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La force de la faiblesse.

Genève, le 23 mai 2015

Bon.

Dans 10 jours, je suis censé publier un billet sur Cuk. Et pour la première fois, je me demande de quoi je vais bien pouvoir parler.

C’est pas que je n’aie rien à dire, non. J’ai plusieurs sujets en projet, mais qui demandent d’anticiper, de préparer, de rencontrer des gens, de réunir des informations, tout ça… Et là, à dix jours de la publication, je n’ai pas forcément le temps de m’y mettre. Ça t’étonne? C’est vrai que dix jours, c’est pas si court. Il arrive d’ailleurs régulièrement qu’un billet soit présenté par son auteur comme ayant été écrit in extremis, à la dernière minute. Mais généralement, dans ces cas-là, je me dis que moi, j’aurais eu besoin de deux à trois semaines pour le rédiger, le documenter, le relire, le corriger, le relire encore…

Depuis toujours, je me vis comme quelqu’un de plutôt lent.

Et encore, j’écris «plutôt» pour être poli vis-à-vis de moi-même. Y a du monde.

Pffff...

Mais Bon Dieu… qui ça peut intéresser, c’que j’écris? Les doutes, les fragilités, les ratés, les complexes, tout ça, ça doit rester dans le back-office, non? Dans certains cas, avec certains clients, on peut imaginer y faire allusion. Mais les exposer dans la vitrine, comme ça, c’est pas bon pour l’image! Si on veut être pris au sérieux, il faut laisser sa merde sous le tapis, à l’abri des regards, il faut paraître sûr de soi, s’affirmer. Et surtout, comme dirait un monsieur dont je sais ne pas être le seul à le fréquenter et l’apprécier (toutes proportions gardées!), « Ne jamais dire qu’on est désolé. C’est un signe de faiblesse ».

Ben non. Je ne suis pas d’accord. J’ai, quant à moi, fait la découverte que le partage de mes faiblesses me rendait plus fort, notamment parce que plus vrai. Alors bien sûr, il faut savoir choisir le moment et le lieu. Si tu as le sentiment que ça n’est ni l’un ni l’autre, passe ton chemin, je comprendrai. Moi, je continue.

Alors ça avait commencé comme ça...

Il y a un certain nombre d’années, après avoir fait quelques séances individuelles avec une thérapeute, je me suis vu proposer par celle-ci de faire l’expérience du groupe. Elle pensait que je pourrais en tirer bénéfice. Mais je n’osais pas me lancer. Et surtout, je me disais que, si cela ne me convenait pas, j’aurais un sentiment d’échec en quittant le groupe après quelques séances.

C’est alors que, très finement, elle m’a proposé de participer à un stage d’un week-end. Ainsi ne m’engageais-je que pour deux jours, et si je ne me sentais pas prêt pour intégrer un groupe sur le plus long terme, je n’aurais pas à me retirer, à arrêter, quitter. Sauf que bon, m’engager pour deux jours, c’était quand même pas rien! M’enfermer pour deux jours avec des inconnus pour étaler mes faiblesses, mes blessures, mes incompétences, ma honte, j’hésitais fortement. Mais finalement, faisant confiance à ma thérapeute qui pensait que j’étais prêt, je me suis décidé et me suis inscrit.

Durant une séance précédant le stage, alors que j’exprimais mon appréhension, elle m’a dit que c’était normal, que tout le monde ressentait de l’appréhension à l’approche d’un tel week-end, même celles et ceux qui en avaient déjà vécu un ou plusieurs. Mais en même temps, si elles et ils revenaient, c’est que le bilan avait été positif. Et puis, je ne serais pas le seul «débutant», pas le seul à vivre mon premier stage, pas le premier à n’avoir aucune expérience de groupe. Enfin, quand je dis aucune expérience de groupe...

Passer quelques jours en groupe, je l’avais déjà fait. Je le faisais même régulièrement depuis plusieurs années. J’y avais d’ailleurs rencontré ma femme. Mais le cadre était très différent. Il s’agissait de retraites spirituelles. Partager des temps de prières, de célébration, assister à des causeries, tout cela m’était familier. Mais là, cela me semblait être une tout autre histoire. Le groupe thérapeutique, j’en avais entendu parler, et j’appréhendais. Il y avait dans ma tête comme une frontière, comme un mur de Berlin, entre le milieu chrétien qui m’était familier et le monde «psy»; j’avais réussi à faire le pas en séances individuelles, mais me retrouver en groupe était une autre paire de manches.

Ma thérapeute (appelons-la Christiane, ce qui tombe bien puisque c’est son nom!), Christiane donc m’avait dit que si je ne voulais pas prendre ma voiture elle pourrait me mettre en contact avec un participant qui avait de la place dans la sienne. J’avais accepté.

