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La Vermine, une fable, épisode 7

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. La ville et le chantier qu’il dirige sont étrangement vides. Il finit par comprendre que tous les étrangers ont quitté la Suisse, sa femme comprise. Cela crée le chaos. Au soir d’une journée frustrante, il rentre chez lui et ouvre la radio pour s’informer. La TV est muette.

Septième épisode

Dix heures vingt-cinq.

Il ouvre la radio pour écouter les dernières nouvelles. Des fois qu’ils donneraient des renseignements utiles. Pourvu qu’ils ne mobilisent pas avant demain après-midi. Il voudrait bien montrer qu’il y va volontairement, ça aiderait à expliquer la disparition du fusil d’assaut. Un capitaine ne garde son arme que s’il en fait la demande. Lui, il adore aller faire des concours de tir.

Et Laura!

Elle a tout fait pour qu’il lui apprenne, depuis une année. C’était donc vraiment minutieusement préparé!

Il va falloir se cramponner et bien s’expliquer pour qu’on le croie. Surtout que beaucoup d’armes (il se demande lesquelles) ont effectivement été volées par un capitaine.

«… au troisième top, il sera exactement vingt-deux heures, trente minutes. Voici les dernières nouvelles. L’Agence télégraphique suisse nous communique:

États-Unis: à la Maison-Blanche, on discute en ce moment même de la situation européenne.

Bonn: l’Allemagne fédérale s’apprête à recevoir des renforts de l’OTAN. Par groupes de quatre-vingts, des soldats rappelés de divers théâtres de guerre atterrissent en Bavière, où l’on enregistre l’affluence la plus grande qu’on ait vue depuis des années.

Rome: les putschistes, qui s’intitulent Gouvernement provisoire du peuple, ont proclamé l’institution de comités dans toutes les usines. À Turin, cette consigne aurait déjà provoqué plusieurs dizaines de morts lorsque des hommes armés ont voulu rejoindre les ouvriers qui occupent les usines Fact en traversant le cordon de militaires et policiers loyalistes qui les entourent. Arrivé en Suisse dans son avion personnel, M. Montoni, administrateur général de Fact, a exprimé son indignation pour la violence dont lui et sa famille ont été l’objet.

Dans l’ensemble, la situation italienne reste confuse.

Paris: de nombreux groupes de jeunes ont manifesté ce soir en faveur du coup d’État italien. En ce moment même, les équipes de nuit des aciéries Fortin ont décidé d’occuper leur usine pour exprimer leur solidarité avec les travailleurs italiens.

Dans une allocution radiotélévisée, le chef de l’État a mis en garde les grévistes. Devant l’agitation, il est possible qu’une législation d’urgence entre en vigueur dès demain matin à l’issue du Conseil des ministres.

Suisse: après sa conférence de presse, le Conseiller fédéral Mager a prononcé une allocution que nous retransmettrons à la fin de ce bulletin.

Après le coup sévère infligé à notre économie, Économie suisse, réunie en assemblée extraordinaire, a décidé de prendre diverses mesures. Il s’agira en particulier de trouver le plus rapidement possible de la main-d’œuvre pour combler les places laissées libres par les travailleurs du Sud partis la semaine dernière. Des contacts sont déjà pris avec la Tunisie, le Portugal et l’Afrique du Sud.

À Zurich, un certain nombre de jeunes vandales, dirigés par un citoyen italien, Sergio Baracca, se sont lancés ce soir à l’assaut de la Maison de la Radio pour protester contre la partialité de l’information. Avant même l’intervention de la police, des citoyens armés avaient repoussé les assaillants. L’un de ces derniers aurait dû être transporté d’urgence à l’hôpital. La Maison de la Radio est maintenant sous protection de la police. Baracca a été arrêté. Il sera probablement expulsé de Suisse cette nuit même.

Sport. Football: malgré le départ de son entraîneur Cassi, le Chaux-de-Fonds a pu garder une forme suffisante pour battre Servette par trois buts à un. Dès demain le Chaux-de-Fonds sera entraîné par l’ex-centre droit Schmutz.

Et maintenant, Mesdames et Messieurs, de Berne, nous vous retransmettons l’allocution du Conseiller fédéral Mager.»

Une pause. Pendant qu’il écoutait, Jacques s’est déshabillé, et maintenant il fume avec soulagement une dernière cigarette. Ils n’ont pas mobilisé. Enfin, on ne sait pas ce que Mager va faire, ou plutôt dire.

«Citoyens suisses,

En ces heures graves, le Conseil fédéral sent la nécessité de vous rappeler les grands principes qui régissent notre démocratie.

