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La Vermine, une fable, épisode 4

Résumé des épisodes précédents

L’ingénieur Jacques Bolomet rentre de voyage. Sa femme Laura n’est pas là, la ville et le chantier qu’il dirige sont étrangement vides. Il va déjeuner dans un bistrot tenu par l’un de ses amis, et là il comprend que quelque chose de grave se passe. Mais quoi?

Quatrième épisode

Charlenet est secoué, convulsé de rire. Son gros visage rose a viré au cramoisi. Il se tape les cuisses avec force et son hilarité remplit la pizzeria. Ça ne pouvait pas rater.

Profitant d’une accalmie, Jacques glisse, essayant de préserver un maximum de dignité:

«Alors, tu te décides à m’expliquer?… Il y a la guerre, ou quoi?»

Ce qui a pour effet de faire repartir Charlenet de plus belle. Entre deux hoquets, il réussit à articuler:

«Je m’en… vais t’expliquer… tout ça, ha, ha, ha! Il… Il n’y a pas… Oh! là là! ce que c’est drôle. T’as l’air d’un Martien qui vient de… Bon, bon, ne te fâche pas, pour une fois qu’on peut rigoler… Il n’y a pas la guerre. Il y a le bordel en Italie.»

«Le bordel?»

«Ben oui, quoi, le bordel, un coup d’État, quoi… C’est la même chose.»

«Et alors?»

«Alors – mais… t’étais en Russie ou quoi?»

«Oui, oui, et alors?»

«Ben, je m’étonne qu’ils n’aient pas fêté ça.»

«Tu sais, ceux à qui j’ai parlé étaient des types comme toi et moi. Même que, côté boisson, par rapport à eux nous sommes des enfants de chœur.»

«Et ils n’avaient pas l’air content, qu’en Italie…?»

«Écoute, je parie, mais alors là je parie ce que tu veux, qu’il n’y avait pas un mot dans les journaux. On me les traduisait tous les jours, et je regardais par-dessus l’épaule de l’interprète. Je sais tout de même déchiffrer quelques mots. En plus, ils me parlaient tout le temps du Conseil fédéral comme si ça devait être des copains à moi… Bon, alors, et ensuite?»

«Alors il y a une semaine des minables ont pris le pouvoir, ils ont renversé le centre gauche, envahi le Vatican, et en ce moment ils doivent tous être en train de s’entre-tuer. Ils ont aussi pris les dépôts d’armes, ils avaient des complices jusque dans l’armée. Le lendemain du coup d’État, les Amerlos ont commencé à amener un monde fou en Allemagne. Pas en Italie même parce que dans leur mutinerie les mecs ont passablement amoché les bases américaines, en tout cas, si j’ai bien compris, ils leur ont fauché de grands stocks d’armes. Bon alors, je disais…»

«Les Amerlos.»

«Oui. L’Allemagne en regorge. Les Français ont appelé des volontaires.»

«Et alors? Ah, dis voir, je suis mobilisé?»

«Non, justement. Nous n’avons pas mobilisé. Nous sommes neutres. Tu parles d’une connerie…»

«Bref…»

«Bref, il y a pas mal de pays qui ont offert des volontaires. À ce moment-là les salauds qui s’intitulent pompeusement Gouvernement provisoire du peuple lancent un message à toute l’Europe. Ils demandent à tous les émigrés de rentrer afin d’obliger les pays européens à garder leurs volontaires pour faire marcher la baraque. Il y en avait déjà pas mal qui étaient partis le premier jour, surtout parce que, du fait qu’ils sont saisonniers, presque tous ont la famille au pays, bien sûr. Mais après le message, ç’a été un de ces exodes… En quarante-huit heures, plus personne! Le plus drôle, c’est que pas mal d’Espagnols, de Grecs, sont partis avec eux. Ce qu’un Espagnol peut aller faire en Italie, je me le demande un peu. Elle est bonne ma choucroute?»

Jacques avait tout juste remarqué qu’ils s’étaient assis à table et qu’ils avaient commencé à manger. Il a plus que jamais la gueule de bois, la tête vide: la choucroute, pour lui, n’a aucun goût. Tout juste s’il comprend le sens de ce que Charlenet raconte. Il lui semble être soudain sur la planète Mars.

