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Google-actionnaires contre intéressés

Cela fait des semaines, des mois peut-être, qu’on en parle : Google va être côté en bourse. Ces cotations en bourse de start-up informatiques, c’est pourtant passé de mode. Qu’est-ce qui leur prend, tout à coup ? Voilà la question qu’on se pose, sous une forme ou sous une autre, dans la globalité du monde économique et informatique.

Quant à savoir pourquoi Sergey Brin et Larry Page, les fondateurs de Google, qui ont passé de leur duo d’amis à plus de mille employés - pardon, collaborateurs - en quelque chose comme six ans, veulent conquérir Wall Street, c’est assez simple ; l’ouverture de Google à la bourse pourrait rapporter plus d’un milliard, que les fondateurs ont l’intention de distribuer, du moins en partie, à leurs employés. Mais même divisé par mille, un milliard, ça donne une somme assez coquette, d’autant plus que je devine que les derniers arrivés ne recevront pas autant que ceux qui sont là depuis plusieurs années. Bref, dans les locaux de Google, on risque bientôt de rencontrer, si tout marche comme espéré, plusieurs multimillionnaires par jour.

De gauche à droite: Eric E.Schmidt, président, Larry Page et Sergey Brin, co-fondateurs de Google

Pour ceux qui aiment Google, ce n’est pas une bonne nouvelle.

Rabat-joie, moi ? Peut-être.

Mais lorsqu’une boîte qu’on aimait bien passe de propriété de quelques-uns à société cotée en bourse, sur un plan ou sur un autre, cela change, et pas nécessairement en mieux. Il serait peut-être utile de faire une petite réflexion sur ce que cela signifie, une entrée en bourse. Comme je ne suis pas une économiste de pointe, on me pardonnera mes maladresses, sans parler du fait que certains termes techniques pourraient me manquer. Entrer en bourse, c’est donc diviser la valeur supposée de son entreprise en parts, qu’on vend à qui veut les acheter. Les acheteurs sont la plupart du temps anonymes. Ils confient leurs affaires à des banques ou/et à des courtiers.

 

Les propriétaires actuels de Google n’arrêtent pas de répéter partout que rien ne changera, une fois qu’un des moteurs de recherche le plus géniaux d’Internet sera entré en bourse. Là, je peux leur dire avec assurance que c’est impossible. Quelque chose changera forcément. Aujourd’hui, Google est une boîte qui marche bien, qui n’est plus dans les chiffres rouges et dégage du bénéfice, même, depuis quelque temps. Tous ceux qui y travaillent, des patrons au dernier des employés, reçoivent le salaire dont ils ont besoin pour vivre. Mais lorsqu’ils disposeront de plusieurs millions, auront-ils vraiment autant envie de travailler qu’avant ? De la même manière ? Dans les mêmes buts ? Pendant quelques mois, peut-être. Mais ensuite ? Ils pourraient s’acheter un voilier et faire le tour du monde. Ils pourraient se payer le château en Espagne dont ils ont toujours rêvé. Bref, que chacun imagine ce qu’il ferait si tout à coup il avait quelques millions à la banque. Je vous défie de rester très longtemps le postérieur sur votre chaise comme si de rien n’était.

Il y a d’autres plans où cela change.

Qu’est-ce qu’une société - par actions ou autre ? Actuellement, une grande boîte qui n’est pas cotée en bourse, mais qui appartient à un ou plusieurs individus, n’a pas uniquement pour but de dégager du bénéfice. Le profit doit servir à faire encore mieux. Tous ceux qui ont intérêt à ce que l’entreprise marche, de même que tous ses clients, le savent. Les propriétaires le savent. Et tout le monde œuvre en conséquence. Les patrons peuvent être de bons ou de mauvais patrons, justes ou injustes, les produits être utiles ou inutiles, mais ce qui est produit est susceptible d'être contrôlé de près. On peut planifier à long terme, accepter des pertes temporaires dans la perspective de bénéfices futurs, mais tout cela est décidé de toute façon sur place, par des gens dont on connaît (ou peut connaître) l’identité, peut-être le visage.

Que se passe-t-il au moment où la compagnie entre en bourse ?

Tout d’abord, il faut dépenser des sommes astronomiques pour que des experts en tous genres, des banques, des courtiers, réalisent l’opération de mise sur le marché et pour y rester. Les insiders comptent que cela coûte jusqu'à 40% de la valeur en bourse. Ensuite, les actions sont dispersées, la plupart du temps de manière très peu transparente. Elles vont à des gens ou à des institutions qui ne s’intéressent au produit qui est au bout de la chaîne que dans une seule perspective : il faut que cela dégage suffisamment de plus-value pour que la cotation en bourse grimpe. Pour eux, il n’est plus question de planification à long terme. Que la bourse frémisse dans la demi-heure qui suit, et que leurs actions menacent de baisser, ils s’en débarrassent.