La démocratie respecte les opinions de chacun. C’est un de ses plus grands bienfaits. L’État n’a pas à intervenir dans la conduite privée des citoyens. La presse, la radio, la télévision sont libres. Ce sont là les privilèges d’un pays où le jeu démocratique est respecté.

Pourtant, l’État se doit de protéger la communauté. Il doit entre autres combattre l’espionnage, l’attaque psychologique à laquelle il ne cesse d’être soumis depuis huit jours, le découragement organisé. Si la Suisse ne connaît pas le délit d’opinion, elle doit pourtant surveiller ceux qui tenteraient d’affaiblir notre pouvoir défensif et la cohésion de tous les citoyens. Des corrupteurs de l’esprit public tentent un travail de sape, à l’extérieur de nos frontières comme à l’intérieur.

Nous répondons: la liberté, oui. Le désordre, non. Il nous a semblé indispensable de mettre le peuple en garde contre des idéologies qui seraient de nature à affaiblir notre volonté d’indépendance nationale. Nous le conjurons de ne pas écouter la voix des sirènes qui le mènent vers des écueils qu’elles baptisent internationalisme et solidarité. Ce n’est qu’une tentative d’aliéner notre indépendance morale et matérielle.

Les éducateurs, les partis politiques, les syndicats, les sociétés patriotiques, tous ceux qui agissent sur l’opinion publique doivent sans cesse être conscients de leurs responsabilités. Nous…»

Un grésillement. Quelques coups secs dans le micro. Panne? Non.

«Allô, allô, ici l’émetteur libre. Chers concitoyens. Nous ne sommes pas italiens, je m’appelle Jean Bonard et mes camarades ont tous des noms bien de chez nous. Ceci non pour nous désolidariser, bien au contraire, mais pour clarifier les choses. La Maison de la Radio est vide, fermée, encerclée, comme nous le voulions. La police est là-bas, notre émetteur est ailleurs.

Citoyens, écoutez cet appel, vite, nous n’avons sans doute que peu de temps. Ne vous laissez pas duper par les déclarations ronflantes. Le patronat est en complet désarroi, occupez vos lieux de travail, exigez de pouvoir contrôler l’administration et la comptabilité.

Ne vous laissez pas embrigader par une propagande chauvine qui sous le couvert du “ Y en a point comme nous ” vous demande de serrer les rangs, des rangs où il y a aussi vos patrons, qui se dépêchent en ce moment même de se procurer de nouveaux esclaves pour retrouver leurs gains à vos dépens, pour pouvoir faire pression sur vos salaires, pour diviser les citoyens et leur faire croire que s’ils sont suisses ils valent mieux que s’ils viennent de Tunisie, d’Inde, de Chine.

Ne vous laissez pas duper par la presse qui présente la situation internationale comme catastrophique.

Dans l’immédiat, protestez contre la répression policière qui s’abat sur tous ceux qui ne bêlent pas comme des moutons et qui ont compris que nos Alpes de neige ne sont porteuses d’aucun message. Vous êtes tous…»

Et voilà, c’est brouillé. Il éteint.

Le culot!

Il se couche. Le lit n’est pas fait, les draps sont fripés. Désagréable.

Si des types en sont déjà là, il faut admettre que le Conseil fédéral a raison. Et pour qui se prennent-ils, ces ânes-là? Pour leur Guevara à la con? Ils vont provoquer un coup d’État suisse, si ça continue comme ça! Pas croyable!

Il part dans le sommeil en se disant vaguement que c’est peut-être sa dernière nuit de civil pour un bout de temps. Plus que jamais, il faut qu’il s’engage.

***

Chœur:
Il ne sent mêm’ plus La méchante odeur! Malheur à nous!
Malheur à vous!
Quand on a encore plus peur Du changement que du malheur, Comment éviter le malheur?

Max Frisch

(Monsieur Bonhomme et les incendiaires)