«Oui, oui», murmure-t-il, «très bonne.»

Charlenet jouit visiblement de la situation. Pouvoir tout raconter à un «bleu», c’est une aubaine inespérée. Qu’il raconte maintenant, on lui rabattra le caquet ensuite, faut pas qu’il croie que parce qu’il est au courant il est devenu Dieu le père.

Le voilà qui repart, en agitant ses mains boudinées:

«Ce qui fait que d’un jour à l’autre on se re?trou?ve sans main-d’œuvre.»

«Tes cuisiniers?…»

«Tu parles, même s’ils venaient en rampant, je n’en voudrais plus. Ils sont partis en prétendant que je les volais depuis suffisamment d’années. Volés! Alors que je les ai toujours mieux payés que Marco ou Franco, tiens, qui sont pourtant italiens, eux, à l’origine. Il y en a un, celui qui faisait la pizza sicilienne, je le payais trois mille deux cents francs! Un type qui savait tout juste lire. Remarque que ceux de Marco, tout italien qu’il soit, sont partis aussi. En lui disant que les exploiteurs n’ont pas de patrie, à ce qu’il paraît. Ces types qui tremblaient dans leur slip jusqu’à avant-hier. Tu vois comme on avait raison de les surveiller, de s’en méfier…»

«Comme tu dis… Et qu’est-ce qu’ils vont faire en Italie? S’il y a la gabegie, ils crèveront de faim.»

«Mais… Leur gouvernement provisoire, ces grandes gueules, leur a dit qu’on répartirait les stocks équitablement. Ils leur ont dit que dans le Sud il allait y avoir la récolte de Noël, et que justement il fallait qu’ils rentrent, pour que la récolte suivante soit plus abondante. Du baratin! Mais ils sont si cons! C’est pas que ça m’étonne, remarque, ils nous le prouvent depuis longtemps. Ils ont marché. Quant à tous ceux qui ne sont pas paysans, hein, tu crois qu’ils se seraient posé des questions? Mon œil! Trop cons, je te dis.» Il fait un grand geste. «Il y a même des intellectuels qui sont partis. Faire pousser les tomates… À propos, ta femme, qu’est-ce qu’elle fait?»

Soudain, c’est l’illumination. Jacques se sent frappé en plein estomac, et cette fois la choucroute est bien là.

«Nom de Dieu, mon Alfa!»

«Quoi? Te frappe pas, va, ils ne distribuent pas d’amendes, ces jours-ci.»

«C’est pas ça. J’ai laissé l’Alfa à Laura quand je suis parti pour la Russie.»

«Et alors? Elle te l’a foutue en l’air, je parie?»

«Ça aussi, peut-être.»

Il a de la peine à retrouver son souffle. Il s’accroche à la manche de Charlenet, qui n’a pas l’air d’aimer ça. Bon, il lâche. Il s’oublie, aujourd’hui, décidément.

«Ce qu’il y a, c’est que je ne l’ai pas revue depuis que je suis arrivé. J’ai pensé qu’elle était chez sa sœur. Mais, après tout ça, je me demande… Elle a toujours tellement manqué du sens des responsabilités. Elle est capable de tout… C’est une gamine, pour ce genre de choses.»

«J’ai toujours pensé que tu te laissais snober par sa ressemblance avec Sophia Loren.»

«C’est pas tous les jours qu’il t’en tombe une comme elle sous la main… Et toi, ne joue pas les vertueux. T’as vachement essayé de la tomber, avoue!»

«Elle aurait fait bien au bistro.»

«Penses-tu! Elle disait toujours ce qu’il ne fallait pas.»

«Tu en parles comme si elle était morte.»

«Attends, je vais téléphoner.»

Pendant qu’il compose le numéro, il voit le rouge de son Alfa étinceler devant lui. Son Alfa! La garce. Pas de réponse. Il ne croyait pas, au fond, qu’elle serait rentrée. Essayons sa sœur.

Le poids se décroche de son estomac quand une voix de femme se fait entendre:

«Allô?»

«Maria?»

«Qui est-ce?» On ne dirait pas la voix de Maria. «Qui êtes-vous?»

«Une amie de Maria. Et vous?»

«Je suis Jacques, son beau-frère.»

«Ah, le mari de Laura?»

