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Un pont en Casamance

Après avoir écrit sur La Passerelle du Mont Saint Michel, puis sur La Cathédrale de Dakar, j'ai pensé qu'il serait temps de vous présenter l'histoire de la réhabilitation d'un pont en Casamance, que nous avons réalisée en 2013.

Ce pont, c'est le « Pont Émile Badiane », qui enjambe la Casamance à Ziguinchor. Construit en 1974, il est long de 650 m. Il a remplacé le Bac motorisé qui permettait de temps immémoriaux la traversée de la Casamance à l'arrivée à Ziguinchor.

Sur les 650 km de route entre Dakar et Ziguinchor, il y avait jusqu'alors deux bacs dont celui de Faraféni en Gambie qui est toujours en service, même si les prémices d'un pont se font jour.

Hormis le côté folklorique de la chose, la traversée aux bacs a toujours été une perte de temps et une source d'énervement face à des engins souvent en panne. L'inauguration du pont de Ziguinchor fut donc un grand moment de joie pour les Casamançais.

Trente années plus tard le « Pont Émile Badiane » commença à montrer des faiblesses et dès 2004 sa réhabilitation fut envisagée par les autorités. Pour des raisons administratives et de financement, ce n'est qu'en 2012 que les travaux purent commencer. Ils furent confiés à EIFFAGE Sénégal.

La première phase de travaux consista à reprendre toute la partie sous-marine de l'ouvrage, autrement dit les 60 pieux des 15 piles que compte l'ouvrage (auxquelles s'ajoutent les deux piles de culée sur les rives du fleuve). Ces travaux étaient dirigés par une sorte d'elfe aux cheveux blonds et aux yeux bleus, ingénieur de son état. Je l'ai surtout assistée dans le choix des Produits Spéciaux dont j'ai l'expérience, qui étaient mis en œuvre par ses équipes de plongeurs.

Cette phase préliminaire essentielle terminée et réceptionnée, nous avons pu débuter les travaux de réhabilitation des semelles et des voiles verticaux qui les relient aux chevêtres qui supportent le tablier du pont. Lequel tablier est constitué de poutres précontraintes en béton armé. Chacune fait 40 mètres de long et pèse environ 300 tonnes. Bref, c'est un bel ouvrage et nous ne pouvions pas nous planter dans nos travaux !

C'est cette aventure que je voudrais raconter en quelques photos, puisqu'aussi bien c'est le plus gros chantier de réhabilitation qui m'ait été confié, sorte de chef d'œuvre ou point d'orgue de trente ans de Travaux Spéciaux au Sénégal.

Rappel : un clic sur les photos les agrandit.

1 Ensemble, vu de Ziguinchor

Le Pont Émile Badiane vu depuis la rive côté Ziguinchor.

2 Une pile à maree basse

À marée basse, une vue de principe du pont sur deux piles et une travée.

On voit très bien la tête des quatre pieux qui soutiennent chaque pile.

4 Un Chevetre

Une vue des dégâts qui ont nécessité notre intervention.

3 Un voile

Une deuxième, encore plus spectaculaire !

Le processus de dégradation est bien connu : oxydation des aciers d'armatures

qui augmentent de volume et font éclater le béton.

La cause classique est le manque d'enrobage des aciers lors de la construction.

5 Zorro

Et Zorro est arrivé !

C'est Jean-Marie (John pour ses amis Cap-Verdiens), mon responsable des travaux, que je considère comme mon fils spirituel. Après vingt ans d'apprentissage et de formation sur le terrain, il appréhende désormais les problèmes techniques et les solutions avec les mêmes yeux que moi…

6 Installation sur pile

L'installation typique nécessaire à l'intervention sur une pile.

L'accès des hommes se fait par l'échelle de perroquet qui descend de la chaussée du tablier du pont.

Au premier plan, la barge qui transporte tout le matériel, remorquée depuis la rive.

7 Deux barges

Vue complète des deux barges amarrées à chaque pile en cours de travaux.