IV

La table est mise dans un jardin gras plantes grasses feuilles grasses des serveuses grasses aux fesses opulentes portent des plats couverts de gélatine au centre de laquelle on distingue de minuscules poulets gras et rouges poulets suisses bagués de rouge rouge voici au fond d’un plat l’Alfa réduite comme un Peau-Rouge sa tête son Alfa à la sauce vinaigrette je veux et il tend la main vers le plat gélatineux et tremblant il tend et la gélatine durcit il a soudain un bleu au dos de la main la grosse serveuse rit grassement et sa glotte rouge parfaitement visible devient phosphorescente le mécanisme soudain découvert commence à sécréter une fontaine de gélatine grandes eaux tièdes et molles qui coulent coulent pendant que les porteuses de plats courent en hideuses minijupes peu à peu ça déborde recouvre les coureuses et leurs courtes jupes au fond du substrat gélatineux elles tournent toujours mécaniquement carrousels de foire aux mouvements saccadés voilà la masse ambre qui approche il étend ses bras et ça arrête le mur mou et ça se met à avancer en hauteur perspective jaune vers le ciel ses bras sont fatigués de retenir il lâche et lentement ça bascule il retient ça s’alourdit et soudain très loin au-delà de la masse le soleil se lève on le voit ondoyer il n’est plus possible de garder les bras tendus fatigue mortelle le soleil réchauffe lentement l’atmosphère crépusculaire et la gélatine commence à suer elle s’affaisse et il a beau la tenir elle fond elle bave elle coule de haut et lentement le submerge coule dans les yeux les oreilles les narines le voilà englouti bras tendus il aimerait les baisser mais ce n’est plus possible il est pris dans la masse.

Une sirène hurle dans le lointain. La sirène du travail sur les usines vides. Je vous remplacerai hommes traîtres qui nous avez quittés il court mais la masse le retient il est seul maintenant toutes les serveuses englouties encore plus profondément il est seul avec ce hululement seul isolé pendant que déjà la nuit descend avec elle le froid la gélatine va se figer il sera mort aucun pore ne lui permettra plus de respirer vite sortir de là sortir sortir il pousse il peine il va sortir non le durcissement est définitif et peu à peu la masse épouse ses pores et sa puissance le triture le concasse le broie il disparaît en poussière il va cesser d’exister encore une seconde et … ah ah ah……………!

V

Au sortir d’un rêve agité, Jacques Bolomet s’éveille transformé.

En levant un peu le bras, il s’aperçoit que sa peau est d’une blancheur crayeuse, et qu’il est tout entier dans la griffe de ciment d’une poussière fine et gluante.

Que m’est-il arrivé? pense-t-il.

Ce n’est pourtant plus un rêve: sa chambre, une vraie chambre de cadre supérieur, quoiqu’un peu petite à vrai dire, se tient bien sage entre ses quatre murs habituels.

Voilà la reproduction de Picasso, un horrible profil cassé, brisé comme l’harmonie du matin. Couché dans son lit, Jacques Bolomet pense: le ciel est bien clair si l’on considère qu’il n’est que sept heures du matin. Mais le silence du dehors, à peine entrecoupé du ronron de quelques camions militaires comme la veille et l’avant-veille, et le tunnel de jours derrière lui, le persuadent qu’il est tôt. Il se tourne et se retourne, cherchant à s’entasser dans cette peau trop courte avec toute sa tête, de telle sorte que le bout veiné de ses orteils, chair crue, ne dépasse pas la blanche enveloppe de craie.

Sur la table de nuit, il aperçoit le réveil: huit heures et demie.

Sursaut.

Comment?

Il n’est pas encore levé?

C’est aujourd’hui qu’il réussira à convaincre le patron: rouvrir le chantier avec les deux cents types qu’il a réussi à rassembler. Aujourd’hui qu’il persuadera le Tribunal militaire qu’il n’a pas donné son fusil d’assaut à sa femme. Il sera réintégré dans l’armée dont il est pour l’instant suspendu.

Dehors le bruit des moteurs s’intensifie, entrecoupé de cris, comme si des gens étaient écrasés ou qu’ils devaient hurler pour s’entendre.

Les draps dont il voit pourtant la surface de percale sont rigoureusement rugueux au toucher et – curieusement – le lit est froid. La poussière fait de lui un poisson, il ne dégage aucune tiédeur.

Il s’extirpe, douloureusement, du lit, et il aimerait se dépêcher. Aujourd’hui est un jour important à vivre sans tarder, et pourtant les aiguilles indifférentes continuent à ponctionner les minutes; le temps perdu, simple piqûre d’abord, s’amplifie pour devenir coup de poing. Vite, avant le K.-O. il faut… vite.

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

3 commentaires
1)
zit
, le 29.06.2008 à 10:00

J’aime bien la citation de Max Frisch…

Sinon, Bolomet n’a pas l’air de s’arranger, bien qu’il ne se réveille pas à l’heure (mais, ça, c’est peut–être un bon signe…).

z (travailleurs de tous pays, unissez vous, je répêêêêêêêêête : c’est beau de rêver…)

2)
Franck_Pastor
, le 29.06.2008 à 13:38

Curieux rêve… Cette gélatine, cette graisse, l’excessive prospérité qui finit par tuer l’humain en nous ?

3)
Karim
, le 29.06.2008 à 23:07

Superbe rêve de Bolomet. Anne, tu nous tiens en haleine…