Elle rit. Elle se moque, ma parole!

«Oui, qu’est-ce que ç’a de drôle?»

«Rien, rien. Elles sont parties.»

«Parties? Pour où?»

«Ça, elles ne me l’ont pas dit. Elles m’ont prêté l’appartement. C’est tout.»

«Allaient-elles à l’étranger?»

«Peut-être, je n’en sais rien. Tant de gens vont et viennent ces jours-ci.»

«Enfin, vous avez bien dû voir… Elles avaient des bagages, peu, beaucoup…»

«Ah ça, elles avaient pas mal de bagages, elles avaient même un fusil.»

Nom de Dieu, pas seulement son Alfa. Son fusil d’assaut, en plus!

«Elles sont parties comment? En voiture?»

Elle éclate franchement de rire, l’idiote.

«Alors là, Laura m’a dit que si vous posiez cette question, je devais vous faire savoir que vous pouviez en faire votre deuil.»

Saloperie!

Ordure!

Hors de lui, il vocifère:

«Dites donc, vous, vous manquez de respect à un officier suisse. Je sais où vous trouver, et je prendrai des mesures…»

Elle a complètement arrêté de rire.

«“ Dites donc vous ”», singe-t-elle. «Vous êtes aussi crétin que tous les crétins qui se sentent plaqués», ajoute-t-elle, méprisante.

Il raccroche brutalement.

Il revient à table. Affronter Charlenet.

«Alors?»

Curieusement, les yeux de Charlenet ne sont pas, comme d’habitude, voraces de scandale. Il a l’air de prendre l’affaire au sérieux.

«Parties. Dans mon Alfa, les immondes.»

«T’es sûr?»

«Pas tout à fait. Je verrai ce soir. Maintenant, je devrais remonter au chantier, j’ai rendez-vous avec le patron.»

«S’il vient… Un café pour la route?»

«Volontiers. Dis donc?…»

«Quoi?»

«Les gens, qu’est-ce qu’ils font? Ils vont travailler? Au chantier, ce matin, il y avait très peu de monde…»

«Les ordres sont d’y aller et de bosser le plus possible. Mais tout est encore très désorganisé. Tu vois, aujourd’hui il n’y a personne. Mais c’est le premier jour. Jusqu’à hier, ils sont venus. Seulement moi, je ne sais pas faire la pizza… Et puis on ne trouve pas tellement de matière première pour préparer les repas. Remarque que je vais devoir me mettre à faire autre chose d’urgence, parce que beaucoup de mes clients étaient italiens. Et pour manger les bonnes pizzas de Gino, ils payaient le prix fort. Et toi?»

«Ben, je vais voir cet après-midi. Ce matin j’étais encore dans les vapes, j’ai rien pu faire.»

Sur quoi Charlenet recommence à rire. Sympa!

«Quand je pense que tu t’es promené toute la matinée…»

Le voilà qui recommence à s’étrangler.

«Ça suffit!»

Charlenet a dû entendre la lame dans sa voix, il arrête net.

«Bon, bon. Ne te fâche pas. C’est seulement que je n’ai pas ri depuis huit jours… Mais je ne riais pas de toi personnellement», précise-t-il pour faire bon poids.

«Bref, je te dois combien?»

«Voyons…»

Il additionne.

«Vingt francs cinquante. Vingt francs quoi. Et pas de service, entre nous.»

Il n’aurait manqué plus que ça. S’ils sont mobilisés, il lui fera cracher les vingt francs d’une manière ou d’une autre. Service, vraiment!

Jacques sort, insatisfait. La choucroute était sans doute infecte. D’ailleurs en temps normal il a horreur de ça.

En grimpant dans la Fact, il repense à son Alfa.

Non, Laura ne serait pas partie comme ça. Au moins, elle doit avoir laissé un message. Il ne l’a pas remarqué, mais ce matin il était aveugle. Il aimerait presque rentrer pour chercher, mais il y a son rendez-vous au chantier. Et puis il n’a encore rien fait aujourd’hui. Et il faut qu’il prenne de l’essence.

Son garagiste est à la sortie de la ville. Il s’arrête sous l’avant-toit. Personne. C’est curieux. Il klaxonne.

Il sort de la voiture.

