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La Vermine, une fable, épisode 6

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. Sa femme Laura n’est pas là, la ville et le chantier qu’il dirige sont étrangement vides. Il finit par comprendre que tous les étrangers ont quitté la Suisse, sa femme comprise. Cela crée le chaos, y compris sur «son» chantier. Au soir d’une journée frustrante, il rentre chez lui.

Sixième épisode

Il ouvre le journal.

«Premières mesures d’urgence.» Le titre s’étale sur quatre colonnes. Dessous, en plus petit: «Notre économie se remet lentement.»

Il parcourt les articles distraitement:

«Les représentants des syndicats suisses se sont réunis en assemblée générale afin d’examiner la situation provoquée par la brusque récession économique. Ils sont d’avis qu’une grève ferait beaucoup plus de mal que de bien.

La situation actuelle ne résulte pas d’une faute commise par le patronat. Une puissance étrangère veut, de propos délibéré, nous réduire à sa merci. Le débrayage dans les usines, loin d’améliorer l’état de choses, ne ferait que le dégrader. Les questions qui se posent entre les employeurs et les travailleurs peuvent et doivent être résolues directement par voie de négociations internes. Dans l’état présent, chacun doit accepter de faire des sacrifices pour la sauvegarde de l’unité nationale.

Là où le travail n’a pas pu se poursuivre, de nom?breux citoyens se sont déjà mis à la disposition d’autres branches de l’industrie ou du commerce. Leur fermeté, leur volonté de faire face, permettront de tenir en échec les traîtres qui prônent l’agitation sociale. Nos ouvriers ne seront pas dupes de manœuvres inspirées de l’étranger et visant à compromettre la paix.»

Quelle est sa marge de manœuvre? Le patron insaisissable… Les bétonneurs disparus… Vont-ils bétonner avant l’hiver? À quoi bon, d’ailleurs. L’État lèvera sans aucun doute des impôts spéciaux pour indemniser les grosses pertes. En ce moment, son grand hôtel n’est même pas nécessaire.

Si le patron l’évite si soigneusement, c’est probablement pour ne pas devoir lui dire en face qu’il est congédié. Autant se porter volontaire: ça fera noble et il touchera le salaire de compensation. Il se lève. C’est le moment d’aller voir si oui ou non Laura est partie.

Il n’y croit pas tout à fait. Lui voler son Alfa comme ça, tout de même, elle n’oserait pas.

Devant chez lui, c’est toujours aussi désert que ce matin. Quelques rares appartements éclairés. La plupart des fenêtres restent aveugles. Il parque.

La boite à lettres est absolument vide.

L’ascenseur est toujours en panne, il monte à pied.

Il ouvre la porte de l’appartement, et l’odeur de renfermé le renseigne aussitôt: Laura n’est pas revenue.

La garce.

Il l’avait un peu oubliée – et puis il comptait lui parler ce soir. Mais maintenant, il commence à se rendre compte qu’elle pourrait vraiment être partie.

Il se souvient soudain du fusil, se précipite sur son placard à uniformes, sort ses effets. Une fois que tout est disséminé autour de lui, il doit se rendre à l’évidence: elle le lui a pris.

Ce n’est pas possible. On l’aura récupéré à la frontière. Il faut qu’on le lui ait repris à la frontière. Il faut espérer que les tribunaux militaires comprennent les circonstances et ne l’envoient pas en taule. En tout cas…

Il ouvre le placard de Laura. Un coup d’œil suffit: le vison qu’ils sont allés chercher au frigo il y a quinze jours a disparu. Il fouille frénétiquement: plus un bijou, plus un objet de valeur dans l’appartement. Elle a même emporté l’argenterie.

Il va la dénoncer!

Ils lanceront un mandat international, ils…

Et si on le suspectait d’être complice? Après tout, elle est partie avec son fusil d’assaut, avec son Alfa. Si encore elle n’avait pas pris le fusil. On aurait pu l’accuser simplement de vol. Mais avec une arme, ça devient politique.