Au premier plan, celle qui transporte le malaxeur, les agrégats et les Produits spéciaux

nécessaires à la fabrication du micro-béton qui sera projeté sur les zones à reconstituer.

8 Repiquage

La première chose à faire : repiquer à vif tous ces vieux bétons jusqu'au béton sain.

9 Ferraillage

Un exemple d'armatures de renfort après sablage.

Tous les nouveaux aciers sont scellés ou maintenus par des crochets eux-mêmes scellés à la résine époxydique.

10 Ferraillage voile

Vue d'un voile intérieur après mise en place des armatures de remplacement.

Les armatures du radier entre les voiles ont été doublées pour augmenter la résistance.

11 Projection

Début de la projection pneumatique du micro-béton, ce fameux MBMG (pour Micro Béton Miracle Grujon, comme d'aucuns l'ont surnommé).

Tous les volumes sont reconstitués couche après couche jusqu'à retrouver le volume architectural d'origine.

12 Finition voile

La projection du micro-béton est terminée.

Réglage de finition et talochage généralisé.

13 Pile terminee

Vue d'une pile terminée.

Pour des raisons d'économie et d'esthétique, la hauteur de traitement a été fixée sur toutes les piles à 2,50 ml.

14 Pile terminee

Une vue qui donne une idée du courant et qui rappelle pourquoi l'amarrage des barges d'intervention n'a pas toujours été facile.

15 Ensemble perspective

Jolie perspective, n'est-il pas ?

16 Vue finale

Une vue de l'aspect du pont réparé sur 4 piles, dans la partie la plus haute de la flèche de l'ouvrage qui comporte 17 piles au total.

17 Sur le pont

Quelques jours avant la Réception Provisoire, une vue du tablier et de sa chaussée.

À la grande satisfaction des transporteurs,

la circulation allait être rouverte aux gros-porteurs de 30 tonnes.

À noter que pendant toute la durée des travaux, la circulation n'a jamais été interrompue, même si elle était limitée aux camions de 10 tonnes en circulation alternée.

En guise de conclusion

Dix mois de travaux ont été nécessaires pour réaliser notre contrat avec EIFFAGE.

Certains n'y verront qu'un chantier. Pour moi, c'était aussi ma contribution à l'amélioration des conditions de circulation au bénéfice de ces Casamançais parmi lesquels j'ai toujours compté de nombreux amis, même si au fil des années, leurs fantômes sont plus nombreux que ceux qui restent.

16 commentaires
1)
soizic
, le 16.07.2015 à 06:49

Passionnant pour une fille d’ingénieur des ponts et chaussées!
Merci

2)
cerock
, le 16.07.2015 à 07:52

Merci pour cette découverte. C’est très intéressant et en plus du coup j’ai du réviser ma géo ;)
Ca ne doit pas être un travail très facile.

3)
Dom' Python
, le 16.07.2015 à 09:31

Très intéressant. On n’a pas souvent l’occasion de voir ce genre d’images avec les explications qui vont avec. Merci!

Et ce qui est marrant, c’est que je dois justement aujourdh’ui réaliser la copie d’une émission sur Toni Rüttiman, le Suisse bâtisseur de ponts:

« Entre 1986 et 1998, Toni Rüttimann réalisera une centaine de ponts suspendus à travers l’Amérique latine, à base de matériel de récupération qui ne lui coûte pas un centime. »
(extrait de la présentation de cette émission, disponible en stramming sur le site des archives de la RTS)

4)
Alain Le Gallou
, le 16.07.2015 à 09:53

Belles photos explicatives, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire.

5)
Madame Poppins
, le 16.07.2015 à 11:30

le « Pont Émile Badiane » commença à montrer des faiblesses et dès 2004 sa réhabilitation fut décidée par les autorités. Pour des raisons administratives et de financement, ce n’est qu’en 2012 que les travaux purent commencer.

Ben heureusement qu’il n’a que « commencé » en 2004 vu le délai jusqu’aux travaux !

J’aime bien la découverte « inside » d’une telle entreprise, merci !

6)
pter
, le 16.07.2015 à 13:36

top! merci!

