis, en attendant que de bons Suisses soient formés. Bien sûr, il y a eu des pépins. À l’usine d’armement La Flèche, c’est un de ces techniciens eux-mêmes qui a fait sauter toute l’installation le jour où l’on finissait de la mettre en place. Il a disparu: sauté, ou enfui, en laissant une immense banderole «À bas les armes des oppresseurs». Des oppresseurs, MM. Bolomet et Cie (des cousins de son père)? Non, simplement d’honnêtes industriels désireux de faire prospérer la Suisse exactement comme leur cousin Bolomet des Montres et Bijoux, son père, qui a toujours eu à cœur de fournir à tous les clients l’heure exacte – et si c’était pour dévaliser une banque, qu’y pouvait-il? Alors ce salaud qui a fait sauter la propriété d’autrui avec de grands mots qu’il ne comprenait sans doute pas… – un Nègre, à ce qu’on lui avait dit. Ou était-ce un Arabe? Quasiment un Italien, quoi.

Devant la porte, il a certaines difficultés. Les ordures empilées là depuis un certain temps, montagne dont il connaît la configuration générale, l’empêchent de passer, et il doit se glisser entre le mur et le tas grandissant, par une fente qui rétrécit de jour en jour. Contact déplaisant auquel il s’est fait: s’il se met dos au mur il reçoit en plein nez l’odeur nauséabonde, il voit la vermine proliférer. S’il se met face au mur il est écorché par les aspérités et il y a toujours quelque pourriture qui se glisse dans l’entrebâillement de son col.

L’armée est en train de brûler les tas d’ordures accumulés depuis les derniers départs, mais il lui faut un certain temps pour rattraper le retard, et ils commencent par les maisons entièrement habitées.

Sa maison est un de ces HLM qu’on va raser, il le sait, mais ça n’a pas grande importance, il récupérera un appartement en plein centre, les étrangers n’ont jamais beaucoup aimé la campagne (une des raisons pour lesquelles ils ne comprennent pas la Suisse), ils préfèrent attaquer les villes par le cœur. Les gérants offrent de très bonnes conditions, surtout aux cadres supérieurs sans chiens et sans enfants.

Vaguement, pendant que dos au mur il se glisse par la fente œil dans l’œil avec un rat, il se demande pourquoi il a repeint le mur du fond puisqu’il va déménager. Il préfère laisser la question glisser dans les interstices de son cerveau, on ne peut pas répondre à tout. Quand il était sous-officier, son capitaine lui disait même que ce n’était pas sain d’y prétendre.

Bon. Le cap désagréable est maintenant franchi. Il se tâte. Argent. Clés. Papiers. Il a tout.

Comme tous les matins, il entre dans la Fact, il l’aère, fait tourner le moteur, consomme ainsi goutte à goutte les cinq derniers litres d’essence. Ça l’aide à préserver la structure de sa vie. Ses yeux intérieurs voient le trajet jusqu’au chantier, prennent les virages, passent devant les bureaux de poste et les épiceries, devant les auberges, Croix-Blanche, Charme, Marronnier…

Il coupe le contact et part vers le deuxième rituel de la journée. Il parcourt les deux cents mètres qui le séparent de la pompe à essence. Comme chaque jour, un soldat monte la garde, et le regarde venir avec un intérêt soutenu. Ce n’est pas le même que d’habitude. Il s’approche.

«Beau temps…»

L’autre ne bronche pas.

«Bonjour!»

L’autre le toise et il se hâte d’ajouter:

«Bonjour, Monsieur.»

«Circulez. Allez, circulez!»

«Toujours pas d’essence?»

«Surtout pas pour vous. Vous avez vos papiers?»

Il sort son passeport suisse, talisman rouge à croix blanche.

L’autre l’examine longuement et finit par le lui rendre.

«Circulez, j’ai dit.»

Intraitable, le mec. Il note le numéro de matricule sur son épaulette. Il lui enverra la note quand il sera réintégré, vers la fin de la journée.

Il s’éloigne en traînant la savate, repasse devant son HLM. Il ne comprend pas où sont passés tous les habitants de la maison. Il n’y avait pourtant pas que des Italiens… Lui, qui est si prévoyant, n’aurait pas été loger au douzième étage d’une poudrière.

Sur la route, il est absolument seul, le paysage aux alentours est désolé dans les brumes soufrées. Sur le macadam quelques taches brunâtres rappellent désagréablement celles sous le pont Majeur. Ordre et discipline. Tant pis si ça coûte. Il descend dans le champ, pour le cas où la route aurait été interdite aux civils.

