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La Vermine, une fable

Ce petit roman va paraître en 12 épisodes, le dimanche.

Premier épisode

I

«Saleté de réveil!»

De tâtonnement en borborygme, Jacques cherche, la paume grande ouverte, son réveil.

Un bon coup du plat de la main, il va le tuer. Laissons tout de même sonner un peu, que Laura entende. Qu’elle aille faire le café.

Jacques Bolomet se retourne avec volupté. Froid. Dehors. Il essaie les orteils de son pied gauche, comme chaque matin. Tièdes. Agréablement. Il passe à droite; normal.

Il allonge la main vers l’autre côté du lit. Vide. Et les narines de sa mémoire, déjà, pressentent la bonne odeur de café. Café noir, fort, amer, comme seule Laura sait le faire.

Il s’étire dans un grand bâillement et, d’avoir étendu les bras dans l’air froid, il a la chair de poule, de la tête aux pieds.

Que Laura commence par fermer la fenêtre, il se lèvera après… Il lui semble que dehors il fait anormalement clair – pourtant, il doit être très tôt, les bruits sont rares, comme si c’était dimanche.

Tout de même, sa femme lambine.

Franchement, elle exagère!

Mais… ooooh!

Mais… mais…

Et si elle n’était pas rentrée?

Il s’assied d’un bond, saisit le réveil, indifférent au froid. Nom de Dieu – sept heures et demie. Elle est folle.

Il se précipite sur son maillot de corps, son caleçon. En chaussettes, il ferme la fenêtre. Sur les talons, il court à la salle de bains, s’abriter dans la tiédeur malsaine de l’aération artificielle.

Il allume les deux lampes et s’approche du miroir, menton en avant, il contemple sa fossette à la Kirk Douglas – c’est Laura qui lui a dit ça.

Ah! la garce.

Coup d’œil à la cuisine pour s’assurer que c’est bien vrai. Petit tour de l’appartement. Elle a découché.

Hier soir déjà, en revenant de l’aéroport, il s’est dit qu’elle aurait pu penser à son retour. Après tout, un voyage de dix jours… et ils se sont quittés en froid…

«C’est pas juste. Tu vas en Russie, tu n’es même pas communiste, et moi qui attends depuis des années de pouvoir partir. Moi qui veux voir Moscou! »

Après ça, il aurait dû lui envoyer une carte postale, au moins. Mais justement… il ne l’a pas emmenée parce qu’il voulait… eh, eh! bref, il voulait y aller seul. Ça ne s’était pas passé tout à fait comme il l’avait espéré – mais quelles cuites! Mémorables.

Il en avait oublié par moments qu’il venait visiter des barrages hydro-électriques, un prétexte comme un autre pour voyager gratis. Ils avaient peut-être fait la révolution, à l’Est. En tout cas, ils buvaient aussi sec que dans les romans du XIXe siècle. Et puis, il était piètre correspondant – tout ça n’avait pas arrangé les choses. Tant pis pour Laura. Un problème à la fois.

Il aurait pu prévoir qu’elle serait au cinéma quand il rentrerait. D’ailleurs, il l’avait prévu. Il ne l’avait pas attendue. Il était crevé, et puis Aéroflot lui avait encore offert la vodka du pèlerin, eh oui…

Seulement tout ça n’excuse pas Laura d’avoir dé–cou–ché.

Jacques contemple ses yeux noirs, ses sourcils très fournis, mâles – et il n’y a pas que Laura pour lui avoir dit ça.

Ah, cette Laura!

Il se coiffe, il craint toujours que dans ses cheveux de jais n’apparaissent les signes avant-coureurs de l’âge. Trente-cinq ans… personne ne devine, mais il faut se soigner, se coucher tôt.

Où donc peut-elle bien avoir dormi? Il se brosse les dents avec application. Chez sa sœur Maria? Chez Françoise? J’espère bien que non. Il craint toujours que Françoise, bavarde comme elle est, ne laisse filtrer quelque chose de leur escapade, une fois, pendant que Laura était en voyage.

Chez…………?

Non. Pas chez un type, tout de même.

Jacques se sourit dans la glace. Il a un sourire colgaté qui plaît. Non, Laura ne lui a sûrement pas fait ça, elle est folle de lui.

Ils s’engueulent de temps à autre, bien sûr. Mais avec les Latins, c’est le seul langage qui porte. En fait, elle l’adore. Lui aussi, d’ailleurs, la plupart du temps. Il est fier d’elle, de ce petit quelque chose d’exotique dans les r – et puis elle a lu, mais elle ne l’étale pas, c’est ça qui est bien. Et elle a un de ces derrières… Bref.

Arrête de dire brrref, dit dans son crâne la voix, imaginaire, hélas, de Laura.

Non, elle ne peut pas être chez un homme.

Elle ne peut pas l’avoir…

«Qu’étais-je avant de te connaître? Un simple permis B. Tandis que maintenant je suis un passeport helvétique, avec H aspiré s’il vous plaît, doublé, oui doublé de l’héritage gréco-romain, byzantin, classique et néo-classique. Une mamelle Guillaume Tell, l’autre Machiavel. Tu as fait de moi un monument à l’Europe unie. »

C’est Laura qui dit ça, oui, Laura. Et avec tout ça, elle l’aurait plaqué? Allons donc!