 

~ ~ ~

Contact

Driiiiiiiiiiiiing.

Au téléphone, c’est le gars qui doit passer me prendre. Une voix chaleureuse, sympathique, dans laquelle j’ai tout le mal du monde à déceler des indices d’une appréhension dont Christianne m’avait dit que je n’étais pas le seul à l’éprouver. Il croit même utile de préciser, juste avant de raccrocher, qu’il se réjouit. Bon. Christiane m’avait dit que je n’étais pas le seul à ressentir de l’appréhension; elle ne m’avait pas promis qu’ils seraient tous terrifiés! Je dois être tombé sur un spécimen courageux.

Dring.

(Ben oui, la sonnerie de la porte est plus brève. Encore que cela dépende de la personne qui sonne. Mais là n’est pas le sujet; si tu y tiens, on peut en reparler à l’occasion.)

J’ouvre la porte, le gars est là, me salue cordialement, moi, avec mon sentiment de sortir d’une douche de purin; mais comme il ne semble ne rien remarquer, ça doit être dans ma tête.

Avant de quitter la ville, nous passons prendre une autre participante. Ils se connaissent déjà, ils sont heureux de se retrouver, ils s’embrassent, se congratulent et se disent combien ils sont contents de vivre ce week-end. Moi, sur mon siège, je suis un tas de merde. Mais bon. Comme la nouvelle arrivante me fait la bise sans manifester la moindre répulsion et s’installe dans la voiture  comme ça, sans masque à gaz, ça doit décidément être dans ma tête.

On se met en route. Durant le trajet, les deux autres se donnent des nouvelles, se disent qu’il y aura untel et unetelle, et que ça leur fera plaisir de les revoir, tandis que moi je regarde par la fenêtre en m’efforçant de ne pas sentir trop mauvais. Même qu’à un moment ils me demandent d’où je viens qui je suis, qu’est-ce que je fais dans la vie, tout ça. Je m’efforce de répondre, d’un ton le plus naturel possible, en essayant de ne pas trop montrer à quel point je suis inapte, inepte, inipte (ce qui ne veut rien dire, mais moi non plus à ce moment-là). Lorsque je parviens à exprimer tout de même que c’est ma première expérience de groupe et que je ressens comme une certaine appréhension, ils tentent de me rassurer. Ils y parviennent presque, mais cela ne dure pas.

 

Arrivée

On arrive sur le lieu du week-end, une maison un peu isolée dans la campagne française. Trois personnes viennent vers nous.

- Eh, salut! T’es là aussi!
- Ah ben ouais! Ça fait plusieurs mois que je me réjouis!
- Et moi donc!
- Tu sais si Machin est là?
- Oui il est en train de s’installer!
- Super!

Elle se tourne vers moi:

- Salut, moi c’est Belle-et-sûre-d’elle (nom d’emprunt)
- Salut, moi c’est Merdinique.

En fait j’ai dû dire Dominique, parce que personne ne réagit. Ou alors ils ont l’habitude des «boulets» et maîtrisent leur répulsion pour ne pas me vexer.

Hein?

Si j’exagère?

Ouais, certainement un petit peu.

Après tout, j’étais pas en si mauvais état.

Mais c’est pour dire.

Bon. Toujours est-il que l’on s’installe dans nos chambres et que, une fois que tout le monde est là, on se retrouve autour d’une tasse de thé.

 

Et c’est alors que…

Je me souviens comme si c’était hier de la première séance de groupe.

Comme si c’était hier.

Encore que...

En fait, dans mon souvenir, je ne sais plus si c’était autour d’une tasse de thé ou si c’était après. Y a-t-il eu un thé d’accueil puis une «séance», ou est-ce que ce thé d’accueil était en fait la première séance de travail, rendue un peu plus légère dans sa forme par le fait que nous étions autour d’une boisson? Alors oui, si c’était vraiment hier, je m’en souviendrais mieux. Mais lâche-moi, tu veux? Sinon je vais perdre le fil. Bon, j’y retourne.

Nous sommes donc là, autour de cette table, et Christiane présente son assistante à celles et ceux qui ne la connaissent pas. Elle se prénomme Christine. Ça ne s’invente pas. Elle a l’air très sympa. Puis chacun se présente, dit d’où il vient, ce qui l’amène et quelles sont ses attentes vis-à-vis de ce stage.

En écoutant mes costagiaires, je n’ai pas le sentiment d’avoir affaire à des gens extraordinaires. Ce sont des individus normaux, chez qui je commence à percevoir comme des traces de fêlures, comme des échos de difficultés à vivre, comme des esquisses de limites, des indices de faiblesses.