Le voilà bientôt à la place du Marché. Vide. Deux voitures seulement sur tout le parking. L’immense horloge au coin de la place marque onze heures dix. Il avait voulu venir en ville pour neuf heures et s’explique mal comment il y a mis tant de temps. Par ailleurs, il ne peut marcher que très lourdement, serré comme il est dans sa peau, avec sa gabardine boutonnée jusqu’au cou. Quelques passants, rares et pressés, le regardent d’un œil torve, il se demande pourquoi. Il se sent en plein accord avec sa conscience. Honnête citoyen, respectueux de l’autorité. Il a répudié sa femme, espionne relapse. Il s’est offert à la patrie, au patron. Aujourd’hui, il va arranger ses affaires.

Un de ces jours, l’armée sera peut-être appelée à défendre les biens des honnêtes citoyens des pays victimes du chaos, les pays neutres sont parfaits pour jouer les intermédiaires, et alors il récupérera sa femme, oh! juste un instant, le temps qu’elle lui dise où est son Alfa et de lui envoyer dix balles dans la peau. Dix. Pour être bien sûr. L’évolution internationale est rapide, et déjà Stoos a appelé à la défense de la libre entreprise et de l’esprit chrétien, même au-delà des frontières. Les autres ne se gênent pas d’ailleurs, ils envoient leurs commandos, ils ont leurs espions, des Suisses corrompus recrutés par on se demande quels moyens.

Distraitement, il heurte quelqu’un.

Il lève la tête. Ce n’est pas facile avec sa maudite tension.

«Pourriez pas regarder où vous allez, dites?»

Le type qui lui crache cette banalité a le faciès rouge des buveurs de bière. Et l’air furieux. Soyons raisonnable. Jacques n’a pas envie de provoquer une bagarre juste au moment de passer devant le Tribunal militaire.

«Excusez-moi…»

«Qu’est-ce que c’est que cet individu mal lavé qui se permet de ne pas faire attention?»

«J’ai dit “ excusez-moi ”…»

Un attroupement se forme déjà autour d’eux, ménagères emmitouflées dans leurs châles, petits vieux, employés en vadrouille (de ceux qui quittent leur boulot au moindre prétexte).

«Je n’en ai rien à foutre de vos excuses. Vous déshonorez le pays. Regardez-vous. Sale. Mal rasé. Vous puez. Approchez-vous, Madame, sentez. Il pue!»

«Regardez ses pieds», glapit une ménagère, «c’est un maçon étranger!»

La foule a singulièrement grossi.

«Messieurs…»

«À mort!» hurle un autre.

«Appelez les flics!» clame un troisième.

«Jetez-le dans la fontaine!»

«Messieurs…»

Les hommes le serrent de plus en plus près, pendant qu’à la lisière les femmes les incitent à «y aller».

«Messieurs, je suis suisse.»

«Ça va!»

«Je suis suisse, je vous assure, c’est parce que ma femme, une étrangère, m’a abandonné que je suis comme vous me voyez. Qui cirerait mes souliers? Qui brosserait mes habits? Qui ravauderait mes chaussettes?»

«Le pauvre homme», murmure-t-on quelque part, toujours à la lisière.

«Vous avez vos papiers?»

C’est le sac à bière, tout proche, l’haleine alcoolisée, qui tend la main.

«Je les ai mais vous, qui me reprochez d’être sale, vous avez bu. Est-ce là le devoir du citoyen suisse?»

«Montre tes papiers, pas de baratin.»

«Voilà.»

Il sort son talisman, que les autres examinent, analytiques. Il le leur arrache et le remet soigneusement dans la poche intérieure de sa veste.

L’étau de la foule se desserre, et il se glisse vers l’extérieur du cercle, pendant que le faciès rougeaud s’explique à son tour avec quelques autres citoyens vertueux.

Il a eu chaud.

Il reprend sa marche traînante le long de la rue Fleurette. Il n’avait pas pensé à la question des chaussures sales, des survêtements tachés de peinture.

Dans sa tête, il retourne les itinéraires les plus divers, il aimerait éviter le pont Majeur. Son trajet n’est pas sans danger, il s’en rend compte. Mais, après tout, dès qu’il sort son sésame les foules s’écartent comme les flots devant Moïse.