«Sonnez ici.»

Il sonne.

Personne.

Ah, merde! Le gérant était italien.

L’une après l’autre, les stations à dix kilomètres à la ronde sont fermées. Ces types qu’on ne remarquait jamais, auxquels on ne pensait même pas, ces mendiants nettoyeurs de vitres, ces sangsues à pourboire, était-ce vraiment une légion d’Italiens? D’Espagnols? De Grecs…?

Enfin une station ouverte. Il va falloir du temps. Trois files de voitures, sur deux cents mètres.

Ma foi, il n’a pas le choix. Il parque. Il déploie le journal qu’il a acheté en sortant du bistro.

Toute la une est remplie des événements.

Un article de Lefin, le rédacteur en chef, parle de la situation économique. Jacques le lit avidement. Il sait bien qu’au stade actuel, s’ils ne finissent pas de bétonner avant les premiers gels, ça va être la catas?trophe.

«Une crise économique peut être supportée sans que les institutions soient mises en péril dans un pays décidé à ne pas se laisser intimider. Les livraisons d’une puissance ou d’un groupe de puissances vont sans doute nous manquer: mais nous avons été vigilants, nous ne nous sommes pas alignés sur un clan, nous avons gardé la libre disposition de nos accords économiques, nous pourrons compenser nos pertes en établissant nos rapports avec d’autres pays. Dans ces circonstances difficiles, employés et employeurs, au lieu de se dresser les uns contre les autres, chercheront en commun des solutions satisfaisantes. Chacun acceptera de faire des sacrifices dans l’intérêt de la communauté tout entière.»

Bla bla bla. Nous pourrons compenser… C’est maintenant qu’il lui faut cinq cents bétonneurs. Car il ne voit pas Les Joyeux Papillons S.A. supporter comme ça une perte sèche d’un million au bas mot.

«La situation actuelle ne résulte pas d’une faute commise par le patronat. Elle procède de la volonté d’une puissance étrangère de nous réduire à sa merci. Nos ouvriers ne seront pas dupes de ces manœuvres qui sont inspirées de l’étranger.»

Ce qui l’étonne le plus, c’est que personne en Russie n’ait parlé de ce qui arrive. Ils auraient dû fêter ça, on a toujours su qu’ils cherchaient à dominer l’Europe.

Quant à «nos ouvriers»… Comment cinquante types peuvent-ils bétonner pour cinq cents?Ah! enfin son tour… Ce sont des femmes qui servent. Pas étonnant que ce soit si lent. Il est déjà en retard. Encore une demi-heure pour se sortir de l’embouteillage autour de la station d’essence.

Quand il arrive au chantier, il est tellement en retard qu’il ne pense à rien d’autre. Il n’a pas envie de se mettre mal avec le patron, surtout à un moment pareil.

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

6 commentaires
1)
Franck_Pastor
, le 08.06.2008 à 10:13

Enfin, on sait ce qui se passe. Ça me rappelle un peu la Guerre civile espagnole, en condensé. J’espère que la suite sera moins tragique et le dénouement différent :-/

«Ce qui fait que d’un jour à l’autre on se re?trou?ve sans main-d’œuvre.» … Il sait bien qu’au stade actuel, s’ils ne finissent pas de bétonner avant les premiers gels, ça va être la catas?trophe.

Ben d’où sortent ces points d’interrogation ??

2)
Anne Cuneo
, le 08.06.2008 à 18:07

Ben d’où sortent ces points d’interrogation ??

C’est la question que je me suis posé aussi.

3)
fxprod
, le 08.06.2008 à 18:23

L’énigme de l’alfa s’éclaircit peu à peu.

4)
Inconnu
, le 08.06.2008 à 21:19

Merci Anne pour ces quelques lignes, ça me change de ma jurisprudence et tu me détournes de mon droit chemin l’espace d’un instant. Ça fait plaisir ! :)

5)
Saluki
, le 08.06.2008 à 21:40

Ah ça, mais c’est bien sûr: l’Alfa est derrière les points d’interrogation !

6)
zit
, le 09.06.2008 à 10:46

Waouh, on arrive en pleine science fiction, là.

Dur quand même pour l’Alfa !

z (qui mange des graines germées, je répêêêeêêêête : de l’alfa–alfa)