En sortant sa cravate, Jacques voit l’heure : huit heures et quart. En tout cas, la contredanse, il n’y coupe pas. Quelle journée! Ça commence bien!

Tant pis pour le café.

D’ailleurs, il est très maladroit avec la cafetière.

Tant pis, quoi.

Il claque la porte derrière lui.

Ascenseur en panne. Il ne manquait plus que ça. Il dévale les douze étages.

Il habite un HLM. Il a participé à la construction et il s’est arrangé pour mettre la main sur deux appartements, dont il a fait ce bijou.

«Très bien, puisque nous devons vivre dans la pourriture, soyons pourris jusqu’au bout, logeons sur le désespoir des prolos qui auraient bien voulu la moitié de notre petit logis. »

Quand elle dit ça, Laura vous regarde de bas en haut, et de ses longs doigts nerveux elle allume une cigarette. On ne sait jamais qu’en penser. Car, pour ce qui est de l’HLM, les principes, c’est bien beau… S’il ne s’était pas débrouillé comme ça, Laura aurait trouvé un appartement pour le triple du prix à vingt kilomètres du centre.

D’ailleurs malgré ses splendides phrases, quand il lui a offert un diamant, elle l’a pris. Le vison aussi. Et le collier de perles.

Il passe au premier sans rencontrer personne. Personne au rez-de-chaussée, pas un gosse. Tous à l’école? D’habitude, il part avant huit heures – elle a de la chance, sa bonne femme, qui ne sort jamais avant neuf heures. C’est tous les jours dimanche pour elle. Pour elles. Et il y en a, de ces tricoteuses, qui veulent à tout prix travailler. Au service militaire, les tricoteuses, si elles veulent bosser! Qu’elles fassent marcher la guillotine, elles aussi, au lieu de se tenir là en spectatrices hurlantes.

«Mon chéri, une fois pour toutes, je me suis mariée avec toi pour m’enrichir. Je monnaie mon cul. Alors, moi, tu comprends, le boulot, il ne faut plus m’en parler. Je travaille déjà assez en entretenant les plis de tes pantalons et en passant mes nuits avec toi, non? »

C’est ça, Laura. Elle n’a que ses fesses pour elle, et elle le sait. Il aime mieux ça que les intellectuelles.

Dans la rue, re-surprise. D’accord, il est neuf heures moins le quart. Mais vraiment il aurait pensé qu’à une telle heure ce serait bourré de bagnoles. Il y en a juste deux ou trois. Dont la sienne.

Le contractuel se promène désœuvré. Re-resurprise. Pas de contredanse. Sans traverser la rue, le vieux lui fait un grand geste du bras et crie :

«Je l’ai repérée, vot’ voiture. Mais un jour comme aujourd’hui… »

Jacques lui fait un petit signe de gratitude et ouvre la portière. En se glissant derrière le volant, il se surprend à penser «un jour comme aujourd’hui »… Un jour comme aujourd’hui? Quel jour? Mardi? Non. Mercredi. Bientôt novembre. Ce ne sont pas les vacances…

Il hausse les épaules en tournant la clé de contact.

Ça tourne à vide.

Il fait froid, «un jour comme aujourd’hui ». Comme dirait le flic.

Il tire le starter.

Recommence.

Ça tourne à vide.

Une saloperie, cette bagnole. Trop petite. Trop vieille.

Il l’a donnée à Laura pour qu’elle puisse faire ses courses tranquillement, quand il est au boulot. Il lui a laissé l’Alfa pendant le voyage en Russie, pour qu’elle lui foute la paix…

Nom d’une pipe, il n’avait pas pensé à ça!

C’est avec sa bagnole que la traîtresse s’est taillée. Là, c’est trop, vraiment. Son Alfa, qui a besoin d’égards, de soins, à une nana! Il n’aurait jamais dû la lui confier. Ce qu’on peut être idiot quand on a mauvaise conscience!

Ah, enfin elle démarre.

Il sort de la ville. Drôlement plus vite qu’à huit heures moins le quart. Ils ont de la chance, ceux qui ne doivent pas aller au boulot pour huit heures. Mais de toute façon, lui, en temps normal, il se réveille automatiquement à sept heures. Et le dimanche, pour peu qu’il n’y ait rien d’intéressant à la télé, il s’ennuie. Quand ils n’étaient pas encore mariés, Laura travaillait toute la semaine dans un bureau, avec trois semaines de vacances par an; elle râlait parce qu’elle aurait voulu plus de loisirs. Ouais…

Au Club, à Rhodes, c’est ce qu’ils disaient tous. N’empêche que les types étaient tout heureux de discuter avec lui des aléas de leur boulot. Tous les jours. Après tout, sans son métier à portée de main, il se sentirait perdu…

Pour une petite bagnole, elle grimpe pas mal, la petite Fact. Laura est une nerveuse. Sa bagnole aussi.