En anglais, devenu la langue des banquiers, deux mots proches l’un de l’autre expriment parfaitement la différence : shareholder (actionnaire) et stakeholder (investisseur pour lequel il y a un enjeu - stake - autre que monétaire ; c’est intraduisible, “intéressé” ou “groupe d’intérêts” n’est qu’un équivalent approximatif). Les stakeholders sont souvent des groupes ; un exemple - les asthmatiques qui ont intérêt à ce que la couche d’ozone reste intacte pour éviter les crises d’asthme sont des stakeholders face à des multinationales diverses.

Les catégories de personnes que ces mots recouvrent sont souvent en conflit les unes avec les autres.

Nous avons tous été scandalisés par les nouvelles maintes fois entendues selon lesquelles une restructuration qui faisait dix ou vingt mille chômeurs faisait grimper les cours de la bourse. Nous sommes tous heurtés par les délocalisations d’entreprises qui ont prospéré près de nous, et qui partent ailleurs, laissant derrière elles une région dévastée. Ce sont là des conflits typiques entre bourse (qui ne s’intéresse qu’au court terme) et groupes d’intérêts (qui voient les choses à long terme).

Ce qui paraît curieux avec Google, pour revenir à notre propos initial, c’est que l’entreprise veuille entrer en bourse maintenant. Depuis des affaires comme Enron ou Worldcom, pour ne pas parler de Swissair ou de Vivendi, ce type de société n’a plus la cote; certains économistes de pointe le qualifient d’obsolète et prédisent même la disparition, à moyen ou long terme, certes, de cette forme de financement, qui pousse presque automatiquement à une gestion irresponsable de biens souvent fondamentaux pour l’humanité. La fraude, les irrégularités, le manque de responsabilité sociale, la destruction du tissu social que ces sociétés cotées en bourse sont susceptibles de provoquer, sans parler du manque rapide de transparence une fois que les actions sont dispersées, atteignent des proportions qui font dire "stop" aux financiers les plus avisés (voir Georges Soros, qui a connu le mécanisme de l’intérieur).

D’accord, Google a l’intention de distribuer ses actions de manière originale, sans passer par les banques d’investissement : si j’ai bien compris, elles seront vendues aux enchères, publiquement, on verra qui les achète. Mais Wall Street, c’est un grand casino, où les chips circulent à la vitesse de l’éclair : cinq minutes ou deux heures plus tard, elles pourraient tout de même avoir changé de mains. Sans doute les propriétaires actuels en garderont un bon paquet pour eux, mais cela risque de ne pas être assez pour un contrôle à long terme. Microsoft a déjà tenté d’acheter Google il y a quelque temps. Yahoo éliminerait volontiers un concurrent gênant. Rien ne les empêche de faire acheter des actions pour leur compte.

On me dira également que les mêmes personnes, Larry Page et Sergey Brin ainsi que le directeur Eric Schmidt, restent à la tête de Google. Vont-ils vraiment pouvoir ignorer les fluctuations du prix de leurs actions ? Resteront-ils concentrés sur le long terme ? Ou céderont-ils, si le prix des actions baisse, à la pression de Wall Street, à la tentation de la rentabilité au prix de l’inventivité, à la restructuromanie suicidaire (et parfois meurtrière à court et à moyen terme) qui a sonné le glas de tant d’autres entreprises ? Vont-ils devoir oublier, comme tant d’autres boîtes cotées en bourse, que les employés ne sont pas des coûts qui grèvent le budget, mais des atouts qui permettent de prospérer de manière stable ?

Actuellement, la culture d'entreprise semble être exemplaire chez Google

Peut-être que Google n’a pas le choix. Ou alors, il est possible que la tentation des milliards en perspective soit tout simplement irrésistible.

Mais tout de même... Nous autres, les stakeholders, sommes inquiets. Verrons-nous bientôt notre moteur de recherche favori (je parle pour moi) envahi par des pubs criardes ? La recherche de solutions toujours meilleures, toujours plus rapides et efficaces sera-t-elle abandonnée pour améliorer la cotation ?

En entrant en bourse, Larry Page, Sergey Brin et Eric Schmidt hypothèquent en quelque sorte leur propre destin : eux, au moins, en retireront de l’argent. Espérons qu’ils n'hypothèquent pas en même temps, et qu'ils ne mettent pas en péril, un espace qui est important pour nous, simples stakeholders.

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