Lorsque vient mon tour, je dis des trucs, peu importe lesquels. Mais ce qui commence à m’habiter, à ce moment précis et ne va pas me quitter du week-end, ce dont je vais me souvenir tout le restant de ma vie, c’est ceci: en posant «sur la table» mes limites et mes doutes, en me montrant tel que je suis et non tel que je voudrais être et que je m’efforce de paraître, un certain apaisement m’envahit; en affichant mes faiblesses, je me renforce.

Mais bon, il faut préciser une chose importante, capitale. Si j’ai cette sensation de renforcement, c’est à cause d’une autre sensation dont je fais l’expérience de façon particulièrement intense durant ces deux jours: il est OK que je sois ce que je suis, et malgré cela — ou plutôt avec cela — j’ai pleinement ma place dans ce groupe. Je suis accepté, comme je suis.

Parce que oui, je ne t’ai pas dit. Mais lorsque j’ai fini de parler, de me présenter en laissant un peu entrevoir combien je me sens comme une crotte inappropriée, lorsque je me tais et que je releve vers le groupe des yeux humides, ils sont encore tous là. Contrairement à toute attente, personne ne s’est enfui en hélicoptère, aucun même ne lève les yeux au ciel en se disant que le week-end sera long, très long. Et même, je croi distinguer dans certains regards comme une nuance de bienveillance à mon égard. De la part des thérapeutes, bien sûr, mais également de la part des autres stagiaires.

Alors, peu importe ce qui s’est passé durant ces deux jours. Peu importent les moments de solitude, peu importent les cris, les pleurs, les rires, la chaleureuse légèreté des repas pris en commun sur la terrasse, peu importe l’extrême lourdeur de certaines séances de travail, peu importe tout cela. Ce qui importe, pour moi, c’est cette expérience intense, qui n’a depuis cessé de se confirmer: montrer ses faiblesses rend fort.

Attention! Je ne parle pas de démonstration, d’exhibition, de culpabilisation ostentatoire; je ne parle pas de transparence absolue et permanente, impudique. Non. Mais je dis que la force d’une personne ne peut pas faire l’économie d’une certaine vérité, d’une certaine transparence. En ne cherchant pas à camoufler mes faiblesses, en ne craignant pas de laisser voir et reconnaître mes limites, en reconnaissant moi-même pour commencer mes erreurs et en m’en donnant le droit, en accueillant mes fêlures, je me consolide.

 

~ ~ ~

 

Alors tu vois, finalement, t’avouer, à dix jours de sa parution, que je n’ai aucune idée de ce dont je vais te parler dans ce billet, ça ne me pose aucun problème!

10 commentaires
1)
Gr@g
, le 03.06.2015 à 06:46

Merci pour ce billet.
Je me pose une question également:
Ne faut-il pas être fort pour avouer ses faiblesse?
Car le courage est plutôt une force qu’une faiblesse non?

Avec mon raisonnement par l’absurde, si avouer sa faiblesse rend fort, alors que c’est déjà une force, est-ce que la force rend fort?

2)
ysengrain
, le 03.06.2015 à 07:37

Dom’: tu ne l’a pas mentionné, alors je questionne: avez vous été instruit de ne pas divulguer en dehors du cercle des participants, un quelconque contenu ?
J’avais trouvé, quand j’ai accepté de participer à un groupe que cet élément était rassurant. Un peu comme la relation avec un médecin (je connais, merci).

Un autre aspect: l’association à respecter: Pas d’agression ET respect

Je n’ai jamais perçu le choix de révéler comme une force ou a contrario, une faiblesse. Mais…Quand on en arrive à se dire que les contradictions sont tellement lourdes à porter, quand à la 1 ère question du thérapeute: »pourquoi venez vous me voir », tu t’entends répondre sans aucune préparation: « je ne m’aime plus, j’en aime un autre », tu sais qu’il faut te faire aider. La participation à un groupe est un des outils.

Au cours du déroulement de ces groupes, j’ai vu des gens très mal à l’aise d’avoir à dire « publiquement » leur souffrance: des hommes d’âge mûr suant à grosses gouttes, certains s’effondrer en larmes, voire à perdre connaissance (Ysengrain, tu t’en occupes ou j’appelle le SAMU). Alors oui, c’est parfois, âpre, rugueux, voire abrasif pour le mental, mais quels bienfaits pour « l’âme ». Le bénéfice est durable, et je crois n’être jamais retourné en arrière.

3)
Dom' Python
, le 03.06.2015 à 13:06

Gr@g .

J’ai un faible pour la force de ton raisonnement, pas si absurde que ça!

Faut-il du courage pour partager ses faiblesses? Pas toujours à mon avis. Ceci dit, c’est marrant: à l’issue du stage en question, plusieurs participants m’ont dit admirer le courage avec lequel je m’étais lancé dans les exercices proposés. J’en tombais des nues! Moi qui me trouvais plutôt frileux, lâche, pleutre… Donc oui, peut-être que le partage de ses faiblesses est une forme de courage, donc de force, fut-elle celle du désespoir!