Non, il ira s’expliquer à l’arsenal où on le connaît. Et il ne parlera que du fusil d’assaut. S’ils le lui font payer, tant pis, il ira à la banque…

Le coffre!

Il doit attendre demain, mais il sait déjà. Elle aura emporté les tableaux.

Il va au salon: c’est bien ça, le Vallotton qu’elle a absolument voulu sortir a disparu.

Il reste quelques traces de son passage. Son petit bureau est plein de papiers. S’il n’y avait pas ça, les pots de maquillage vides, de vieilles chaussures, quelques journaux italiens et ses livres, on pourrait penser qu’il l’a imaginée, qu’elle n’a jamais existé.

Elle a pourtant bien passé par là. Seulement, il s’aperçoit qu’il ne la connaissait pas. On peut bien en parler au passé – il sait qu’elle ne reviendra pas. C’est désormais chose sûre. Fouillons.

Il fouille.

Des factures.

Des lettres.

Elles n’ont pas de famille en Italie, ces sœurs. À part une mère qu’il n’a jamais vue et dont il distingue tout juste la signature, tant son écriture est enchevêtrée.

Il est surpris par l’ordre relatif du secrétaire. Il a déjà vu le meuble, grand ouvert, dégorger des papiers de toutes sortes.

Sans doute l’a-t-elle rangé. Et il ne trouve que ce qu’elle a bien voulu qu’il voie. Il se sent si frustré que, si elle entrait maintenant, il pourrait l’étrangler, comme ça, froidement. Il n’arrive même plus à penser, comme ce matin, que c’est une garce.

Quelque chose au fond de la corbeille à papier. Un morceau bleu de lettre y est resté collé.

«… remercions de l’aide matérielle que……. Ta présence parmi les camar… … spérons que grâce à la préparation et aux a…»

Aux armes!

Son fric. Ses placements. Son fusil. Son Alfa. Sa femme. Tout pour des salauds à la solde de l’étranger.

Ah, ils lui paieront ça!

Demain matin, il se porte volontaire. Il ira reprendre son fusil d’assaut et son Alfa. Il la tuera?froidement. Elle aura beau agiter son cul de poule. Une poule, oui. Qui lui a soutiré du fric pour ses maquereaux de putschistes. Et ces salauds, en Sibérie, qui mine de rien lui faisaient visiter des barrages…

Ah! heureusement que de la fortune amassée par les Montres et Bijoux du père Bolomet il n’a jamais soufflé mot à cette ordure. Au moins, il lui reste ça. De quoi attendre dix ans que ça se tasse. Il s’est fait avoir par une espionne… Mais enfin, comment pouvait-on savoir que l’Italie, le pays du pape, allait trahir les idéaux de l’Occident chrétien?

Heureusement qu’ils ont débarrassé le plancher, tous tant qu’ils sont. Il en rencontrerait un maintenant, il l’assommerait aussi sec.

Il tombe sur un carnet coincé entre deux tiroirs. Le minuscule agenda rouge que Laura mettait dans son sac. Il feuillette.

«Dentiste 16.15

Souper pour 4

Coiffeur 12.15»

Banal.

«Aldo 2371912»

Tiens tiens, elle avait son numéro de téléphone. Ses soupçons étaient donc justifiés…

À partir de juin, les annotations deviennent de moins en moins déchiffrables.

«A. 24… CH Mt 10-30… Maria Lt + C… Supporter cette médiocrité plus longtemps?… J. se fascise. Faire vite.»

C’est lui, le fasciste, le médiocre, l’insupportable. Et pendant qu’elle le jugeait ainsi, elle lui soutirait du fric, sans vergogne.

Sur la date du 17 octobre, le jour du coup d’État, grande croix. Faite d’avance?

Il va vraiment devoir se défendre, pour son fusil. Vont-ils croire qu’il n’était au courant de rien, s’ils découvrent qu’elle se préparait depuis longtemps?

Mais alors, quand elle avait voulu aller en Russie avec lui?…

Imbécile!