7)
Jean-Yves
, le 16.07.2015 à 13:56

Beau travail, et bravo pour le MBMG qui semble faire le bonheur des Ponts Déchaussés ;-)

8)
Diego
, le 16.07.2015 à 15:18

Magnifique travail, j’adore !

J’admire le mélange HiTech du MBMG et LowTech du repiquage au marteau/burin, je visualise le petit compresseur (que j’imagine 2 temps et un peu poussif vu la distance de projection) à l’autre bout du flexible du bétonneur ! Faudrait que je t’envoie en stage quelques conducteurs de travaux pour qu’ils découvrent qu’un dumper en panne ne devrait pas arrêter un chantier …

Et puisqu’on parle de pont, je ne résiste pas au plaisir de vous montrer un truc assez joli sur lequel on va bosser ces prochaines années :

9)
M.G.
, le 16.07.2015 à 20:11

Coucou ! Me revoilà, après 250 km par 32°C. Heureusement, le climatiseur de l’AURIS fonctionne à merveille : 25°C dans l’habitacle. Je retrouve 33°C à Avranches…

Merci à tous pour vos commentaires sympathiques.

@cerock Une recherche « Ziguinchor, Sénégal » dans Google Earth offre une très belle vue de la ville, construite sur la rive gauche de la Casamance. On y voit très bien le pont Émile Badiane, qui coupe le fleuve en une belle ligne droite. Et non, ce n’est pas un travail facile mais ce n’est pas par hasard que l’on m’a surnommé « Docteur Béton » ;-)

@Madame Poppins 2004-2012 ? Ce sont les joies de l’administration quand la politique s’en mêle. Dès 2004 on savait que le pont était en péril dans la mesure où une campagne d’inspection sous-marine avait montré que l’un des pieux de l’une des piles avait carrément disparu ! Le pont risquait donc de s’effondrer à tout moment en cas de surcharge ponctuelle et/ou de mise en vibration anormale. Je n’hésite pas à dire que certains auraient bien voulu que cela arrive et ont laissé traîner volontairement. Heureusement pour la Casamance, une très forte campagne de presse a mis le pouvoir central devant ses responsabilités et le projet de réhabilitation a enfin été lancé…

@Diego Je dois l’appellation de MBMG à M. Pierre Crémieux, fondateur de la SOCOCIM en 1948, première cimenterie du Sénégal, installée à Rufisque. Lui aussi fait partie des fantômes dont la personnalité me manque aujourd’hui. En fait, rien de vraiment HiTech dans ce micro-béton qui n’est composé que d’agrégats (basalte), de sable soigneusement choisi et de ciment, le tout entièrement originaire du Sénégal. J’y ajoute des adjuvants (plastifiant-réducteur d’eau et hydrofuge). Tout le secret est dans la courbe granulométrique des agrégats et le dosage en ciment. Si ça te parles, sache que l’on « vend » le MBMG pour 45 MPa de résistance à la compression mais que les essais en laboratoire sur chantier donnent systématiquement une valeur supérieure à 55 MPa. C’est pourquoi l’on me traite volontiers de « sorcier » (surtout en Casamance où on ne rigole pas avec ces gens-là). Pour mémoire, un bon béton de structure normalisé est à 28-30 MPa.

Quant au « Projex » qui sert à projeter le MBMG, il est alimenté sous 6 bars par une des lignes d’air comprimé qui vient d’un compresseur Atlas Copco de 10 000 l/minute sous 8 bars qui alimente également le poste de sablage et tous les outils pneumatiques du chantier. On ne le voit pas sur les photos que j’ai publiées parce qu’il était en poste sur la chaussée du tablier du pont et déplacé de pile en pile.

Que ce soit le compresseur ou le malaxeur (ou les outils pneumatiques), ils étaient en double sur le chantier pour rechercher une tolérance de panne zéro dans l’avancement du chantier.

Ce que je pourrais apprendre à tes stagiaires, c’est la rigueur qui est absolument nécessaire dans l’exécution des tâches du BTP !