Beaucoup de stores sont baissés, beaucoup de volets tirés.

Les maisons semblent à l’étroit, elles se retournent elles aussi, mal à l’aise à l’intérieur de leurs pores fermés.

Il regarde ses mains: ridées par le ciment qu’il ne se souvient pas d’avoir jamais brassé, la peau resserrée, les os tordus pour ne pas déborder.

De son geste familier, longuement étudié sur sa vedette de cinéma préférée, il se passe la main sur son mâle menton – et il la ramène blanche de cette poudre qui au fond des chantiers, au moment du décoffrage…

Il est trop tard pour revenir en arrière. Des dizaines d’yeux l’observent, depuis les deux trottoirs du pont Majeur, et à l’autre bout il distingue un groupe de citoyens bien plantés là, à l’attendre sans doute, pendant que plus loin encore des soldats armés gardent les deux banques qui se font face.

Il glisse la gauche dans sa poche, et la droite sur son passeport, il avance. Il aimerait que ce soit avec assurance, mais il ne peut ni lever la tête ni redresser son ossature. Sa colonne vertébrale semble littéralement brisée.

Il faut bien qu’il passe par là, qu’il traverse la place entre les deux banques pour arriver au bureau.

En approchant il voit la barrière éclaboussée de sang frais.

De l’autre côté du pont, une femme crie, hystérique:

«Un étranger! Au secours! Il va me… me… Au secours!»

Plus que jamais la main sur le précieux document rouge à croix blanche.

Il ne veut pas ralentir. Ne pas se prêter aux soupçons. Ne pas leur offrir de prise. Feindre l’indifférence des innocents. Quelques mètres encore et il sera en terrain sûr.

C’est au dernier instant que le groupe aux pantalons brun bordeaux se lance sur lui.

Il se dépêche de crier:

«Je suis suisse.»

Il sort son passeport, mais un coup violent le fait gicler, ils sont sur lui, ils vont lui arracher son pardessus, il crie encore «je suis suisse», mais en vain. Il se sent soulevé pendant qu’à ses oreilles retentissent les clameurs:

«Tuez-le!»

«En bas!»

«Écrasons la vermine!»

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

8 commentaires
1)
Crunch Crunch
, le 06.07.2008 à 00:07

Merci pour ce chouette récit :-)

2)
Crunch Crunch
, le 06.07.2008 à 00:09

Heu, dingue. Juste en passant. Vous avez vu ? La date d’aujourd’hui c’est 6.7.08 (et avec les minutes à “9” c’est encore plus beau…)

Bonne nuit

3)
Saluki
, le 06.07.2008 à 00:14

Toujours pas d’Alfa, c’est intenable, Que fait donc la police?

4)
Inconnu
, le 06.07.2008 à 00:37

Merci pour la lecture Anne, avant d’aller se coucher, c’est souverain ! Vivement le dénouement ! :)

5)
Anne Cuneo
, le 06.07.2008 à 18:07

Saluki, ne fais pas de fixation sur l’Alfa, elle s’est fait la malle, les quatre roues et le moteur.

6)
fxprod
, le 06.07.2008 à 19:10

Saluki, ne fais pas de fixation sur l’Alfa, elle s’est fait la malle, les quatre roues et le moteur.

Anne

et ben m…. alors, nous l’aimions bien cette alfa….

7)
zit
, le 07.07.2008 à 12:12

Bon débarras ! (l’Alfa, mais c’est vrai que c’est dommage, on ne savait même pas sa couleur, mais on y était attachés…)

A part ça, il a l’air mal barré le Bolomet (bon débarras aussi), va–t–on enfin connaître Laura, la bientôt (à moins d’un miracle) veuve ?

z (z’avez pas l’air comme ça, mais vous êtes des sanguins, vous les suisses, je répêêêêêêêête : et rancuniers, avec ça !)

8)
Bigalo
, le 08.07.2008 à 22:38

A part ça, il a l’air mal barré le Bolomet (bon débarras aussi), va–t–on enfin connaître Laura, la bientôt (à moins d’un miracle) veuve ?

Pourquoi bientôt veuve ? Le dernier épisode fait penser clairement à un rêve : la peau qui gonfle, les mains ridées par le ciment, la négligence vestimentaire, …

Tout cela est vraisemblablement un cauchemar, d’autant plus que le feuilleton est en 12 épisodes : que le personnage principal soit lynché au 9ème, je n’y crois pas beaucoup !