Bien sûr! Un prétexte! Pour lui donner mauvaise conscience… Pour qu’il lui laisse l’Alfa à titre de compensation. C’est ça, leur justice. On vole un honnête citoyen suisse. On bafoue ses droits. Il feuillette encore. Il tombe sur un passage… il ne manquait plus que ça!

«Ce mariage est une sinistre farce. Par pitié. Il croit me cacher qu’il a un gros compte en banque. Les coups d’œil que lui lançait sa sainte mère étaient de vrais télégrammes décodés. Mais je suis l’épouse, et je prélèverai ma pension alimentaire pour un bon bout de temps.»

Les puissances occidentales n’ont pas encore dit leur dernier mot. On peut encore le supprimer, leur pseudo-coup d’État. Il va cacher ce carnet et, quand ce sera fait, il la fera extrader et on réglera toute la facture d’un coup.

C’est aussi tout plein de notes en sténo. Sans doute encore plus explicites que les rares phrases en clair. Il glisse à nouveau le carnet derrière le tiroir, au fond de la commode. Là, personne ne le trouvera. S’il n’avait pas fouillé à fond, il ne l’aurait pas remarqué non plus. Faisons comme si de rien n’était. Il cherche partout.

N’aurait-elle pas laissé un message? Lorsqu’il est certain qu’elle n’a rien laissé volontairement, aucune explication du pillage, il a une fois encore envie de l’assassiner. Elle le méprise à tel point qu’elle n’a même pas cru bon de se justifier.

Mais elle paiera.

Assis à son bureau, il classe la documentation rapportée de Russie. Minables, avec leurs barrages. Mal foutus. Sales. Désordre.

Rien de comparable au travail suisse. Ils peuvent venir prendre des leçons dans les Alpes, les Russkofs. Ce n’est pas avec les barrages qu’ils prouveront leur supériorité.

Ce qui le chiffonne, c’est qu’ils n’aient jamais parlé de ce coup d’État en Italie. Finalement, il n’y avait aucune raison qu’on ne lui dise rien. Il est suisse, lui (Dieu merci!), pas italien. Probable qu’eux non plus n’en aient rien su.

Disons qu’ils ne l’ont pas soûlé pour lui cacher la situation en Italie. En tout cas, si c’est pour qu’il ne voie pas la médiocrité du travail, c’est raté: les papiers qu’il a sous les yeux sont des preuves écrasantes.

Il se demande tout à coup à quoi bon classer tout ça. L’hôtel des Joyeux Papillons ne sera pas construit, du moins pas cet hiver. Et d’ici à ce qu’ils aient retrouvé le demi-million de saisonniers qui manquent à la Suisse…

Dire que ces salauds sont partis sans même se demander ce qu’ils laisseraient derrière eux, sans penser au travail à finir… Voilà pourquoi, même ce soir, lui, Jacques, classe. C’est la différence entre eux et lui. Un travail, ça se termine. Chaque enfant naît travailleur. Que serait-il, lui, sans le travail? Quand il était à l’École polytechnique, ses études ne rapportaient rien, et il se sentait un numéro parmi d’autres. Il n’était même pas le Numéro 1, le premier rang était réservé à ce salaud de Realetti. Il se souvient de lui: tessinois – presque étranger, un peu juif sans doute, avec un grand nez. Né pour être ingénieur civil. Pas un radis, en loques, sale. Et même comme ça tout le monde l’écoutait. Jacques avait horreur de ce type comme d’une touffe de pâquerettes dans une belle étendue de gazon. Les pâquerettes, d’accord sur les œufs de Pâques, mais quand on fait du gazon, même une pâquerette, ça fait sale.