Le paysage devient de plus en plus sauvage. Il aime bien ça, Jacques, travailler à la montagne. Depuis qu’il est sur ce chantier, il se sent mieux.

Aimons nos montagnes Nos alpes de neige

Il y a quelque chose là-dedans.

Un jour comme aujourd’hui…

Le monde à dix heures du matin est effectivement différent. Pourquoi le flic ne lui a-t-il pas collé d’amende? Aujourd’hui… un jour sans Laura. Comme quand il vivait dans son studio, avant. Et qu’il voyait Laura le soir, entre six et dix. Qu’est-ce qu’il lui passera ce soir! Partir comme ça, découcher, sans même lui laisser un mot. Et partir avec l’Alfa, encore.

(à suivre)

© Bernard Campiche éditeur, CH 1350 Orbe

«La Vermine», édition revue et corrigée par l’auteur, a été réalisé par Bernard Campiche avec la collaboration de Marie-Claude Schoendorff, Daniela Spring et Julie Weidmann. Photographie de couverture: Marie-France Zurlinden.

13 commentaires
1)
levri
, le 18.05.2008 à 02:02

Scan Da Leux ! tous les vices du feuilleton ! 2 pages, c’est un jour spécial … lequel ? et cette Laura, quand va t elle pointer le bout de son nez ?

… Dès le départ tu nous mets la pression pour dimanche prochain ! :)

… et merci au fait

2)
François Cuneo
, le 18.05.2008 à 07:28

Certains épisodes seront bien plus longs, ne t’inquiète pas!:-)

3)
Anne Cuneo
, le 18.05.2008 à 08:18

Cher levri,

La loi du feuilleton veut qu’on te laisse haletant, te posant des questions angoissées entre deux épisodes, ouvrant ton journal d’une main tremblante à l’aube.

Dans la littérature anglaise, il y a de nombreux exemples de lecteurs de Dickens, par exemple, ou de Wilkie Collins, qui racontent comment ils se jetaient sur leur journal pour savoir comment ça continuait.

En te mettant la pression, je n’ai donc fait que mon métier de feuilletoniste. ;-)))

A dimanche prochain!

4)
zit
, le 18.05.2008 à 08:27

Mmmm, “un jour comme aujourd’hui”, ça laisse pantelant…

Mais où est elle donc, cette Laura ?

Et surtout son Alfa, quoi !

Anne, as–tu retravaillé un peu les transition entre les différents épisodes, pour augmenter la tension dramatique, ou t’es–tu arraché les cheveux pour trouver l’endroit juste pour couper dans le texte ?

z (l’attente accule, je répêêêêêête: comme dirait le poulpe)

5)
Anne Cuneo
, le 18.05.2008 à 09:50

Anne, as–tu retravaillé un peu les transition entre les différents épisodes, pour augmenter la tension dramatique, ou t’es–tu arrachée les cheveux pour trouver l’endroit juste pour couper dans le texte ?

Je me suis arraché les cheveux…

6)
levri
, le 18.05.2008 à 10:13

La loi du feuilleton veut qu’on te laisse haletant, te posant des questions angoissées entre deux épisodes …

En te mettant la pression, je n’ai donc fait que mon métier de feuilletoniste. ;-)))

Employons le mot juste sans fard ! feuilletoniste, c’est juste un autre mot pour “sadique” ?

Je me suis arraché les cheveux…

Aaah maso en plus ! ça me rassure, il y a une certaine justice en ce monde!

… et ne compte pas sur nous pour financer tes implants capillaires! :D

8)
mouloud2005
, le 18.05.2008 à 13:23

Ca faisait un moment que je me disais qu’il fallait que j’achète un de tes bouquins pour voir, voilà qui vient de m’en convaincre ! Aller hop, amazon, Zaida, 1-click, et voilà. Ouf, une bonne chose de faite.

(je sais qu’Amazon, avec le frais de port offerts c’est (peut-être) la mort du petit libraire, mais quand on est à la campagne, quel pied !)

9)
Franck_Pastor
, le 19.05.2008 à 09:53

Pourquoi c’est pas tous les jours dimanche ? La sui-teuh !

10)
MarcOS
, le 19.05.2008 à 13:01

Bonjour,

La distribution en Belgique est assurée par >ALTERA DIFFUSION >Rue Emile Féron, 168 – 1060 Bruxelles >Téléphone: 32/2/543 06 00 – Télécopie: 32/2/543 06 09

Il suffit de leur téléphoner pour trouver un libraire pas loin de chez soi.

Marc S.

11)
Karim
, le 19.05.2008 à 15:26

Un vrai feuilleton, cette histoire ! ;-) C’est rythmé, on le lit d’une traite et on se retrouve frustré au beau milieu. Fini les dimanches mornes sur cuk !

12)
Saluki
, le 20.05.2008 à 18:19

C’est mardi et, de retour au câblage et au ouiphi, je découvre ce premier épisode.

C’est Dimaaaanche !

Merci, Anne !

13)
fxprod
, le 24.05.2008 à 16:14

Je rentre de vacances , c’est demain dimanche, je suis content peut-être vais-je savoir ce qui est arrivé à l’alfa.