Bien que je ne sois pas moi-même ingénieur, je trouve ton projet de pont bien sympathique, dans l’architecture et la conception. Bonne réussite dans sa réalisation ;-)

10)
yfic17
, le 16.07.2015 à 21:28

Merci M.G pour ce reportage bien sympathique.

Mon domaine à moi, c’est l’acier : la charpente métallique.
Ça fait toujours plaisir de voir un ouvrage se réaliser et que les personnes l’utilisant soient heureux d’en disposer.

Si tu as d’autres réalisations de travaux spéciaux, je pense que nous sommes nombreux à être preneurs.

12)
M.G.
, le 16.07.2015 à 22:26

Si tu as d’autres réalisations de travaux spéciaux, je pense que nous sommes nombreux à être preneurs.

Une de nos premières belle réalisation a été la Chancellerie de l’Ambassade de Suisse à Dakar. C’était en 1995. C’était osé. L’ouvrage avait 12 ans et menaçait ruine. Pour la première fois, on n’était pas dans l’industrie. C’était un des premiers chantiers de Jean-Marie. 20 ans après, je vois le bâtiment depuis mon appartement à Dakar et j’en suis fier. Rien n’a bougé :-)

Hélas, les photos de l’époque étaient en argentique et je n’arrive pas à les retrouver. Mais ne t’inquiète, depuis 1995 nous en avons fait d’autres. Je pense à un immeuble R+5 que nous avons sauvé de la démolition en plein Dakar alors qu’il avait été évacué sur ordre du Bureau Véritas. Comme aurait dit le Docteur d’Achille Talon « Oh le beau cas ! ». J’ai l’habitude de dire que c’était la limite de ce que l’on pouvait faire en termes de réhabilitation, ce pourrait donc être un bon sujet d’article sur Cuk. Je m’y colle dès que j’ai un moment… Rendez-vous le 12 août prochain pour la découverte du sujet.

13)
bordchamp
, le 18.07.2015 à 13:44

Merci pour ce reportage vivant et instructif à plus d’un titre.

14)
MixUnix
, le 19.07.2015 à 00:13

Superbe reportage, j’aime les gens passionnés par leur métier et qui le font partager.
Belle réalisation technique et humaine.

15)
jvi
, le 25.07.2015 à 22:21

Primo, c’est un vrai plaisir de voir un cas de génie civil, avec un exposé parfait dans la forme et le fond.

Nonobstant, une question : sur la photo 9, il semble que les deux nappes d’acier parallèles ne sont pas liées entre elles par des aciers traversants, ce qui aurait reconstitué l’intégralité de l’effet des cadres (comme pour les poteaux BA). Et qui semblerait envisageable vu la géométrie des pîles.

Je suppose que les aciers de scellement allaient rejoindre la partie armée ancienne sur une longueur d’ancrage ad hoc ?

16)
M.G.
, le 26.07.2015 à 10:41

@jvi Commentaire intéressant parce qu’il va me permettre de préciser notre technique de renforcement des armatures.

1°) Chacun des aciers neufs est scellé en bout dans la partie résistante de l’ancien béton (à la résine époxydique chargée) sur une profondeur égale à 10 fois son diamètre.

2°) Le recouvrement des aciers est au minimum de 52 diamètres, ce qui est la règle généralement admise dans les ouvrages BA.

3°) Pour améliorer le positionnement de l’ensemble, nous utilisons des crochets en fer de 6 qui sont eux-mêmes scellés à la résine époxydique. Une fois la polymérisation de la résine terminée (10 heures à 30°C) les crochets sont façonnés pour tenir les aciers en place.

4°) Avant la projection du MBMG, toutes les surfaces (béton-support et aciers) sont sablées pour un nettoyage aussi parfait que possible.

La qualité intrinsèque du béton coulé en 1974 n’est pas en cause et c’est rassurant. Tous les dégâts constatés sont dus à un mauvais enrobage des aciers extérieurs au moment du coulage (manque de cales ou déplacement des aciers dans le coffrage). C’est très visible sur la photo 3 dans la partie haute du voile de gauche, où certains aciers sont à fleur de peau.