Ysengrain,

Absolument! Je ne l’ai pas mentionné mais oui, l’engagement à la confidentialité fait même l’objet d’un tour de table au tout début du stage. Il est demandé de ne rien dire à l’extérieur de ce qui se sera passé et exprimé, en dehors de son propre vécu bien entendu. Le nom même des participants ne doit pas être donné. Chacun est invité à s’y engager à haute et intelligible voix. Cet engagement est rappelé en fin de stage.
Dans un groupe à l’année, ce tour de table est renouvelé chaque fois qu’un nouveau membre rejoint le groupe, et rappelé à chaque départ.

Oui également pour la non-agression et le respect. Ainsi que pour plein d’autres choses dont je ferai mention si je ponds un jour (pourquoi pas) un billet sur ces stages et groupes de thérapie et développement personnel. Là, le propos était centré sur cette expérience précise du partage de la faiblesse.

4)
Sirrensis
, le 03.06.2015 à 13:52

Dom’Python
Un billet m’évoquant mon propre rapport à la fêlure, aux hésitations, aux « qu’en dira-t-on »; j’y ai pris le parti de les reconnaître et les accepter. Dire ses faiblesses, selon les contextes et les personnes.

Gr@g
Peut-être que cette force est-elle un sentiment de sérénité? Un chemin vers la congruence…

Ysengrain
Oui, l’importance des règles de fonctionnement comme le rapport à la confidentialité, au respect, à l’implication protègent les personnes et permettent l’exploration.

Les grands dirigeants, hommes et femmes, vivent-ils dans un univers où la possibilité de dire ses faiblesses est reconnue?
Comment la jeune génération, potentiellement éduquée à vivre dans le monde de l’image, montrée et vue par tant de monde, prendra à son compte la question du jour?

5)
Madame Poppins
, le 03.06.2015 à 20:39

Dominique,

Te lire est un réel plaisir et ton billet me tourne dans la tête depuis 6 heures ce matin (ce qui est un exploit : rares sont les choses qui retiennent mon attention à une telle heure !). Toutefois, je suis bien en peine de m’exprimer sur tes lignes : elles résonnent mais je ne trouve pas les mots.

Bref, trêve de digression, merci pour ce message.

6)
djtrance
, le 03.06.2015 à 21:15

Nous devrions nous voir, dom… Merci pour le partage et l’humanité qui se dégage de ton billet…

7)
Daniel
, le 03.06.2015 à 21:41

Salut Dominique merci d’aborder des sujets humains essentiels qui nous ramènent au monde réel…
Nous avons tous nos valises,nos boulets à transporter tout au long de notre vie… Peu de gens en parle en public ou en privé d’ailleurs.
Je suis physiothérapeute et accidenté actuellement je me rend compte du stress engendré par cette situation et je suis étonné que très peu de gens l’évoque de manière explicite .
Enfin merci encore ….

8)
Puzzo
, le 03.06.2015 à 22:06

Merci Dominique pour ce beau témoignage.

9)
François Cuneo
, le 03.06.2015 à 22:20

Oui, cacher ses faiblesses ne sert à rien.

Mais comme tu le dis, les étaler permet aussi à certains de se réfugier dans un cocon bien agréable aussi.

Cela permet l’erreur. Les erreurs.

Mais attention aussi à ne pas trop en profiter.

Merci pour ton billet dont certains passages m’ont bien fait rigoler, en plus:-)

10)
Dom' Python
, le 04.06.2015 à 07:51

Sirrensis,
J’aime ta question à propos de l’image. Mais en te lisant, je me suis dit ceci: s’il est vrai que nous vivons dans le monde de l’image, l’importance prise récemment par cette dernière me semble principalement quantitative. Car sur le principe, la dictature de l’image ne date pas d’aujourd’hui. Je me souviens de mon enfance, dans les années soixante…

Mme Poppins,
Merci, très touché!

djtrance,
Très volontiers! Mais je ne suis pas souvent à Lausanne. À suivre par MP

Daniel,
Accidenté? Pas trop grave, j’espère? Tous mes vœux de remise sur pieds!
Ceci dit, je pense comme toi que nous avons tous nos boulets et valises, et certainement plus qu’on veut bien le montrer en public. Mais il me plait de croire que nous avons également plus de ressources et de force que le croyons intérieurement!

Merci Puzzo!

François,
Effectivement, tout est question de mesure. Ayant grandi entre une extravertie et un introverti, j’ai vu les dégâts que pouvaient faire les excès des deux côtés. Et je n’ai nullement la prétention d’avoir trouvé le juste milieu. Je me sens plutôt comme sur une balançoire…
Et merci d’avoir relevé l’humour, qui m’est particulièrement cher!