Realetti idem. D’autant plus que pendant que lui se lavait tous les jours, présentait des épures impeccables grattées ponctuellement (de toutes ses études, il n’avait jamais fait de nuit blanche, c’était un de ses titres de gloire), réussissait des examens assidûment préparés (de jour), se comportait civilement avec tout le monde et laissait toujours les professeurs entrer avant lui dans les salles, cet hirsute avant la lettre fumait, jurait, veillait, foirait et avait encore le culot d’inventer des structures qu’il avait brevetées depuis avec une grande entreprise générale. Jacques le haïssait. Ce n’est pas comme ça qu’on travaille. D’ailleurs, les gens n’aiment pas ceux qui réussissent trop bien. De la mesure en tout, c’est sa devise.

Bref.

Le travail est la seule chose qui l’intéresse. Surtout maintenant qu’il en résulte de l’argent, des bâtiments. Maintenant qu’il fait fonctionner une machine de cinq cents types sous ses ordres. Des types qui comprennent qu’il est le chef. C’est là, dans les montagnes, sur les échafaudages, qu’il vit.

S’il avait voulu aller en Russie, c’était qu’il avait des problèmes avec Laura. Il avait envie de s’éloigner et de coucher avec une femme sans courir le risque que ça se sache. Tant de gens ont parlé des femmes interprètes en Russie qu’il avait bien compté… et puis pendant dix jours on avait vécu dans un monde d’hommes. Tant pis. S’il avait su ce qui allait arriver, ici et là-bas, il ne serait pas parti.

En fait, si ça ne tenait qu’à lui, il ne serait nulle part aussi bien que sur un chantier. Lire, sortir, TV, ciné, ça ne l’intéresse que parce que ça se fait.

La Grèce, il y était allé pour sa poule. Et, franchement, quand les gens avaient fait autant de bruit pour une semaine supplémentaire de vacances, il s’était demandé ce qu’il en ferait. En effet, lorsqu’ils l’avaient eue, il s’était ennuyé, même en Grèce. Et puis la Grèce c’était sale. Comme l’Italie. Jules César, Platon, peut-être. Le résultat, maintenant, c’est qu’ils sont tous des cochons. Et ils prétendent cochonner la Suisse, encore.

On ne les laissera pas faire.

Demain matin, il va se porter volontaire. Non sans avoir dénoncé Laura pour ce qu’elle lui a fauché. Voleuse comme tous les Italiens. Il a cru en faire une dame. Ha, ha! C’est une pute. Tarée pour la vie.

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

6 commentaires
1)
fxprod
, le 22.06.2008 à 00:50

Laura, l’aura pas cette bagnole…. smiley fatigué

2)
Franck_Pastor
, le 22.06.2008 à 09:50

Bon, qu’est-ce que fait le premier épisode ici à la fin du sixième ? J’aurais préféré le septième à la place :-)

3)
zit
, le 22.06.2008 à 11:11

Pour permettre de régler au plus vite cette situation, le chef d’état–major de l’armée Suisse a convoqué ses généraux:

<< Demain matin, à 6h, on envahit l’Italie. Des questions ? >>

<< Oui chef ! Et l’après–midi, on fait quoi ? >>

z (son fusil ! je répêêêêêêêête : et l’Alfa !)

4)
Anne Cuneo
, le 22.06.2008 à 14:20

Bon, qu’est-ce que fait le premier épisode ici à la fin du sixième ?

Tu sais ce que c’est: un syndic c’est occupé jour et nuit, résultat ça dort pas assez; résultat ça a des distractions. Un malencontreux copier-coller de trop… J’ai corrigé.

5)
Saluki
, le 22.06.2008 à 15:45

Ouais, je connais le syndic de mon village qui, ce midi, a forcé une peu trop sur les bulles et qui fait la sieste maintenant.

Faut que j’vous dise ! Et c’est vrai, pourtant. Ce matin, alors que nous installions le vide-grenier dès potron-minet, voilà une Alfa qui passe ! Et venant de Zug ! Un comble, ils nous ont acheté une babiole.

C’est alors que j’ai pris conscience que j’avais oublié de lire mon feuilleton préféré.

6)
François Cuneo
, le 22.06.2008 à 20:04

Désolé pour l’erreur…

Mais je suis très content de voir que tu as pu corriger Anne!:-)